Alain Besançon : « Au milieu du vide métaphysique prospère une vague religiosité humanitaire »
C’est un événement éditorial. Contagions regroupe en un recueil, publié aux Belles Lettres, dix oeuvres majeures d’Alain Besançon.
Dix oeuvres étalées sur près de cinquante ans, à travers lesquelles l’historien, membre de l’Institut, directeur d’études à l’EHESS et spécialiste des religions, démonte les confusions idéologiques et religieuses de notre temps.
« Tout ce temps que j’ai passé sur l’histoire russe et le communisme soviétique, à l’étudier et à l’analyser, j’espère qu’il me sera compté à pénitence », écrit Alain Besançon dans son autobiographie Une Génération (1987). L’historien ne s’est pas pardonné. Membre du parti communiste de 1951 à 1956, il rompt avec lui après la diffusion du rapport de Nikita Khrouchtchev qui révèle les crimes du stalinisme. « Honteux » et « en colère », Alain Besançon décide alors d’explorer l’histoire de la Russie et de l’URSS, et plus largement de démonter les mécanismes des totalitarismes, pour mieux comprendre ce qui lui est arrivé. Ce sera l’oeuvre de sa vie. Revenu au catholicisme, celui qui est aussi un spécialiste de la religion, voit dans le communisme une forme de gnose. Une idéologie qui se présente comme « scientifique », mais qui « emprunte au religieux l’espérance et obtient ainsi un profond dévouement des partisans qui en sont en quelque sorte les “fidèles” ». Contagions (Les Belles Lettres), volume imposant qui vient de paraître et regroupe dix de ses écrits, sonne comme une mise en garde contre ce qu’il appelle la « contagion intellectuelle » : la confusion entre la foi et la science, l’idéologie et la théologie, la religion et l’humanitaire. Dans l’islam, où « les lois civiles sont sanctifiées par Dieu lui-même dans le Coran », ce brouillage des repères explique beaucoup du chaos actuel.
Vos préfaciers décrivent votre oeuvre comme traversée par une longue question, à la manière d’un fil d’Ariane : « Comment a-t-on pu être communiste ? Et comment si nombreux ont-ils pu l’être ? » Il y a beaucoup de raisons. Voici les trois qui me paraissent principales. Le « marxismeléninisme » se présente comme une explication totale du monde, dans tous ses aspects et garantie par la science. C’est faux, c’est une illusion, mais tentante auprès des jeunes gens. C’est la tentation d’un raccourci vers le savoir total. Ensuite, il contient un fort élan révolutionnaire. C’était l’humeur au lendemain de la guerre. La France avait connu la Révolution avec la tentative jacobine qui avait tourné court après la chute de Robespierre en I794. Le communisme bolchevique semblait prendre le relais, recommencer la révolution et la conduire à son but idéal. Ensuite peu de gens savaient ce qui s’était passé en Russie. La mer de sang était soigneusement cachée. Le pays des soviets paraissait l’utopie au pouvoir, l’utopie réalisée. L’Union soviétique venait de mener une guerre héroïque et avait participé à la grande victoire sur l’utopie nazie, utopie jumelle dont tout le monde connaissait les horreurs. Les horreurs communistes étaient connues de peu de gens, peu crues, marginalisées. Dans les années 1950, le monde intellectuel français pensait beaucoup de bien de la Russie soviétique. A l’université, à Sciences-Po, on en parlait avec respect et admiration.
Vous insistez sur le fait que le régime soviétique n’était pas une dictature comme les autres. Quelle est la spécificité du totalitarisme soviétique ?
En 1950, bien du monde croit que le régime de Franco est pire que celui de Staline ! L’Espagne de Franco est une dictature pure et simple : un leader a pris le pouvoir et ne l’a rendu qu’à sa mort. La Russie, pour beaucoup de Français, n’avait rien connu de pareil, elle n’était qu’une forme différente et authentique de démocratie. Là est le mensonge qui met à part le communisme et le différencie des dictatures classiques. On sait combien de morts a fait la guerre civile espagnole : 200 000 de chaque côté. Cela n’a rien à voir avec les 30 ou 40 millions du régime soviétique ! D’autant que le communisme chinois, vietnamien, cubain, éthiopien a continué d’étendre ses ravages. D’une certaine façon, la vérité sur le régime marxiste-léniniste n’a atteint les masses françaises que dans le courant des années 1970, avec Soljenitsyne dont les livres ont déchiré le rideau d’imposture. C’est-à-dire très tard. →
→ Mais même dans les années 1970, beaucoup d’intellectuels français refusent de regarder la réalité en face… Comment expliquer cette cécité ?
Pour ce qui est de la France, je crois vraiment que c’est toujours ce désir, très fermement ancré chez de nombreux intellectuels, de recommencer la Révolution. Et puis, chez nombre d’entre eux, il existe aussi un goût du sang ! Ce n’est pas toujours sympathique, un intellectuel français ! Certains d’entre eux peuvent même être parfois fascinés par la violence. Alain Badiou, qui était alors professeur à l’Ecole normale supérieure, a salué avec beaucoup de joie les massacres commis au Cambodge… Le rêve d’une société idéale, égalitaire, juste, existe depuis toujours. Depuis Platon. Cela vaut bien de se résigner à la violence. Pas d’omelette sans casser des oeufs…
La différence, dites-vous, entre une dictature comme celle de l’Espagne franquiste et le système soviétique, c’est l’idéologie. Sur quoi repose celle du marxisme-léninisme ?
C’est une doctrine fondée – croyait-on – sur la science, et embrassant tous les aspects de la vie. Elle synthétisait une connaissance prétendument complète de l’homme, de la société et de leur destin. En Russie, la censure et la propagande persuadaient que le régime apportait une promesse de salut. Cette matrice religieuse, qui peut paraître paradoxale car l’idéologie est en même temps profondément antireligieuse, fait descendre sur terre les clés du salut, et c’est le parti qui en est le garant. L’idéologie emprunte au religieux l’espérance, et obtient ainsi un profond dévouement des partisans qui en sont en quelque sorte les « fidèles ». Mais c’est un système positiviste, qui s’appuie sur des théories « scientifiques », et pratique, dans la mesure où l’on en connaît les recettes : la suppression de la propriété permettant la création d’une société d’un type nouveau. C’est une forme de nouvelle gnose, et c’est ce que j’essaie de démontrer dans mon livre, Les Origines intellectuelles du léninisme.
La gnose est une doctrine qui parasite les religions de la Bible depuis leurs débuts : une forme de « do it yourself », l’idée que dès l’instant où l’on connaît les principes secrets de fonctionnement du monde, on peut se débrouiller sans Dieu pour les appliquer et se sauver soi-même. Il y a eu des gnoses très puissantes dans l’Antiquité : le manichéisme, le marcionisme… au travers desquelles le christianisme a tâché de se frayer un chemin. Puis au XIXe siècle, la gnose a cessé d’être religieuse pour devenir prétendument scientifique, ce qui était nouveau. Le léninisme se veut prouvable, et il apporte des garanties de scientificité : en somme, il croit qu’il sait, tandis que les vieux gnostiques savaient qu’ils ne faisaient que croire, bien qu’ils crussent en une foi différente de l’orthodoxie chrétienne ou juive. Mais Lénine s’appuyait sur un corpus résolument scientifique, qui ne voulait rien envier aux découvertes mathématiques ou aux percées de la physique : une forme de connaissance sociologique absolue de l’homme. Il vaut mieux savoir que croire ! La Russie de la fin du XIXe siècle était en proie à une très grande confusion d’esprit : il y avait des marxistes, des symbolistes, des eschatologies assez variées, des chrétiens et des parachrétiens… Tous ces courants ont été balayés par le matérialisme historique et dialectique, qui a imposé son hégémonie.
Aujourd’hui, diriez-vous que l’islamisme est un nouveau totalitarisme ? Y a-t-il des points communs avec le léninisme ?
C’est un fanatisme religieux, ce n’est pas la même chose. Le fondamentalisme se développe aujourd’hui dans l’islam comme il s’était jadis manifesté à plusieurs reprises dans de nombreuses religions, y compris dans le christianisme ; mais il se sait religieux, et ne se prétend pas scientifique.
Comment expliquez-vous cette montée en puissance de l’islam radical ?
Peut-être parce que c’est une religion plus rationnelle, selon son dire, et moins exigeante que le christianisme. Si l’on est en règle avec les « cinq piliers » on est assuré d’aller au Ciel. Il n’y a pas de libre arbitre. Le croyant n’a pas à se poser les questions qui tourmentent indéfiniment le juif et le chrétien. Pas de lutte intérieure à mener. C’est aussi une religion qui s’est débarrassée de la complexité et du tragique de l’histoire. Dans la perspective biblique, vous avez un début, un milieu et une fin : la révélation les définit. L’islam est antérieur à tout : les gens ne se convertissent pas à l’islam, ils se « déconvertissent » à des religions antérieures, qui se sont superposées à l’islam, l’ont déformé, pour redevenir les musulmans qu’ils étaient à leur naissance. Le monde se sépare en deux zones : le Dar al-Islam, où règne l’islam, et le Dar al-Harb, le monde des incroyants destinés à se convertir.
Sur le long terme, l’islam ne paraît pas soluble dans quoi que ce soit d’autre. La notion décisive est l’« alliance ». Au pied du Sinaï, Dieu fait alliance avec le peuple hébreu, et les chrétiens fondent une nouvelle alliance qui en prend la suite. Cette alliance délimite le peuple juif et le peuple chrétien. On fait partie du peuple chrétien moyennant la foi, adhésion de confiance au Dieu caché. L’alliance n’existe pas dans l’islam, qui est fondé sur une soumission générale à la loi qui ne distingue pas entre les peuples. Dieu dans l’islam est une évidence à laquelle tous les hommes sensés ne peuvent se dérober. Les écritures juives et chrétiennes sont falsifiées et dissimulent la vérité du Coran. Telle est peut-être la différence la plus insurmontable. La cohabitation a pourtant longtemps été possible, en Espagne ou à Malte par exemple. Mais cette cohabitation ne dure pas. Les chrétiens d’Orient se font expulser aujourd’hui, comme les musulmans d’Espagne ont eux-mêmes été expulsés.
Vous ne croyez pas à la compatibilité entre l’islam et la République. Pourtant, avec le christianisme aussi les rapports ont longtemps été compliqués…
Le monde catholique était endogène, il faisait corps avec la civilisation française. Les catholiques ont fini par accepter de bon gré ou de mauvais gré la civilisation moderne, et c’est ce qu’on espère de la part des musulmans aujourd’hui. Il n’est pas certain que les musulmans se prêtent à une telle évolution. →
Dans l’islam, les écritures juives et chrétiennes sont falsifiées et dissimulent la vérité du Coran. Telle est peut être la différence la plus insurmontable
→ Marcel Gauchet avait prophétisé la sortie de l’ère des religions : n’assiste-t-on pas, plutôt, à l’effacement du christianisme et à l’essor de l’islam ?
J’ai lu dans une encyclopédie de 1880 que l’islam était en train de mourir. C’est dire si on se trompait ! Il y avait alors, selon l’encyclopédie, 80 millions de musulmans. Ils sont un milliard et demi aujourd’hui, plus nombreux encore que les catholiques. Un coup d’oeil sur le passé montre qu’une Eglise malade passe facilement à l’islam. On peut estimer que le succès initial de cette religion est venu de la massive hémorragie des chrétiens séduits par la nouvelle doctrine ou peu enclins, à cause de la faiblesse de leur foi, à résister à la technique efficace de conversion, à la pression fiscale, aux humiliations et aux misères du statut de dhimmi. L’Eglise d’aujourd’hui ne souffre pas de la même maladie que l’Egypte byzantine. Pour autant, on hésiterait à lui remettre un certificat de bonne santé. A en juger par les sondages, beaucoup de fidèles ne savent pas bien ce qu’ils croient ni pourquoi ils le croient. Ils doutent en grand nombre d’articles fondamentaux, comme du péché originel, de la vie éternelle, de la résurrection des corps. La catéchèse des enfants est, depuis une génération, troublée et incertaine. Elle ne vise plus à leur mettre dans la tête des formules dogmatiques stables, apprises par coeur, mais à leur insuffler un état d’âme, vague, affectueux et gentil pour tout le monde.
Comment expliquez-vous le basculement de l’Eglise actuelle dans ce que vous appelez « une foi humanitaire » ?
La déchristianisation actuelle vient probablement d’un décrochement de la foi, au sein même du clergé. Depuis 1960, la pratique religieuse s’est effondrée. Dès l’instant où on ne croit plus aux fins dernières, qu’on n’a plus la peur d’aller en enfer ni même le désir d’aller au paradis, la foi chrétienne est en danger. En Occident, au XXe siècle, l’idéologie a fini par remplacer la foi : d’abord le communiste de type léniniste, puis ce darwinisme dégénéré qui a abouti au nazisme dans les pays germaniques. Aujourd’hui, on se plaint d’un vide métaphysique au milieu duquel prospère une vague religiosité humanitaire.
Pour finir, pourquoi avez-vous choisi ce titre pour l’édition d’une partie importante de vos oeuvres, Contagions ?
Parce que je rejette viscéralement les mélanges. Je suis par tempérament prévenu contre les confusions qui oblitèrent la distinction réelle entre les objets, les mélanges qui brouillent les frontières, les contagions qui répandent les désordres dans les esprits. Je n’aime pas que le nationalisme se mélange avec le christianisme si intimement qu’on ne sait plus si l’encens s’élève vers Dieu, ou vers la nation qui devient son double idolâtrique. C’est ce qui est en train de se produire en Russie. Et dans une certaine mesure aussi dans l’islam, où les lois civiles sont sanctifiées par Dieu lui-même dans le Coran. Je n’aime pas qu’une doctrine fausse (le marxismeléninisme) se prenne pour une science exacte, ce qui a engendré une pandémie psychique à l’échelle du monde entier. Je n’aime pas que les religions perdent leur contour et se noient dans un humanitaire qui prétend les contenir toutes. Ces mélanges, ces confusions, engendrent des produits vénéneux et hautement contagieux. D’où mon titre.
■ PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO ET PAUL SUGY