POURQUOI LIRE DEMEURE UN PRIVILÈGE...
BERNARD PIVOT
Les gens qui lisent sont moins cons que les autres, c’est une affaire entendue. Cela ne signifie pas que les lecteurs de littérature ne comptent pas d’imbéciles et qu’il n’y a pas de brillantes personnalités chez les nonlecteurs. Mais, en gros, ça s’entend, ça se voit, ça se renifle, les personnes qui lisent sont plus ouvertes, plus captivantes, mieux armées dans la vie que les personnes qui dédaignent les livres. C’est logique, après tout. Le lecteur développe son intelligence au contact des raisonnements, au frottement des idées, au heurt des chimères ou des apories. Il devient l’intime de héros de fiction dont il a suivi les aventures avec curiosité, souvent avec passion. Il range dans sa mémoire des morceaux d’histoire de France ou d’ailleurs, des vies de personnages illustres, des récits de découvertes, d’exploits, de faits divers, d’existences obscures ou infortunées, de peuples en majesté ou en servitude, de civilisations défuntes.
Bref, il collectionne des éclats de ce qui constitue la culture générale dont le livre, même s’il a aujourd’hui des concurrents, reste le principal pourvoyeur. Beaucoup trop d’hommes politiques, de chefs d’entreprise, de hauts fonctionnaires, de manageurs, de responsables de tout poil ne lisent que des livres utiles à l’exercice de leur profession. La littérature ? Perte de temps. Les romans ? C’est bon pour les femmes. Pauvres types ! (Pas sûr qu’au même niveau de responsabilités les femmes lisent plus et mieux.) Eux qui vivent dans un monde clos de privilégiés et en connaissent les protocoles, ignorent tout de l’évolution des comportements dans les différentes strates de la population dont ils ont directement ou indirectement la charge. Romans et récits leur apprendraient bien des choses. Sur le clair-obscur des mentalités. Sur les raisons des volte-face et des fidélités. Sur les fiertés minuscules et les détresses inavouables. Sur le grand bazar du commerce des corps et des âmes. Et donc, par comparaison, par confrontation, sur eux-mêmes.
CÉCILE PIVOT
Il est un passeport que chaque être humain se doit de posséder : le passeport littéraire. Il abolit les frontières, permet de voyager à travers le monde, de traverser les siècles et d’aller à la rencontre des hommes. Avec lui, nous sommes libres, nous sommes livres. Avec lui, nous faisons tout au long de notre existence connaissance avec nous-même. Nous n’en avons jamais fini avec notre petite personne. Pourquoi, moi qui ne ris pas facilement, ai-je connu de telles crises de fou rire à la lecture de Babylone de Yasmina Reza ? Pourquoi ai-je tant pleuré en lisant Indignation de Philip Roth ? Pourquoi Marcus Messner, ce jeune homme de dix-neuf ans, m’a-t-il bouleversée à ce point ? Il ne manquait pourtant pas dans ma bibliothèque de héros au destin tragique. Pourquoi lui et pas un autre ? Qu’est-ce qui m’attire dans les histoires de personnes portées disparues ? Ou de parents qui perdent un enfant ? Pourquoi n’ai-je pas aimé Hiroshima mon amour il y a vingt-cinq ans et pourquoi est-ce l’inverse aujourd’hui ? Je suis le Petit Poucet qui pose des livres sur sa route pour (re)trouver son chemin. Lire, c’est avant tout un dialogue de soi avec soi. Nous poser ces questions, ou d’autres, et tenter d’y répondre nous aide à mieux nous connaître, nous oblige à nous montrer exigeants avec nous-mêmes. Derrière les mots, il y a la vie, multiple, foisonnante, merveilleuse, cruelle, unique, plurielle. Lire donne le goût des autres, attise la curiosité, attache à l’existence et aux hommes. Tous les jours, du premier au dernier – espérons-le –, les livres apprennent à argumenter, à se défendre, à faire preuve d’empathie, à combattre, à s’évader, à vivre des émotions que la réalité ne nous offre pas. Les mots sont des clés qui ouvrent les portes de l’existence. Une fois la première de ces clés utilisée, plus question de s’arrêter. Nous ouvrons des portes, nous y engouffrons, hésitons sur le palier, rebroussons chemin… les possibles sont infinis. La lecture est devenue notre alliée la plus fidèle.
Elle nous rend forts. Lire est salvateur. Lire est vital. […] La lecture fait partie de ce strict nécessaire que l’on emporte dans ses bagages durant le voyage de la vie. Et de la nécessité de lire naît le plaisir de lire. Bernard Pivot reprendra son spectacle Au secours ! les mots m’ont mangé, au Théâtre du Lucernaire (Paris VIe, du 29 mai au 3 juin).