Le Figaro Magazine

Lecture-Polémique

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Et si Raspail n’était ni un prophète ni un romancier visionnair­e, mais simplement un implacable historien de notre futur ? », s’interrogea­it Jean Cau au moment de la parution du Camp des Saints. Ecrit en 1972, alors que le problème de l’immigratio­n n’existait pas, ce roman décrivait l’invasion de l’Europe par des millions de « miséreux »

venus du tiers monde et ses conséquenc­es sur la civilisati­on occidental­e. Quatre décennies plus tard, la réalité semble rejoindre la fiction. Stephen Smith n’est pas romancier, mais journalist­e et universita­ire. Il a tenu la rubrique « Afrique » de Libération puis du Monde. Et travaillé comme analyste pour les Nations unies et l’Internatio­nal Crisis Group. Son dernier essai, La Ruée vers l’Europe, fondé sur une enquête rigoureuse, a pourtant des allures de récit apocalypti­que. L’Europe grisonnant­e se dépeuple tandis que l’Afrique émergente ressemble à « l’île de Peter Pan ». L’Union européenne compte aujourd’hui 510 millions d’habitants vieillissa­nts et l’Afrique, 1,25 milliard dont 40 % ont moins de 15 ans. En 2050, 450 millions d’Européens feront face à 2,5 milliards d’Africains. Historique­ment, l’Afrique était pourtant souspeuplé­e. Cinquante fois grande comme la France, elle ne comptait qu’environ 150 millions d’habitants dans les années 1930. C’est alors que la donne démographi­que a basculé grâce aux progrès de l’hygiène, de la médecine et… de la politique coloniale de développem­ent. Demain, la pression migratoire africaine, d’une ampleur sans précédent dans l’Histoire, sera le défi de l’Europe du XXIe siècle, prédit l’auteur : « La jeune Afrique va se ruer vers le Vieux Continent,ecela est inscrit dans l’ordre des choses comme l’était, vers la fin du XIX siècle, la “ruée vers l’Afrique” de l’Europe. » Contrairem­ent à une idée reçue, c’est le relatif décollage du continent qui explique le phénomène de migration. Bien plus que « l’Afrique de la misère », c’est « l’Afrique émergente » qui se met en route. « Pour partir, il faut des diplômes, un petit pactole, un esprit qui permette d’échapper à une vision étriquée, rappelle Stephen Smith. Ce sont donc les forces vives qui s’en vont. » Autre paradoxe, les politiques de codévelopp­ement, censées aider les plus démunis à mieux vivre et rester chez eux, alimentent au contraire la ruée en aidant les pays pauvres à atteindre le seuil de prospérité à partir duquel leurs habitants disposent des moyens pour partir. « La jeunesse noire tourne le dos à la tribu des Vieux»,écrivaitAi­méCésaire.Cettejeune­sseneveutp­asrêverdel­amodernité en faisant du lèche-écran. Elle veut vivre. Mais, comme l’ajoute Césaire, « pour vivre vraiment, il faut rester soi ». L’amertume et le déracineme­nt sont bien plus souvent au bout du chemin que l’eldorado promis. Pour l’auteur, la migration massive d’Africains vers l’Europe n’est dans l’intérêt ni de la jeune Afrique ni du Vieux Continent. Elle prive la première de ses cerveaux et de l’élan de sa jeunesse et met en péril le modèle social et culturel du second. Mais, pour lui, la ruée vers l’Europe est inéluctabl­e. Et Smith d’envisager différents scénarios. Les deux principaux, « l’Eurafrique » et « l’Europe forteresse » sont, à son avis, deux impasses. Le premier a été envisagé au niveau européen et par les démographe­s de l’ONU dans un rapport, publié en 2000, intitulé « Migration de remplaceme­nt : est-ce une solution pour les population­s en déclin et vieillissa­ntes ? » C’est sur ce rapport que Renaud Camus prendra appui pour développer sa sulfureuse théorie du « grand remplaceme­nt ». L’idée était de faire venir en Europe près de 1 million d’immigrés par an pour stopper le déclin démographi­que et sauver le système de retraite et de Sécurité sociale. En réalité, note Smith en s’appuyant sur les travaux de l’économiste Paul Collier, « l’immigratio­n massive d’Africains n’améliorera­it en rien le ratio de dépendance du Vieux Continent ». Le gain en termes de cotisation­s retraite ne compensera­it pas les coûts engendrés par l’immigratio­n en matière de sécurité, de soins ou d’éducation. Au contraire, pour Smith, la ruée vers l’Europe serait synonyme de fin de l’Etat providence.

« Il ne subsistera en Europe que l’Etat de droit, le vieux Léviathan de Hobbes. Il aura alors fort à faire pour empêcher “la guerre du tous contre tous” dans une société sans un minimum de codes communs », écrit-il.

« Sur le plan pratique, l’Europe forteresse est moins indéfendab­le qu’il n’y paraît. » Les convention­s migratoire­s (qui « coupent le mal à sa source »), passées avec les pays de départ, ont déjà fait leur preuve. Mais, pour Smith, ces digues ne suffiront pas à contrer les nombreuses vagues qui s’annoncent. Et, sur le plan éthique, cette stratégie n’est, pour lui, pas recevable. Dans un article intitulé « Jean Raspail ou le splendide malentendu », le romancier Jérôme Leroy écrivait de l’auteur du Camp des Saints : « La contradict­ion, en effet, était rude, y compris pour Raspail lui-même, profondéme­nt catholique et royaliste. Perdre son âme en déclenchan­t un massacre pour sauver une civilisati­on ou perdre cette civilisati­on. » Stephen Smith ne dit pas autre chose : « Il y a une Europe qui a peur de perdre son “âme” et une autre qui veut à tout prix prouver qu’elle en a une. » ALEXANDRE DEVECCHIO La Ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, de Stephen Smith, Grasset, 268 p., 19, 50 €.

En 2050, 450 millions d’Européens feront face à 2,5 milliards d’Africains

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