Le bloc-notes de Philippe Bouvard
Jmétiere suppose que si, au lieu de choisir comme
de mettre mon nez dans ce qui ne me regardait pas, j’avais opté pour la politique qui permet de façonner la société à sa guise, ma déclaration de patrimoine eut été tout autre car, plutôt que quelques arpents de terre, j’aurais mentionné une installation industrielle génialement miniaturisée : la petite usine qu’on se transmet de génération en génération. Une usine à gaz – mais pas seulement – plus complexe que celles que nous avons ensuite imaginées pour aller plus vite, plus haut et plus loin.
Une ou deux fois par an, un bilan effectué aux frais de la sécu me signale les dysfonctionnements. Ainsi, viens-je d’apprendre que je produisais trop de sucre et pas assez de fer. Si je veux inverser la tendance, il me faudra substituer au chocolat des feuilles d’épinards de goût et d’aspect fort dissemblables. L’atelier d’hématologie que je possède également me crédite d’un surcroît d’hémoglobine dont ma phobie des films d’horreur m’interdit tout usage. Il faut croire que les chimistes affectés à la surveillance de mon organisme disposent de loupes particulièrement puissantes puisqu’ils sont capables de comptabiliser, au globule rouge et au spermatozoïde près, des gisements dont je sais seulement qu’ils sont plus riches aux printemps de l’année et de la vie. Les comparaisons s’arrêtent là car, si la vitesse de sédimentation dépasse les limites autorisées, les plaquettes qu’on recense par ailleurs n’ont aucun effet de freinage. Si j’ajoute un entrepôt uniquement consacré aux vitamines D2 et D3 ainsi qu’un polissage d’enzymes, j’ai toutes les raisons d’être fier de perfectionnements organiques depuis qu’en sortant de la mer, j’ai renoncé à mon statut d’algue. Le fin du fin est atteint avec le bon et le mauvais cholestérol qui simplifient l’analyse des laborantins et le diagnostic des toubibs. Parallèlement, je sacrifie à la diversité, longtemps apanage des marchands de couleurs, en emmagasinant le sodium, le potassium, la protéine C, le chlore et la créatinine. Tout ce qui cause aujourd’hui mes joies et mes soucis est « fait maison » selon des recettes millénaires. C’est sans doute au rayon des hormones qu’il faut chercher l’explication d’une taille demeurée modeste. Ma petite usine raffole à ce point des fluides qu’elle fabrique, plus de salive que je n’en consomme pour cracher sur mes ennemis, plus de larmes que ne m’en fait verser la conscience de mes divinités, plus de sueur que je n’en distille en prenant le métro le matin, plus de bile que n’en suscite la « réformite aiguë » de M. Macron. Sans oublier le litre quotidien de suc pancréatique sans lequel je ne pourrais me délecter durant le même repas d’une douzaine d’escargots de Bourgogne, d’une blanquette à l’ancienne et d’un paris-brest. Il me faut aussi compter avec nombre de petites succursales : les yeux qui, tandis que je dors, sécrètent des chassies visqueuses et lubrifiantes et les mucus préposés à l’irrigation des voies génitales, respiratoires ou digestives. Je me dois de signaler le rôle dans l’ascension sociale du liquide nommé rachidien en référence au cas paroxystique de Rachida Dati, partie d’une obscure banlieue pour arriver tout en haut de la colonne Vendôme. Je fais une place à part au liquide pleural et au liquide péritonéal, peu présents dans les analyses, au liquide péricardique grâce auquel nos gouvernants ont le coeur moins sec. J’admets que la moelle osseuse soit au corps humain ce que l’osso bucco est à la cuisine milanaise. Mais est-ce que le Créateur ne se serait pas laissé emporter par son inventivité ? Le cérumen ne fait-il pas doublon avec le liquide périlymphe coulant dans les labyrinthes du tympan ? Admirons qu’on trouve dans nos entrailles autant de carburants spécifiques que de petits moteurs. Par exemple, le liquide synovial pour le genou et la ponction capillaire qui se prélève au bout des doigts.
Si les pontes de la chirurgie connaissent en détail les agencements de la petite usine, ce n’est pas le cas des usagers que nous sommes. Surtout lorsqu’il s’agit de la filiale sexuelle, la plus ambitieuse et la moins aboutie puisque la reproduction de l’espèce est assez souvent assortie d’une notion de plaisir pas forcément partagée. Ma petite usine emploie des dizaines de milliers d’ouvriers qui sont appelés bactéries pour les apprentis, microbes pour les contremaîtres et diverticules pour les inspecteurs du travail. On parle de maladie lorsque les uns et les autres se constituent en syndicat. Le plus étonnant dans les différents processus étant que nous soyons parvenus à étudier tous les mécanismes de la vie sans jamais pouvoir la faire naître en laboratoire. Dommage que l’intelligence artificielle menace de gâcher ces merveilles de la nature que sont au terme de longues maturations le syndic d’immeuble et le prothésiste dentaire. Pour l’heure, il n’est cependant pas prouvé que ce bricolage cérébral sera assez décisionnaire pour remplacer les chefs de famille, de gare, de guerre, d’entreprise et d’Etat.
Le liquide rachidien facilite l’ascension sociale