Lecture-Polémique
Après un peu plus de deux siècles d’existence, la « démocratie en Amérique », si chère à Alexis de Tocqueville, estelle devenue la « ploutocratie en Amérique » ? Le polémiste Lewis Lapham en est convaincu. Dans les chroniques réunies ici, et parues au Harper’s Magazine, puis au Lapham’s Quarterly (en toute simplicité) pendant près de trente ans de vie politique américaine, cet élégant vitupère avec entrain en citant la philosophie antique. Lewis Lapham est un patricien de la vieille gauche américaine, qui se donne des airs de nouveau Caton, avec une canne à pommeau et la passion du golf en plus. L’auteur, en effet, a tous les quartiers de noblesse d’un gardien de la démocratie américaine, cette cité bénie des dieux, tout en haut de la colline. Son grand-père, qui fut maire de San Francisco, prononça le discours d’ouverture de la session des Nations unies en 1945. Son arrièregrand-père créa la firme pétrolière Texaco, un aïeul plus vénérable encore fut ministre de la Guerre en 1813 et mena une expédition militaire au Canada. Enfant, il vit passer chez ses parents le commissaire soviétique aux Affaires étrangères, Viatcheslav Molotov, ou le prince Fayçal d’Arabie saoudite discutant avec John Foster Dulles. Il a été lui-même le patron de la rédaction du Harper’s Magazine, bible de l’intelligentsia, et pour compléter le tableau, son propre fils a épousé la fille de Brian Mulroney, ancien Premier ministre du Canada. Lapham utilise ses chroniques comme un défouloir contre la dérive ultraconservatrice de l’Amérique. Notre grand bourgeois de gauche déplore la décadence des moeurs démocratiques, sous l’effet d’une triple évolution, qu’il dénonce, mais face à laquelle on le trouve bien démuni.
La première évolution est la montée en puissance d’une classe sociale hyperconsumériste, qui a oublié qu’avec le marché viennent aussi les institutions qui l’encadrent. Une horde de nouveaux riches se livrant au festin des vanités et apostasiant sa foi en la promesse américaine d’une réussite pour tous. La deuxième évolution est une transformation culturelle à l’intérieur de la démocratie américaine, qui s’opère avec le passage de « l’homme typographique », lecteur de la presse et des bons livres, habité par une haute idée de la raison humaine, à « l’homme graphique », subjugué par le télévisuel puis le digital, obéissant à l’instantané et à l’émotivité sans lendemain. La troisième évolution est un basculement géopolitique : la fin de l’affrontement Est-Ouest. Pour Lapham, ce passage du statut de
L’actuel hôte de la Maison-Blanche n’est pas une anomalie, mais le produit d’un déclin de l’Empire américain
superpuissance du monde libre au statut d’hyperpuissance solitaire d’un monde unifié est une malédiction. Le début de la fin. A ses yeux, son pays s’est laissé prendre par la folie des grandeurs, l’hubris d’une toute-puissance impériale dont il n’a pas la vocation. C’est un peu comme si l’Amérique avait connu le même destin que Rome, passant de la République à l’Empire – mais un empire beaucoup plus périssable et dont la date de péremption est déjà dépassée.
Conspuer une « ploutocratie béate de suffisance »,
tel est le fil – rouge, bien sûr – que Lewis Lapham a choisi pour ces propos de très mauvaise humeur. Dans une des scènes les plus drôles du livre, l’auteur raconte qu’en 1957, jeune diplômé de Yale plein d’idéalisme, il postule à la CIA. Il se prépare à l’entretien en potassant tout sur Lénine, Staline, la profondeur de la mer Noire… Mais les recruteurs ne l’interrogent que sur ses connaissances du milieu mondain : au 13e trou du National Golf Links, à Southampton, quel club prend-on dans son sac ? Ils le sondent aussi sur une jeune fille très en vue et peu farouche. Porte-t-elle une combinaison ? Dégoûté, le trop sérieux Lapham renonça à sa carrière d’espion. « De ce jour je n’ai plus douté du talent qu’a l’Agence pour faire échouer presque n’importe quelle opération, clandestine ou non, outrepassant ses capacités d’action. »
Personne ne trouve grâce aux yeux de ce sachem renfrogné à part, peut-être, Bernie Sanders – qui se contente, il est vrai, de proposer une Sécurité sociale à la française. Entre George Bush et Al Gore, déjà, il voyait aussi peu de différences qu’entre « le Coke et le Pepsi ».
Faut-il préciser ce qu’il pense de Donald Trump, « ce beau merle en surpoids inopinément envolé de sa cage dorée » ? Mais qu’on ne s’y trompe pas, l’élection de Trump est pour Lapham parfaitement logique. L’actuel hôte de la Maison-Blanche n’est pas une anomalie, mais le produit d’un déclin de l’Empire américain. Une décomposition que les deux mandats de Barack Obama n’auront pas enrayée. Encore une déception. CHARLES JAIGU Le Temps des fous. Quand l’Amérique abandonne sa démocratie, de Lewis Lapham, Saint-Simon, 329 p., 22,80 €.