Qat, le fléau somalien
Dans la corne de l’Afrique, ces feuilles vertes euphorisantes sont consommées quotidiennement. Un business juteux pour les négociants et ruineux pour les usagers.
La matinée tire à sa fin et le soleil brûle déjà. Mogadiscio, la capitale somalienne, vit au ralenti. Les piétons recherchent l’ombre des murs blanchis à la chaux, les artisans somnolent couchés à même les planches sur des sommiers semblables à de larges tables, et les animaux – chiens, moutons, bourricots –, paressent à l’abri des maigres acacias. Au marché de Beerta, en lisière du centre-ville, la torpeur cache l’impatience. Couvertes de tôle ondulée appuyée sur des poteaux de bois grossier, les échoppes alignées sont encore vides. On dirait une étendue de terre battue peuplée de quelques marchands oisifs. Tous n’attendent qu’une chose : l’arrivage quotidien de qat. Quand les trois camions franchissent l’un après l’autre le portail de ce marché de gros gardé par des hommes en armes telle une réserve d’or, leur irruption dans un nuage de poussière déclenche l’effervescence. D’un coup, tout le monde se lève et se précipite vers les poids lourds. On crie, on se bouscule, on se menace. Des hommes grimpent aux ridelles vers les sacs de jute empilés. Un à un, ils jettent les ballots gonflés de feuilles vertes, immédiatement récupérés par des portefaix qui se les disputent entre eux. Certes, le nom du grossiste destinataire est écrit sur chaque sac mais celui qui le transporte jusqu’à son étal aura droit à une récompense inestimable : une poignée de qat.
Dans les échoppes, le jute est prestement décousu
pour libérer le précieux feuillage. Les grosses bottes sont divisées en petits bouquets. Les revendeuses des rues – à Mogadiscio, la vente du qat est assurée par des femmes – les entassent ensuite dans des paniers ou des cabas ronds. Munies de leurs achats, elles quittent l’enceinte de Beerta sans délai. Devant le portail, des dizaines de rickshaws, moteur en marche, attendent leur passagère. A peine le qat entassé sur le plancher des véhicules et les vendeuses installées sur la banquette, une nuée de tuk-tuk – autre appellation de ces taxis triporteurs – fond sur le centre-ville où des acheteurs en manque tournent en rond. Comme tous les toxicomanes, leur ration quotidienne les obsède.
Chaque jour, le même scénario se reproduit. Immuable. A
À MAUA, AU KENYA, LA RÉGION ENTIÈRE VIT DE CETTE CULTURE
Mogadiscio comme à Bosasso ou à Kismaayo, à Bardera comme à Baidoa, du nord au sud et d’est en ouest, la Somalie croule sous le qat tous les après-midi. Comme à Djibouti ou au Yémen, sur l’autre rive de la mer Rouge, cette drogue est un fléau national qui dévaste la société : accoutumance, violence, diminution de l’appétit, somnolence.
Dans la corne de l’Afrique, cela fait des siècles que l’on consomme cette plante. En arabe, qat (ou khat) signifie arbuste. Il est originaire de cette région, soit du Yémen, soit d’Ethiopie, selon les sources. Aujourd’hui, le qat pousse essentiellement dans ces deux pays ainsi qu’au Kenya, à des altitudes supérieures à 1 600 mètres. En mâchant ses feuilles, on libère une substance psychotrope, la cathinone, qui stimule et rend euphorique – ce sont les bourgeons et les jeunes rameaux qui en contiennent le plus. Ses effets sont comparables aux amphétamines : elle soulage la fatigue et atténue la sensation de faim. Selon le site du ministère de la Santé, Drogue Info Service, sa consommation régulière entraîne tolérance et dépendance. En d’autres termes, l’usager ressent une perte d’efficacité du qat et son organisme en réclame davantage et plus souvent. Reconnaissables à leurs dents brunâtres, ceux qui en mâchent chaque jour développent des symptômes de paranoïa, subissent des accès de violence et peuvent nourrir des idées suicidaires. Insomnies, troubles de la sexualité et dénutrition viennent compléter ce sombre tableau.
Parcourir les rues de Mogadiscio après 15 heures revient à errer au pays de la toxicomanie généralisée : les trois quarts de la population masculine s’y adonnent.
Partout, des hommes, assis sur un seuil de porte, couchés à même le sol ou vautrés à l’arrière d’un pick-up, dépiautent leur poignée de rameaux rougeâtres. A leurs pieds, le sol est jonché de feuilles jetées parce que jugées insuffisamment fraîches et jeunes à leur goût. Une joue gonflée par la boule de qat formée des meilleurs rameaux, ils passent des heures immobiles, les yeux dans le vague, à laisser la substance agir. Seuls interludes, de grandes rasades de thé servent à →
→ réhydrater la bouche asséchée par cette plante aux effets astringents. Autant dire qu’il ne faut pas traîner dehors à partir d’une certaine heure. Certes, Mogadiscio n’est pas une ville de tout repos mais, dès que le soleil décline, mieux vaut ne pas se trouver sur le chemin de ces accros au qat souvent munis d’une kalachnikov ou d’un couteau. Les accès de colère induits par la drogue conduisent chaque soir à des drames. Au-delà des humeurs belliqueuses qu’elle produit, cette addiction pèse lourd sur l’économie et le travail. Au détail, dans les rues de Mogadiscio, le qat se vend 10 dollars le bouquet. Les usagers en ont besoin chaque jour. Un accro doit donc dépenser 300 dollars par mois pour assouvir sa dépendance. Or le salaire net moyen d’un Somalien tourne autour de 250 dollars. La conséquence est évidente : ceux qui peuvent se le permettre y passent l’intégralité de leurs revenus et les plus pauvres doivent recourir à des moyens illégaux pour se procurer de l’argent. « Il n’est pas rare que des soldats ou des policiers somaliens se servent de leur arme pour braquer, explique un responsable de sécurité occidental à Mogadiscio. Et, avec l’argent volé, ils se paient leur ration de qat. » Ailleurs, ce sont des familles qui sont détruites, des foyers qui s’appauvrissent et des enfants qui souffrent. Quand l’essentiel des revenus est englouti par le qat, l’argent n’arrive pas jusqu’à la maison. Surnommé Qaad Diid (arrête le qat !) par les Somaliens, Abukar Awale, 48 ans, a déclaré la guerre à cette addiction. Il en a lui-même consommé pendant des années. Quand il a émigré de Somalie pour l’Angleterre, il s’est installé en 1997 à Wembley, où le qat importé légalement se trouvait facilement sur le marché. Pendant sept ans, il a continué à en prendre avant de s’arrêter d’un coup, se rendant compte qu’il détruisait sa famille et son avenir. « Je perdais confiance en moi, explique-t-il, je devenais paranoïaque. » Du jour où il s’est libéré de sa dépendance, Abukar Awale a lancé une organisation de lutte contre la consommation de qat. Il a d’abord concentré ses efforts sur la Grande-Bretagne, où la communauté somalienne la pratiquait sans entraves. Sa campagne de sensibilisation a marché. Scientifiques, travailleurs sociaux, élus lui ont emboîté le pas pour réclamer son interdiction au Royaume-Uni, dernier pays de l’Union européenne où il était en vente libre – même les Pays-Bas, où la tolérance vis-à-vis de ce genre de substances n’est plus à démontrer, l’avaient prohibé en 2012. Alors ministre de l’Intérieur, Theresa May a décidé de mettre fin au négoce en 2013, mesure qui a pris effet en juin 2014.
Depuis cette victoire, Qaad Diid tente de faire du prosélytisme dans son pays d’origine. Il n’a pas encore osé faire campagne en Somalie même. Mais il a tenté des incursions dans deux Etats voisins – nés de sécessions avec la Somalie. Avec des fortunes diverses. Au Puntland, il a effectué une
“LE COMMERCE DU QAT, C’EST UNE COUR SE CONTRE LA MONTRE QUOTIDIENNE”
conférence devant des étudiants en février 2015, tandis qu’au Somaliland, il a été arrêté par les autorités avant qu’il ne puisse prendre la parole…
A Maua, Abukar Awale ne serait pas le bienvenu. On le vouerait plutôt aux gémonies. Depuis que le GrandeBretagne a mis un coup d’arrêt aux importations de qat, cette bourgade du Kenya a perdu gros – un chiffre d’affaires annuel estimé à 25 millions de dollars. Située dans le comté de Meru sur les flancs du mont Kenya, la ville vit de l’arbuste aux propriétés euphorisantes. Pas moins de 95 % du qat consommé à Mogadiscio pousse dans les plantations de la région. En langue meru, l’ethnie locale, on l’appelle miraa. Et, pour les agriculteurs, elle signifie miracle. Tout autour de Maua, sur les pentes du volcan éteint, on n’aperçoit qu’une mer ininterrompue de ces arbustes aux troncs gris et aux branches tortueuses.
Le long des routes et des chemins,
des colonnes d’ouvriers agricoles, hommes et femmes, se louent d’une plantation à l’autre pour cueillir les feuilles. « Le miraa, c’est une course contre la montre, explique Jeremiah Kobia, négociant en gros à Maua. Les feuilles fanent en quarante-huit heures et ne sont plus consommables. » Dès l’aube, les récolteurs sont à l’oeuvre. Cornaqués par un ou une – les femmes sont nombreuses à travailler dans les plantations – contremaître, ils se concentrent sur les arbres désignés. Délicatement, ils coupent les tiges rouges, de la couleur de la rhubarbe, qu’ils posent ensuite dans un sac en bandoulière.
Une fois la cueillette terminée, les propriétaires de l’exploitation filent à moto vers les marchés de la région, lestés de grosses bottes de qat tout frais. Le principal se tient tous les matins à Athiru Gaiti. Là, dès 7 heures du matin, les négociants attendent les fermiers sur une place aux allures de grand parking. Ces derniers portent la botte à vendre sur leur tête. Les négociants tournent autour d’eux pour juger la marchandise. « On la détecte à l’oeil nu, dit Jeremiah Kobia.
Plus le rouge des tiges est vif, meilleur est le qat. » Ce jour-là, une botte de qualité optimale se vend 1 500 shillings kényans (soit 600 KES le kilo), un peu moins de 15 dollars – à Mogadiscio, avec une botte comme celle-ci, les détaillants feront une trentaine de bouquets à 10 dollars pièce… Interrogée sur le prix, une agricultrice se lamente : « Avant que la Grande-Bretagne interdise la vente, on nous achetait la même botte pour 10 000 shillings (100 dollars) ! »
Au bout d’une heure, les affaires sont terminées. Un agriculteur retardataire arrive en courant, tenant une grosse botte. En vain. Les négociants ont terminé leurs achats. Comme Jeremiah Kobia, ils enfourchent leur moto ou montent dans leur 4 x 4 pour gagner Maua au plus vite. Quelques dizaines de bottes demeurent néanmoins →
→ sur place. Des négociants les apportent vers une spacieuse cabane en planches construite en lisière du marché. A l’intérieur, assises à même le sol, une vingtaine de femmes s’affairent à confectionner de petits bouquets de qat. Une fois les tiges assemblées, elles les enroulent dans de la feuille de bananier qu’elles saucissonnent ensuite avec un lien végétal. Le tout est ensuite glissé dans un sac en plastique. Cet emballage précautionneux visant à conserver l’humidité des feuilles est réservé à l’exportation lointaine. Ce qat-là va prendre un vol quotidien de Nairobi à Toronto (Canada), où vivent plusieurs dizaines de milliers de Somaliens. « Il y a cinq ans, cette cabane était une vraie ruche, raconte Laban Gitonga, un négociant âgé de 23 ans. Le qat destiné à l’Angleterre était conditionné ici pour partir par avion à Londres. » Jusqu’au 24 juin 2014, 56 tonnes de qat s’envolaient chaque année de Nairobi pour l’aéroport d’Heathrow. Autant dire qu’évoquer le simple nom de Theresa May sur le marché d’Athiru Gaiti provoque un début d’émeute. A Maua, la marchandise change de mains. Jeremiah Kobia, qui a regroupé le qat acheté le matin dans des gros sacs de jute, le vend en ville à des Somaliens. A 1 000 KES le kilo, il empoche un bénéfice de 40 %. Plusieurs milliers de Somaliens vivent dans cette bourgade située à 1 600 mètres d’altitude où il fait froid et humide. Loin des contrées désertiques et brûlantes où elle a ses origines, cette diaspora domine le business du qat au Kenya. Pourtant, elle n’en détient pas le monopole : le plus gros négociant de Maua, Stanley Karuti, est kényan.
Les Somaliens de Maua
n’aiment pas que l’on mette le nez dans leurs affaires. En fin d’après-midi, le long de la rue principale, sur des dizaines de pick-up alignés le long de hauts hangars s’entassent les sacs de qat. S’approcher pour poser quelques questions ou prendre quelques clichés provoque illico cris et menaces. Au point que la police locale doit intervenir. « Ils ne veulent pas qu’on se mêle du commerce du qat, explique un officier. Ne vous approchez pas de leurs véhicules ! »
S’intéresser de trop près aux voitures en cours de chargement n’est pas le seul danger. Il est encore plus périlleux
UN BUDGET MENSUEL DE 300 $, SOIT PLUS QUE LE SALAIRE MOYEN D’UN SOMALIEN
de les croiser sur la route. Car les pick-up chargés de qat dévalent les quelque 300 kilomètres vers l’aéroport Wilson de Nairobi à tombeau ouvert. Ils doublent sur les routes de montagne sans la moindre visibilité. Les accidents sont si fréquents que les autorités kényanes ont hérissé la chaussée de ralentisseurs afin de freiner ces fous du volant (tous somaliens). Un chauffeur se vante d’arriver à destination en trois heures – le nôtre, qui roulait à une allure normale, en a mis cinq…
Au petit matin, sur le tarmac de Wilson, le deuxième aéroport de la capitale kényane, une quinzaine d’avionscargos bimoteurs attendent la livraison quotidienne. « Le transport est organisé par les acheteurs et il est à leur charge,
explique Stanley Karuti. Nous assurons seulement la livraison de la marchandise jusqu’à Wilson Airport. » Pour le négociant, cela représente deux pick-up chaque jour, soit deux tonnes de qat réparties en une vingtaine de sacs de 100 kilos. Lui aussi pleure la disparition du marché britannique. « Nous avons perdu 40 % de notre chiffre d’affaires. »
Quand les avions décollent un à un vers Mogadiscio, le qat contenu dans leur carlingue a été cueilli depuis à peine vingt-quatre heures. Deux heures plus tard, « l’escadrille de la came » touche le tarmac de la capitale somalienne. Le ballet est au point. Les camions sont prêts à recevoir la cargaison que toute une ville attend. Vers 11 heures du matin, ils franchiront le portail du marché de Beerta. La boucle est bouclée. Immuable, quotidienne, la noria du qat apporte aux habitants de la ville leur ration quotidienne. Tandis que négociants et transporteurs s’enrichissent, la population s’enfonce dans la toxicomanie et la pauvreté. Dans ce pays déchiré par plus d’un quart de siècle de guerre civile, où tout est à reconstruire et à réinventer, trois hommes sur quatre, accros à cette substance, vont perdre leur temps, leur santé et parfois leur vie à attendre puis à mâcher des heures ces maudites feuilles vertes. Dans cet enfer, le qat est un paradis plus qu’artificiel. ■