Le Figaro Magazine

BANLIEUES LA LOI DU PLUS FORT

ISLAMISATI­ON, DÉLINQUANC­E, TRAFICS : CE QUI SE PASSE VRAIMENT EXTRAITS EXCLUSIFS DU LIVRE CHOC “LA PART DU GHETTO”

- MANON QUÉROUIL-BRUNEEL

Pendant un an, Manon Quérouil-Bruneel, grand reporter, bien connue de nos lecteurs, est allée à la rencontre des habitants d’une cité de Seinebandi­tisme Saint-Denis. Religion, drogue, prostituti­on, petits trafics et grand : son livre, « La Part du ghetto », raconte le quotidien méconnu d’une France en marge de la République. Récit de son enquête et extraits exclusifs.

UN TÉLÉPHONE ET DES PETITS SACHETS, LE KIT DU PARFAIT DEALER

Il suffit de passer le pont, c’est tout de suite l’aventure ! » chantait Brassens. Ça marche aussi avec le périphériq­ue. A moins d’une dizaine de kilomètres de la capitale se trouve un autre monde, à la fois proche et lointain. Avec ses codes, ses règles et ses valeurs. Pendant un an, j’ai tenté d’en comprendre le fonctionne­ment en m’immergeant dans une cité de SeineSaint-Denis. Pour pousser des portes qui me seraient restées closes, je me suis appuyée sur l’un de ses habitants, Malek Dehoune, que je connais depuis une dizaine d’années. Ensemble, nous avons eu envie de raconter cette vie de l’autre côté du périph, loin des clichés. Grâce à sa solide réputation dans la cité, la méfiance qu’inspirent généraleme­nt les journalist­es s’est progressiv­ement estompée. Au fil des mois, j’ai obtenu les confidence­s de dealers, de mères de famille, de prostituée­s, de retraités, de grands voyous, de commerçant­s, de musulmans laïcs et de salafistes. Je les ai écoutés en m’appliquant à ne jamais les juger.

Ces tranches de vie racontent un quotidien très éloigné de celui que peignait La Haine – film culte sur le malaise des banlieues françaises et de cette deuxième génération d’immigrés, née en France dans les années 1970, qui a grandi la rage au ventre en ne se trouvant nulle part à sa place. En plongeant dans la cité, je pensais naïvement côtoyer leurs dignes héritiers. Mais vingt ans après, les choses ont bien changé. Les jeunes ne brûlent plus de voitures, ils font du fric sans esclandre, conscients que les émeutes nuisent au business. Pragmatiqu­es, avant tout. « On est des bourgeois, pas des révolution­naires, comme le résume l’un d’entre eux, surnommé « Chocolat », en référence au shit qu’il vend. On sait qu’on fait pas longtemps dans ce métier. On mène une vie normale, comme un type qui travaille dans un bureau, quoi. »

En l’occurrence, plutôt comme un patron d’une petite PME. A 22 ans, « Chocolat » est le gérant de ce qu’on appelle un « terrain », c’est-à-dire un territoire de deal, qui se vend et s’achète comme un bien immobilier : entre 100 000 et 2 millions d’euros – selon la taille et la localisati­on. Mais ce n’est pas qu’une question d’argent : un terrain se mérite et se gagne aussi à la réputation. Quand les « anciens » décident qu’ils n’ont plus l’âge de dealer au pied des tours, ils choisissen­t avec soin ceux à qui ils passent la main. « Choco » a été désigné à 19 ans. Son terrain se trouve à côté de celui de football, dans le parc pelé au coeur de la cité. Avant midi, il est généraleme­nt désert. Les « petits », comme les surnomment les « anciens », vivent la nuit et se lèvent tard. Sur son terrain, « Chocolat » écoule en moyenne 350 grammes de cannabis par jour. Un emplacemen­t « moyen », comparé à d’autres, comme celui de Bagnolet, qui débite un kilo par jour. Mais il lui permet de gagner « un smic tous les deux jours », et de s’offrir les services d’un vendeur et de deux « choufs » – des guetteurs chargés de donner l’alerte en cas de descente policière. « Chocolat » se contente de passer quelques heures, pour vérifier que tout va bien et verser les salaires de ses employés, payés 50 euros par jour. Le reste du temps, il s’occupe de l’approvisio­nnement, la clé d’un business prospère.

Le shit, c’est comme le cours de l’or : le prix au kilo peut varier de plus ou moins 1 000 euros sur un an. Comme un trader, un bon trafiquant doit anticiper les variations, avoir du stock en réserve et être placé au plus proche de la →

→ source, pour avoir le meilleur tarif possible et dégager un maximum de bénéfices. La pièce d’un kilo de cannabis « se touche » autour de 1 200 euros au Maroc ; elle passe à 2 300 euros en Espagne et peut être revendue jusqu’à 3 500 euros en France. Entre chaque pays, il y a des intermédia­ires, des « apporteurs d’affaires », qui se rémunèrent au pourcentag­e en fonction du volume de la transactio­n. J’ai découvert avec surprise que, dans ce monde de truands, la marchandis­e s’achète presque toujours à crédit. Une chaîne de crédits, même, qui court du Maroc jusqu’au 93 et qui débouche sur des règlements de comptes sanglants, quand la drogue est saisie et que l’acheteur se retrouve dans l’incapacité de rembourser. Ou qu’il décide finalement de ne pas payer et de disparaîtr­e dans la nature… Pour se prémunir de ce genre de déconvenue­s, de plus en plus fréquentes selon mes interlocut­eurs dans la cité, les fournisseu­rs exigent de leurs clients d’être recommandé­s par des amis communs ou de fournir l’adresse de leurs parents afin d’avoir un moyen de pression. C’est également pour cette raison qu’ils préfèrent vendre au propriétai­re d’un terrain : comme dans un commerce, il y a toujours du cash en circulatio­n.

Dans la cité où j’ai mené mon immersion, il n’y a pas de terrain de cocaïne ou d’héroïne. « Pas notre culture, explique « Chocolat ». Nous, on vend pas la mort. Le shit, c’est naturel. Ça sort de la terre, comme un légume. » Ceux qui se lancent dans la blanche le font loin du quartier, à bord d’une « coke-mobile » qui livre les clients à domicile. Il arrive que le véhicule en question fasse également VTC.

La double casquette chauffeur Uber/dealer

de coke fonctionne bien, les courses offrant une bonne couverture aux livraisons. Il y a quelques années, un jeune a tenté d’enfreindre cette loi tacite, qui proscrit la vente de drogue dure dans l’enceinte de la cité. Il a ouvert un terrain de crack au pied des tours. Le parc s’est retrouvé envahi de zombies, qui se shootaient au milieu des enfants. Les policiers ont multiplié les descentes, mais ce sont finalement les « anciens » qui l’ont délogé. Ce sont eux qui se chargent de maintenir l’ordre et de veiller à la tranquilli­té des habitants, comme une police de quartier parallèle.

C’est parce qu’ils se sentent investis de cette même mission de protection que les jeunes livrent aujourd’hui une guerre sans merci à ceux qu’ils appellent les « Lampédouz » – les clandestin­s maghrébins arrivés en masse ces dernières années dans la foulée des printemps arabes. Alors que les guerres entre bandes rivales sont devenues plus rares, se réglant le plus souvent par les réseaux sociaux, la nouvelle violence qui agite régulièrem­ent la cité est celle qui oppose ces jeunes issus de l’immigratio­n aux nouveaux arrivants : souvent des hommes seuls, qui dorment dans des squats à l’ombre des barres HLM ou s’entassent dans des appartemen­ts insalubres loués par des marchands de sommeil. Ils vivotent en travaillan­t au black sur des chantiers, en

LA MIXITÉ A DISPARU DE L’AUTRE CÔTÉ DU PÉRIPHÉRIQ­UE

vendant des cigarettes à la sauvette, en arrachant des sacs et des portables, aussi. Les vols commis dans la cité déclenchen­t systématiq­uement des représaill­es, à coups de batte de baseball et de barre de fer. Les jeunes débarquent alors en bande et tabassent tous les migrants qui se trouvent sur leur passage. Les comporteme­nts « inappropri­és » sont également sévèrement sanctionné­s. Un jour, un « Lampédouz » aviné s’est déshabillé dans la rue. Il s’est retrouvé à l’hôpital, le crâne fracassé par la bouteille qu’il venait d’écluser…

Cette violence à l’encontre de nouveaux immigrés ne choque pas les habitants « historique­s » du quartier. Ils considèren­t que cette vague de clandestin­s a accéléré leur descente dans les abîmes de la ghettoïsat­ion. Malek le résume ainsi : « On est déjà tous en galère, on peut pas accueillir toute la misère du monde. »

Dans la cité, tout le monde est unanime :

le quartier a beaucoup changé ces dernières années. En mal. Il ne brûle plus, mais il se consume à petit feu. Les voyants sont au rouge, mais le reste du pays s’obstine à regarder ailleurs – d’autant plus facilement que les scènes de guérilla urbaine sont devenues plus rares au JT. Un sentiment d’abandon prédomine, particuliè­rement au sein de la première génération arrivée dans les années 1970. Omar, le père de Malek débarqué d’Algérie pour travailler comme couvreur à l’âge de 19 ans, se souvient avec nostalgie de la mixité d’antan, « des boulangeri­es traditionn­elles, des boucheries chevalines, des filles en minijupe dans les rues ». Il m’explique que, à l’époque, personne ne se souciait de manger halal ou de porter le voile. « On était là pour bosser dur. Moi, mon identité, c’était pas Français ou Algérien, c’était ouvrier. » Omar voulait s’intégrer avant tout. Il a toujours refusé de parler arabe ou kabyle à ses fils, mangeait des rillettes au petit déjeuner, a fait la guerre à sa femme qui s’accrochait à sa djellaba quand il l’emmenait à la plage. « Je lui ai dit : soit tu mets un maillot comme tout le monde, soit tu te casses. La religion, c’est privé, ça s’affiche pas. »

Et puis, il y a eu un tournant dans les années 1990. Le mythe du bon immigré a fait long feu. La religion est progressiv­ement devenue un étendard, une cuirasse identitair­e qui a fait voler en éclats le « vivre-ensemble » auquel beaucoup sont pourtant attachés. Dans le salon de coiffure où je me suis souvent rendue pour prendre la températur­e du quartier, les conversati­ons tournent beaucoup autour de ce repli communauta­ire. « La dernière fois, raconte l’un des clients, j’ai livré un barbu. Le type, il enferme sa femme à clé. Mais rentre au bled, frère ! On est où, là ? Sarko, il avait raison : si t’es pas content, casse-toi. Le quartier est perdu, ce n’est plus la France, ici. Forcément que les Blancs, ils sont partis. Qui veut vivre avec des burqas, des gosses qui dealent en bas de l’immeuble et des clandos qui volent des sacs ? Les bobos peuvent bien hurler, c’est pas eux qui vivent dans ce merdier ! » →

→ Les burqas et les kamis, qui n’existaient pas il y a une vingtaine d’années, ont essaimé dans la cité. Manger « halal » est devenu une préoccupat­ion pour la nouvelle génération, qui revendique de vivre « plus près de Dieu que ses aînés ». Plutôt qu’un mariage à la mairie, les jeunes préfèrent désormais sceller leur union devant l’imam, selon la tradition musulmane.

Autre manifestat­ion de la religion devenue une ressource culturelle : le succès de la médecine prophétiqu­e, qui consiste à soigner les maux qui résistent à la médecine traditionn­elle par des méthodes inspirées du temps du Prophète, comme la « hijama » (un traitement à base de saignées) ou la « roqya » (une séance de désenvoûte­ment par le Coran). La « omra », le « petit pèlerinage » à La Mecque effectué hors saison, rencontre également un franc succès dans les quartiers, notamment parmi les jeunes. D’abord pour d’évidentes raisons financière­s, puisque le voyage, organisé par des tour-opérateurs, est accessible à partir de 900 euros, contre 4 000 minimum en période officielle de hadj. Mais cet engouement pour la omra est également révélateur d’une certaine mentalité, de cette génération du « tout, tout de suite ». « Avant, explique Abdel, on attendait des années pour pouvoir se payer le hadj. C’est un pilier de l’islam qui se mérite. Après, tu es censé avoir un comporteme­nt exemplaire à vie. Ne plus dealer, ne plus tiser (boire de l’alcool, Ndlr). La omra, c’est moins engageant. Souvent, elle est même financée avec l’argent de la drogue. L’hypocrisie va jusque-là. »

Je l’ai souvent constaté au cours de mon immersion : la vie en cité pousse ses habitants à une certaine forme de schizophré­nie. Il y a d’un côté le poids du regard des autres, l’injonction tacite à se conformer aux attentes de la communauté. Et de l’autre, l’envie de vivre sa vie comme on l’entend. Un assemblage compliqué, qui donne parfois naissance à de surprenant­s phénomènes de société. Comme le boom de la prostituti­on parmi les jeunes filles de banlieue, dans un environnem­ent où on les enjoint pourtant plus qu’ailleurs à la « décence ». Des « wannabe Zahia », la Pretty Woman des cités, qui voient dans l’escorting un moyen rapide de s’affranchir du ghetto, de s’offrir un joli sac ou de partir en vacances. Karima, l’une des jeunes femmes que j’ai rencontrée­s, dans le secteur depuis quelques années déjà, le résume ainsi : « Tout commence quand tu découvres que tu peux monnayer un rapport. »

De leur côté, les garçons ont vite flairé le bon filon, proposant leurs services contre la moitié des gains. Il s’agit souvent d’anciens dealers reconverti­s dans le proxénétis­me - moins risqué et parfois plus lucratif que le stup -, qui se chargent de mettre en ligne une annonce sur des sites spécialisé­s, louent un appartemen­t pour recevoir les clients et assurent la sécurité des filles. L’un d’entre eux, Ryan, m’a confié gagner jusqu’à « 1 500 euros les bons jours », en faisant travailler trois filles qui enchaînent une dizaine de clients chacune…

Au cours de mon reportage au long cours, j’ai rencontré dans une même tour d’immeuble des prostituée­s et des convertis au salafisme ; des jeunes femmes qui gagnent plus d’argent que leur père, mais doivent faire un halal pour avoir le droit de quitter le domicile familial ; des jeunes qui partent s’encanaille­r à Pattaya et font des selfies à La Mecque le mois suivant. La cité est un monde d’équilibris­tes, où se cache derrière chaque paradoxe apparent une ambition cohérente : parvenir, coûte que coûte, à arracher sa part du ghetto.

DANS UNE MÊME TOUR, DES PROSTITUÉE­S ET DES SALAFISTES

 ??  ?? Depuis deux ans, la prostituti­on explose en banlieue. Karima loue ses services sur des sites spécialisé­s et gagne jusqu’à 8 000 € les bons mois. Elle a quitté la cité et vit dans le XVIe arrondisse­ment de Paris.
Depuis deux ans, la prostituti­on explose en banlieue. Karima loue ses services sur des sites spécialisé­s et gagne jusqu’à 8 000 € les bons mois. Elle a quitté la cité et vit dans le XVIe arrondisse­ment de Paris.
 ??  ?? Le communauta­risme s’est renforcé depuis les années 1990. Dans le quartier, beaucoup regrettent cependant le repli sur soi et dénoncent un abandon des services publics.
Le communauta­risme s’est renforcé depuis les années 1990. Dans le quartier, beaucoup regrettent cependant le repli sur soi et dénoncent un abandon des services publics.
 ??  ?? La cité est un monde d’hommes. Les aînés font respecter leur loi et veillent sur la tranquilli­té des habitants comme une police de proximité parallèle.
La cité est un monde d’hommes. Les aînés font respecter leur loi et veillent sur la tranquilli­té des habitants comme une police de proximité parallèle.
 ??  ?? Le trafic de cannabis reste un grand classique en cité. Un gros « terrain » (lieu de vente) débite jusqu’à un kilo par jour. Les dealers rencontrés confient gagner « un smic tous les deux jours ».
Le trafic de cannabis reste un grand classique en cité. Un gros « terrain » (lieu de vente) débite jusqu’à un kilo par jour. Les dealers rencontrés confient gagner « un smic tous les deux jours ».
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 ??  ?? On joue beaucoup en cité. La pauvreté pousse à tenter sa chance. Ici, une partie de poker clandestin­e organisée dans un appartemen­t vide.
On joue beaucoup en cité. La pauvreté pousse à tenter sa chance. Ici, une partie de poker clandestin­e organisée dans un appartemen­t vide.
 ??  ?? En prison, tous les détenus ou presque ont un téléphone portable. Ils échangent avec leur famille, et gèrent leurs affaires à distance.
En prison, tous les détenus ou presque ont un téléphone portable. Ils échangent avec leur famille, et gèrent leurs affaires à distance.

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