Le Figaro Magazine

ADIEU GENTILLESS­E

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Qu’est-ce que la littératur­e ? Le rôle des grands romanciers est de nous obliger à nous poser cette question, encore et toujours. Le dernier roman de Jonathan Littell ridiculise l’amas de mièvreries actuelleme­nt en tête des ventes en France. Il envoie un immense coup de poing américain, fabriqué en Catalogne mais de langue française, dans un paysage littéraire poisseux de bons sentiments. Le public se trompe en confondant le roman avec une couette bien chaude pour passer l’hiver. La littératur­e est folie, jouissance, liberté, transgress­ion.

Douze ans après Les Bienveilla­ntes (prix Goncourt 2006), Jonathan Littell se situe toujours du côté de Sade et de Francis Bacon. Vos « feel good books », vous pouvez vous les fourrer où je pense, semble-t-il dire à Paul Auster. Il est intéressan­t de comparer ces deux auteurs car ils ont eu la même idée : Auster propose dans 4 3 2 1 quatre versions du même personnage ; Littell imagine sept variations autour de la même pool party. La comparaiso­n est humiliante pour le bobo de Brooklyn. Ce serait comme comparer un verre d’eau tiède avec une citerne de gin-tonic. La littératur­e est là pour déranger les conscience­s : si vous voulez du confort, achetezvou­s plutôt un climatiseu­r. Littell reprend le principe des Exercices de style de Queneau mais au lieu de suivre un homme qui prend l’autobus, son narrateur sort d’une piscine. Il avance dans un couloir gris dont il ouvre des portes, comme dans

Alphaville de Godard. Chaque porte conduit à une orgie différente ; parfois le héros change de sexe ou de ville. Son monde n’est que luxure, guerres, solitude. Certaines pages font penser à American Psycho de Bret Easton Ellis : la même froideur clinique, la même violence blasée. On pense aussi aux délires sadomasoch­istes d’Alain Robbe-Grillet. Je cite beaucoup de références, comme pour me rassurer, car en réalité je n’ai jamais rien lu de pareil. Une vieille histoire. Nouvelle version est peut-être le premier roman de la posthumani­té. Littell imagine notre futur : quand nous serons entièremen­t connectés à une réalité virtuelle, notre vie ressembler­a-t-elle à ce rêve pornograph­ique en 3D ? Une vieille histoire

invente un nouveau genre romanesque : l’hyper-surréalism­e. Bienvenue au XXIe siècle, où le roman n’est plus un miroir le long du chemin mais une piscine où la réalité se dissout dans un orgasme simulé, entre deux fusillades absurdes. Mazette ! Que voulez-vous : la littératur­e est un sale boulot, mais quelqu’un doit bien s’en charger. Une vieille histoire. Nouvelle version, de Jonathan Littell, Gallimard, 370 p., 21 €.

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