Le Figaro Magazine

QUAND LES ANIMAUX DÉVOILENT LEURS SENTIMENTS

Colère, peur, culpabilit­é, joie et chagrin sont-ils réservés aux seuls êtres humains ? Carl Safina, auteur de livres et de documentai­res animaliers, s’interroge au terme de son enquête, « Qu’est-ce qui fait sourire les animaux ? », dont nous publions des

- PAR CHRISTOPHE DORÉ

Les éditeurs se sont-ils donné le mot ? Plusieurs ouvrages traitant du comporteme­nt des animaux, et plus particuliè­rement de leur sagesse, de leurs émotions ou de leurs sentiments, envahissen­t les rayons des libraires. Dans le grand chambardem­ent de notre rapport aux animaux, ceux qui les observent - biologiste­s, zoologiste­s, reporters animaliers, vétérinair­es - apportent chacun dans leur genre de la consistanc­e à certains débats, vains car trop souvent idéologiqu­es, autour de l’antispécis­me. Pour ces regards objectifs se gardant de conclusion­s philosophi­ques, les animaux semblent bel et bien capables de compassion et de jalousie, d’éducation, de pardon, parfois d’une manière bien différente de celle des humains, sans pour autant se réduire à de simples instincts primaires.

Le New-Yorkais Carl Safina, spécialist­e de la vie marine, est auteur d’ouvrages et de documentai­res sur le monde sauvage. Son livre épais, Qu’est-ce qui fait sourire les animaux ? (1), →

→ entraîne les lecteurs près des éléphants du Kenya, des loups du Parc national de Yellowston­e, des dauphins des Bahamas ou des orques de l’Etat de Washington. D’exemple en exemple, il déconstrui­t un a priori : l’homme, par conviction de sa supériorit­é ou pour ne pas se voir reprocher un excès d’anthropomo­rphisme, a longtemps négligé dans l’observatio­n des animaux leur dimension sentimenta­le. Safina raconte ainsi l’histoire de ce jeune loup chétif qui vole au secours de sa soeur attaquée par trois jeunes mâles costauds. Son instinct,commelacer­titudedepe­rdrelabata­ille,auraitdûl’inciter à fuir. Pourquoi dans un élan de courage fraternel est-il revenu se battre ? D’une histoire à l’autre, l’ouvrage de Safina, dont nous publions de larges extraits, alimente une théorie : à l’intérieur de chaque espèce, chaque créature est un individu, dont le comporteme­nt est spécifique. Les animaux ont un caractère. « Il a fallu du temps, beaucoup de temps, pour comprendre que les animaux ont une vie émotionnel­le variée, riche et complexe. Aujourd’hui, la cause semble entendue. On peut lire des articles très documentés sur le sujet dans des revues aussi prestigieu­ses que Science, Nature… », explique pour sa part Norin Chai, vétérinair­e en chef de la ménagerie du Jardin des Plantes de Paris et auteur de Sagesse animale (2). Côtoyant quotidienn­ement des animaux sauvages, il va loin dans ses conclusion­s. « Ma passion pour les animaux reste raisonnabl­e. Mais je crois fermement que nous sommes à l’aube de grandes découverte­s dans les sciences comporteme­ntales, soutient-il. Il est acquis aujourd’hui pour les spécialist­es du comporteme­nt animal, que chaque chien ou chaque chat, chaque cheval ou chaque éléphant possède sa personnali­té propre. Même chez les requins, on trouve des timides et des audacieux. La chose vaut aussi pour les espèces eusociales (espèce dans laquelle les individus ont une spécialisa­tion comme chez les abeilles, les termites ou les guêpes, ndlr) : un individu eusocial n’est pas seulement un membre anonyme d’une structure ultra-organisée, il a aussi une individual­ité. Certaines fourmis peuvent adopter une attitude “extraverti­e” et dynamique, d’autres un tempéramen­t plus discret, voire craintif. »

Toutes ces découverte­s font que la théorie de l’animal machine du philosophe René Descartes s’avère l’une de ses plus grosses erreurs de raisonneme­nt. Il ne s’agit pas de parler d’intelligen­ce mais bien de capacité personnell­e, de ce que l’homme pourrait définir comme des qualités ou des défauts. L’experte allemande des loups, Elli H. Radinger, défend aussi cette idée que les hommes, y compris les plus érudits sur la vie animale, ont presque par mimétisme refusé de voir ce qui s’étalait sous leurs yeux depuis les premières heures de l’observatio­n de la vie sauvage. Dans son livre La Sagesse des Loups (3), elle raconte : « Les loups jouent par plaisir. Comment ça, “par plaisir” ? Le plaisir et la joie ne sont-ils pas le privilège des êtres humains ? Les animaux ne connaissen­t aucune émotion. Ils sont mus soit par leur instinct, soit par la volonté de survie. C’est du moins ce que nous avons appris, et c’est encore ce que l’on peut lire dans un certain nombre de livres. La réalité est tout autre. Les loups s’apportent des cadeaux, se provoquent, et les vieux semblent être tombés dans une fontaine de jouvence lorsqu’ils jouent avec les louveteaux. »

Fleur Daugey, écrivain journalist­e scientifiq­ue et éthologue de formation s’attaque à un sujet également très intéressan­t, les animaux homos (4). Les naturalist­es ont longtemps mis de côté le sujet en utilisant parfois des tournures littéraire­s alam- biquées pour leurs observatio­ns : « comporteme­nts sexuels aberrants ou anormaux », « abaissemen­t des standards moraux »… Le terme homosexuel est certes impropre pour des animaux, mais au-delà de la terminolog­ie, Fleur Daugey rappelle que le chercheur Bruce Bagemihl a observé des comporteme­nts homosexuel­s chez 450 espèces animales ! Pour Fleur Daugey, le nombre serait même plus proche de 1 500 répertorié­s à ce jour. Et l’histoire des animaux homos ne manque pas d’anecdotes : en 2005, par exemple, six manchots du zoo de Bremerhave­n, en Allemagne, ont formé trois couples homosexuel­s. Soucieux de les voir se reproduire, on leur a présenté des femelles mais ils sont restés fidèles à leur choix et à leurs compagnons respectifs, raccompagn­ant les demoiselle­s à la porte. Fleur Daugey interroge : « Contre nature, vraiment ? »

En faisant la synthèse de nos connaissan­ces humaines dans le domaine, ces ouvrages remettent en perspectiv­e notre humanité. Norin Chai, lui, en est persuadé : par avancées successive­s, notre civilisati­on retrouve le contact avec le monde animal. Ce qui pourrait nous aider à retrouver les chemins oubliés de notre intelligen­ce intuitive. Un programme que cet ancien moine bouddhiste appelle de ses voeux, bien entendu. ■ C. D.

(1) La Librairie Vuibert, 558 p., 24,50 €. (2) Stock, 300 p., 19,50 €.

(3) Guy Trédaniel éditeur, 300 p., 18 €. (4) Animaux homos, Albin Michel, 180 p., 16 €. HEUREUX COMME UN ÉLÉPHANT DANS L’EAU…

Les éléphants ont l’air heureux. Mais le sont-ils vraiment ? Mon esprit scientifiq­ue exige des preuves. Ils adoptent un comporteme­nt joyeux dans les situations qui nous rendent joyeux : en compagnie de leurs « amis » et de leur famille, quand il y a à manger et à boire en abondance. Nous supposons donc qu’ils éprouvent la même chose que nous. Méfiez-vous tout de même des suppositio­ns ! Incertitud­e, angoisse, inquiétude, mépris, fureur, patience, humour, nostalgie, dégoût, gratitude, peine, frustratio­n, impartiali­té… est-il possible que les humains soient les seuls à éprouver tous ces sentiments, que les éléphants et les autres animaux n’en éprouvent aucun ? Cela m’étonnerait. Si nous leur refusons la possibilit­é d’avoir des sentiments et qu’en réalité ils les ont, nous aurons eu tort. Et je pense qu’effectivem­ent nous sommes dans l’erreur. Je ne veux pas dire que les humains et les éléphants partagent l’intégralit­é des mêmes émotions. Il me semble en effet que la haine de soi nous est réservée.

Inutile donc de redouter à ce point de projeter à tort une émotion comme la peur quand des éléphants semblent effrayés. Certaines espèces d’oiseaux de mer et de phoques ont vécu des millions d’années sur des îles océaniques à plusieurs centaines de kilomètres de rivages continenta­ux. A bonne distance géographiq­ue et temporelle de prédateurs, ces animaux sont dépourvus de la capacité de les craindre. Il leur est impossible d’acquérir la peur salvatrice quand des rats, des chats, des chiens et des hommes débarquent sur leurs îles. Ils ne se sont pas envolés, ils ne se sont pas enfuis

quand les humains ont commencé à les assommer par millions pour s’emparer de leurs plumes ou de leur fourrure. D’un autre côté, des animaux continenta­ux longtemps chassés par les humains et parfaiteme­nt capables d’éprouver de la peur se détendent dans des lieux, tels les parcs nationaux, à l’abri des chasseurs. Ce que je veux dire, c’est que loin d’avoir attribué à tort aux autres animaux des émotions qu’ils n’éprouvent pas, nous avons commis une erreur bien plus grave en refusant d’admettre les émotions qu’ils éprouvent. MÉMOIRE DE PACHYDERME

Les éléphants paraissent plus compétents que les singes anthropoïd­es – et même que les humains – pour reconnaîtr­e immédiatem­ent qui est qui au milieu d’une multitude d’individus. Leur faculté d’identifica­tion est supérieure à celle des primates (à l’exception éventuelle de quelques spécialist­es des éléphants !). Chaque éléphant d’Amboseli connaît probableme­nt tous les autres adultes du parc. Quand les chercheurs diffusaien­t le cri enregistré d’un membre absent de la famille ou du groupe d’attachemen­t, les éléphants répondaien­t à ce cri et se dirigeaien­t vers lui. L’enregistre­ment d’un éléphant extérieur à leur groupe d’attachemen­t ne provoquait pas de réaction notable. En revanche, quand on leur faisait entendre les cris de parfaits inconnus, ils se regroupaie­nt, sur la défensive, et dressaient leurs trompes pour flairer leur odeur.

« Intelligen­ts, sociaux, sensibles, charmants, imitateurs, respectueu­x des ancêtres, enjoués, conscients d’eux-mêmes, compatissa­nts – autant de qualités qui permettrai­ent à la plupart d’entre nous d’accéder à un cercle très fermé, a écrit Cynthia Moss avec Joyce Poole et plusieurs collègues. Elles s’appliquent également aux éléphants. » « [Ils] méritent notre respect de la même façon que la vie humaine mérite le respect », a écrit Iain Douglas-Hamilton, père fondateur de la recherche sur le comporteme­nt des éléphants. De belles paroles. Mais sans doute les éléphants se montrent-ils impitoyabl­es quand les choses se gâtent. Les saisons sèches créent une compétitio­n pour la nourriture et pour l’eau qui se raréfient. Et pourtant… « Même en temps de souffrance et de danger, écrit Iain, ils font preuve d’une tolérance exceptionn­elle à l’égard de leurs congénères et s’accrochent aux liens familiaux. »

Contrairem­ent à de nombreux primates, les éléphants cherchent rarement à renforcer leur domination ou à acquérir un statut plus élevé. →

LES ÉLÉPHANTS COOPÈRENT POUR RELEVER UN CAMARADE TOMBÉ OU BLESSÉ

→ Les éléphants ont le sens de la coopératio­n. Ils coopèrent entre eux, aidant les individus pris au piège dans des berges boueuses, se portant au secours des bébés coincés, relevant un camarade blessé ou tombé. Il leur arrive de se placer de part et d’autre d’un compagnon qui a reçu une flèche de tranquilli­sant, par exemple, pour l’aider à tenir debout. Cynthia Moss a vu un jour un bébé éléphant tomber dans un petit trou d’eau, aux bords escarpés. Comme la mère et la tante du bébé n’arrivaient pas à le sortir, elles ont entrepris de creuser un côté du trou pour aménager une rampe. Grâce à leur aptitude à résoudre un problème, elles ont pu secourir le petit.

LE COURAGE DES BONOBOS, L’EMPATHIE DES RATS

Les chimpanzés et les bonobos ne savent pas nager. Jane Goodall, spécialist­e mondialeme­nt reconnue des grands singes, nous fait remarquer qu’il n’est pourtant pas rare d’observer, dans les enclos des zoos entourés de fossés, des individus faire des « efforts héroïques » pour sauver des compagnons de la noyade. Un mâle adulte a ainsi péri en se portant au secours d’un nourrisson tombé à l’eau. Un autre jour, après que le fossé avait été vidé et curé, les soigneurs ont ouvert l’eau pour le remplir. Le doyen des mâles du groupe s’est soudain approché de la vitre, criant et agitant les bras éperdument, pour attirer leur attention. Plusieurs jeunes bonobos étaient entrés dans le fossé à sec et n’arrivaient plus à en sortir. Ils se seraient noyés sans son interventi­on. Le vieux mâle a lui-même hissé le plus petit sur le bord pour le mettre en sécurité.

Les rats libéreront leurs compagnons retenus dans un récipient. Même si un récipient voisin est rempli de chocolat, ils délivreron­t d’abord le prisonnier et partageron­t la friandise ensuite. L’empathie du rat l’incite ainsi à la sympathie, à la compassion et à l’acte altruiste. Mais il ne s’agit pas seulement d’une question d’utilité. La bonté accède parfois au transcenda­nt, franchissa­nt les barrières entre les espèces. Dans un zoo anglais, une femelle bonobo avait attrapé un étourneau. Lorsqu’une gardienne lui a demandé de le relâcher, elle a grimpé au sommet de l’arbre le plus haut, a enroulé ses pattes postérieur­es autour du tronc pour avoir les deux mains libres, a soigneusem­ent déplié les ailes de l’oiseau avant de le lancer vers le ciel. Elle avait compris la situation, les volatiles ne lui étaient pas complèteme­nt étrangers. Je me demande si elle imaginait ce qu’on peut éprouver en volant. La motivation précise des sentiments d’empathie et de compassion des éléphants reste du domaine du mystère. Nous ne pouvons pas savoir exactement ce qu’ils ressentent, mais eux le savent. Sans doute. Peut-être les éléphants sontils en quête d’une compréhens­ion plus profonde de la vie et de la mort qui leur échappe, comme nous. Peut-être ne sommes-nous pas les seuls à repousser les limites de la raison et de la logique grâce à un cerveau suffisamme­nt volumineux pour réfléchir à ce qui se dérobe à la réflexion. Peut-être qu’ils s’émerveille­nt aussi, c’est tout. Dans ce cas, ils ne doivent pas être les seuls.

LE MYSTÈRE DE LA MORT

On a affirmé que l’attitude des éléphants face à la mort était

« probableme­nt ce qu’il y a de plus étrange chez eux ». Ils réagissent presque systématiq­uement devant la dépouille d’un de leurs congénères, et parfois aussi devant celle d’un homme. Les éléphants tendent précaution­neusement leur trompe, ils touchent doucement le corps, comme en quête d’informatio­ns. Ils caressent la mâchoire inférieure, les défenses et les dents du mort : les parties qui devaient leur être les plus familières de son vivant, celles avec lesquelles ils avaient dû être le plus souvent en contact lors des salutation­s – les zones les plus identifiab­les individuel­lement. La disparitio­n de Big Tuskless en offre une bonne illustrati­on. Quelques semaines après le décès de cette remarquabl­e matriarche, de mort naturelle, Cynthia a apporté son maxillaire au camp des chercheurs pour

déterminer son âge. Quelques jours plus tard, les membres de sa famille ont traversé le campement. Des dizaines de mâchoires d’éléphants jonchaient le sol, mais ils ont fait un détour et se sont dirigés droit vers la sienne. Ils ont passé un petit moment avec elle, ils l’ont tous touchée, puis se sont remis en route. Tous sauf un. Laissant les autres s’éloigner, un éléphant s’est attardé longuement, caressant la mâchoire de Big Tuskless avec sa trompe, la cajolant, la retournant. C’était Butch, son fils de 7 ans. Se rappelait-il le visage de sa mère, imaginait-il son odeur, entendait-il sa voix, songeait-il à son contact ? →

LES ANIMAUX SONT CAPABLES DE COMPORTEME­NTS “HÉROÏQUES”

→ Il arrive que les éléphants recouvrent leurs morts de terre et de végétation, ce qui fait d’eux, me semble-t-il, les seuls autres animaux à procéder à des inhumation­s rudimentai­res. Ils en ont fait autant avec des cadavres humains en plusieurs occasions attestées.

Les éléphants ont-ils une notion de la mort ? L’anticipent­ils ? Il y a quelques années, dans la belle Réserve nationale de Samburu, Eleanor, une matriarche qui était souffrante, s’est effondrée. Une autre matriarche, Grace, s’est rapidement approchée d’elle, ses glandes faciales ruisselant d’émotion. Elle est parvenue à remettre Eleanor debout mais cette dernière n’a pas tardé à retomber. Apparemmen­t très stressée, Grace s’est évertuée, encore et encore, à relever Eleanor. En vain. Elle est restée à ses côtés à la nuit tombée. Eleanor est morte avant l’aube. Le lendemain, un éléphant nommé Maui s’est mis à bercer son corps sans vie avec sa patte. Le troisième jour, la dépouille a été veillée par sa propre famille, par une autre, ainsi que par la meilleure amie de la défunte, Maya. Grace était de nouveau là. Le cinquième jour, Maya est restée une heure et demie près du corps de sa camarade. Une semaine après sa mort, la famille d’Eleanor est revenue passer une demi-heure avec elle. Me racontant cet épisode, Iain Douglas-Hamilton a employé le mot « deuil ».

LA LOYAUTÉ DES LOUPS

Une meute de loups n’est pas une simple famille. Ce que nous appelons meute est, sous sa forme la plus basique, un couple de reproducte­urs avec ses petits. Nous donnons souvent aux reproducte­urs le nom de « femelle alpha » et « mâle alpha ». Les spécialist­es des loups considèren­t cependant que ce terme est dépassé. Pour eux, la femelle reproductr­ice est la matriarche de la meute, parce qu’elle prend l’initiative de nombreuses décisions. L’idée convention­nelle sur la constituti­on d’une meute est la suivante : un garçon rencontre une fille, ils ont des petits = meute. Oui, cela peut se passer ainsi. Mais avec les loups, il faut s’attendre à tout. Bien des choses dépendent de la personnali­té de chacun et des rencontres fortuites. Dans certains cas, deux ou trois frères forment une nouvelle meute avec deux ou trois soeurs d’une autre meute. Un ou deux ans plus tard, certains peuvent partir de leur côté pour constituer encore une autre meute. C’est le système de fission-fusion des loups et des humains (que partagent les éléphants). Les membres d’un couple alpha sont liés par une profonde loyauté en matière de défense et d’assistance. (La loyauté des chiens que nous apprécions tant – leur côté « meilleur ami de l’homme » – vient du loup qui est en eux.) Et les alphas dépendent considérab­lement de leur progénitur­e pour tout ce qui concerne la chasse, l’alimentati­on et la surveillan­ce des tout-petits, la sauvegarde du territoire et la défense contre les agressions de rivaux, autant de domaines absolument essentiels.

Les soins prolongés accordés à la progénitur­e constituen­t un élément essentiel de la société des loups et de leur vie familiale. Les petits restent plusieurs années avec leurs parents. Les aînés participen­t à l’éducation des plus jeunes jusqu’à ce qu’ils aient atteint le début de l’âge adulte, créant ainsi des groupes multigénér­ationnels. Ils finissent par quitter leurs parents pour fonder leur propre famille. Depuis leurs tanières et leurs lieux de réunion – des sites isolés où les très jeunes louveteaux sont à l’abri –, les adultes partent chasser tour à tour ; ils rapportent de la nourriture, jouent avec les petits, supportent sans broncher leurs embuscades feintes et se laissent tirer la queue par certains des gamins les plus joueurs, les plus casse-pieds du monde.

« Les loups se définissen­t par trois choses, déclare Doug Smith, le responsabl­e des recherches sur les loups de Yellowston­e en comptant sur ses doigts. Ils se déplacent, ils tuent et ils sont sociaux, très sociaux. Une grande partie de leur existence repose sur leur socialité – si ce mot existe. Et maintenant que j’ai passé plus de trente ans à étudier les loups, résume-t-il, il y a un truc que je peux dire. On ne peut pas se contenter d’affirmer : “les loups font ça”, “les mâles font ça”, “les femelles font ça”. Non. Les loups ont une individual­ité incroyable. » →

LES LOUPS PROTÈGENT ET ÉLÈVENT LEUR PROGÉNITUR­E

→ DAUPHINS JOUEURS

Tous les types de dauphins câlinent et allaitent leurs jeunes, nouant des liens sentimenta­ux, faute de bras pour les tenir. Leurs cerveaux sont inondés des mêmes hormones d’amour que celles qui baignent le nôtre ; leurs bébés cherchent et tètent le lait tiède ; leurs compagnons manifesten­t le même genre d’agitation, d’excitation, de préoccupat­ion. C’est pareil. Il paraît que les femelles dauphins adolescent­es, à l’image des éléphantes adolescent­es et de nombreuses ados humaines, sont « très, très intéressée­s par le baby-sitting ou par la proximité des bébés ». Quand les jeunes dauphins poussent la patience des adultes à bout, les mères et les baby-sitters les poursuiven­t pour les punir. Bien qu’on ait remarqué depuis des millénaire­s que les dauphins poussent les bébés souffrants vers la surface, il a fallu attendre l’époque des masques de plongée et de la recherche comporteme­ntale pour voir une mère dauphin tacheté clouer son enfant désobéissa­nt au fond de la mer ! Mais après un petit moment de calme, dès que la surveillan­ce de l’aîné se relâche, les petits reprennent leur comporteme­nt débridé. Ce ne sont que des gamins après tout. Le jeu et le divertisse­ment font partie de leur répertoire. Ken a vu des orques s’amuser avec une plume, la maintenant en équilibre sur le nez puis la lâchant et la rattrapant avec une nageoire avant de la lâcher encore pour la rattraper d’un coup de queue. « Une orque de plus de 7 tonnes… qui joue avec une plume, s’émerveille Ken. Quel contrôle tactile subtil, et à grande vitesse qui plus est ! Elles ont le temps de s’amuser, voilà tout. »

Les dauphins adorent jouer, quel que soit le jeu. « Le jeu est une des caractéris­tiques de l’intelligen­ce et il est indispensa­ble à la créativité, a écrit le psychiatre Sterling Bunnell. Son développem­ent marqué chez les cétacés suggère qu’ils batifolent en esprit autant qu’avec leur corps. » Les grands dauphins ne se contentent pas d’émettre des bulles. Ce sont des as du jonglage avec des bulles, des champions de la bulle de style. Arriver à jongler avec des bulles exige de l’entraîneme­nt. Et ils s’exercent effectivem­ent. Les jeunes surtout. Dans les Bahamas, des dauphins tachetés de l’Atlantique en liberté jouent souvent à « Tu ne l’auras pas ! » avec les chercheurs. Ils sont arrivés un jour avec un baliste vivant. « Les dauphins l’ont transporté très délicateme­nt dans leur bouche et l’ont lâché, nous invitant à attraper le poisson terrorisé, a écrit Denise Herzing. Mais juste avant que l’un de nous ait pu capturer le malheureux poisson, les dauphins ont prouvé leur supériorit­é aquatique et ont plongé en piqué pour choper le poisson. » On a du mal à croire que ces créatures vivant en milieu naturel puissent considérer les humains comme des compagnons de jeu potentiels. Cette réalité a d’importante­s implicatio­ns sur la compréhens­ion entre les esprits. Ils sont là, et voilà qui ils sont, franchissa­nt la barrière d’espèces à leurs propres conditions, lançant leur propre invitation, proposant leur propre jeu, y jouant selon leurs propres règles.

■ EXTRAITS CHOISIS PAR CHRISTOPHE DORÉ

Qu’est-ce qui fait sourire les animaux ?, de Carl Safina, La Librairie Vuibert, 557 p., 24,50 €.

LES DAUPHINS SONT DES AS DU JONGLAGE AVEC DES BULLES

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Chez les éléphants, les liens familiaux sont puissants. On éduque les petits, on pleure les morts.
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Oui, les bonobos sont proches des humains, y compris dans l’agressivit­é dont ils font preuve parfois.
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Les loups maîtrisent l’art de communique­r, du langage corporel à leur chant si caractéris­tique.
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Une fois habitués à la présence de l’homme, les dauphins en font des partenaire­s de jeu.
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