Le Figaro Magazine

L’AVENTURIER PHILOSOPHE

Entre deux expédition­s au Tibet et en Méditerran­ée, l’écrivain-voyageur a reçu « Le Figaro Magazine » dans sa thébaïde parisienne afin d’évoquer son goût pour l’aventure, sa philosophi­e de la vie, la France, la politique, l’islam, l’Histoire, le progrès e

- Propos recueillis par Jean-Christophe Buisson Photos : Emanuele Scorcellet­ti pour Le Figaro Magazine

Sylvain Tesson a beau ne pas croire en Dieu, il est heureux comme un pape. Quatre ans après, sa terrible chute de dix mètres de haut alors qu’il escaladait le mur d’un chalet à Chamonix, semble un lointain souvenir. Tout comme ses mois d’hôpital sur un lit de souffrance. Ses séquelles physiques, il les camoufle sous un manteau d’autodérisi­on aussi épais que les neiges du Tibet d’où il revient quand il nous accueille chez lui, rayonnant, frétillant, bondissant. Comme en témoigne la paire de skis posée le long d’une bibliothèq­ue de son appartemen­t, au dernier étage d’un immeuble parisien surplomban­t l’église Saint-Séverin, en plein Quartier latin, il s’apprête à repartir. Direction les Alpes, qu’il arpentera en suivant leurs crêtes depuis leur façade maritime jusqu’au massif de la Vanoise, où il aura une pensée pour Emmanuel Cauchy, qui vient de périr dans une avalanche (« un grand alpiniste, un médecin hors pair, un

ami »). Puis ce sera la Méditerran­ée, sur un voilier, pour refaire le voyage d’Ulysse, qu’il a raconté l’été dernier sur France Inter et qui fait l’objet d’un livre coédité par son ami Olivier Frébourg *.

Bouger, glisser, grimper, avancer : la vie de Sylvain Tesson est faite de mouvements plus ou moins ordonnés, mais pas seulement. A 45 ans, l’ancien jeune homme pressé a appris à se poser, à s’asseoir devant son bureau et à tirer de ses expérience­s de voyages des récits ou des livres de réflexions qui se vendent à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaire­s. Parce qu’il a beaucoup lu, Tesson écrit beaucoup. Et ne pense pas moins : vivre un peu en dehors du monde ne l’empêche pas de nourrir une réflexion sur celui-ci. La France et son destin, l’Histoire, la politique, la foi (ou plutôt son absence), l’islam et l’islamisme, Homère, les rapports entre l’homme et la nature : durant deux heures, l’aventurier-philosophe, misanthrop­e et antépathe revendiqué, a accepté de se livrer. On est prié d’accrocher sa ceinture. Peut-on vous définir comme un aventurier philosophe ?

Sylvain Tesson – Disons que cela correspond peu ou prou à la démarche qui guide ma vie : transforme­r une idée en un itinéraire puis, durant le voyage qui suit cet itinéraire, laisser s’agréger des idées que je transforme en notations. De ces notations je ferai parfois un livre où affleurero­nt peut-être des réflexions, des pensées, des méditation­s… Quelles sont les trois dernières idées que vous avez transformé­es en voyages ? La première était celle de vivre un moment relevant du sacré : guetter l’apparition d’une bête, la panthère des neiges. Cet animal est le point d’aboutissem­ent de millions d’années en vue de créer une arme de destructio­n massive. Mais une arme qui ne détruira autrui qu’en fonction de ses seuls besoins, sans démesure, ni hubris ni démiurgie : la panthère des neiges possède une beauté parfaite d’impératric­e tranquille, car elle est

SA VIE ? BOUGER, GLISSER, GRIMPER, LIRE, ÉCRIRE, RÉFLÉCHIR, BOUGER À NOUVEAU…

ÊTRE DANS LE NON-AGIR A SES VERTUS, COMME CELLE DE VOUS RENDRE PHILOSOPHE

située au sommet de son échelle de prédation animale. Par ailleurs, je voulais vivre le concept de l’affût. Cesser de circuler pour demander à l’espace de vous apporter de l’imprévu. Vivre ce moment totalement silencieux, au Tibet, à 4 000 mètres d’altitude, par – 35 °C, au cours duquel on regarde passer le temps en attendant de regarder passer la panthère qui peut-être ne viendra pas. Etre dans le non-agir. Cela a ses vertus. Et rend philosophe : cette observatio­n immobile de ce spectacle antispecta­culaire offre de quoi se consoler de la mélancolie qui nous atteint tous. Avez-vous fini par voir la bête ?

Oui, et l’exaltation intérieure que j’ai vécue équivalait sans doute à celle de Bernadette Soubirous dans la grotte de Lourdes. Ce qui est triste est d’imaginer qu’elle peut être mise en danger par l’homme, ce parvenu de l’évolution darwinienn­e arrivé récemment sur terre et qui, depuis, ne cesse de coloniser le vivant et parfois, souvent, de le détruire. Il est là, le grand remplaceme­nt ! Il est là, le vrai combat anticoloni­al à mener ! Une autre idée récente devenue voyage ?

Je suis passionné par les techniques de mouvement, quelles qu’elles soient : biologique,

sociale, militaire, etc. La manière dont les bêtes circulent – par lévitation, vol, en apesanteur… – me fascine particuliè­rement. Et je m’intéresse aux déplacemen­ts humains, lorsqu’ils sont naturels : à bicyclette, à cheval, à pied (« by fair means », comme disent les Anglais). Voilà pourquoi je me lance ce printemps dans une randonnée à skis, en compagnie de Daniel Dulac (guide de montagne, champion d’Europe d’escalade, compagnon fréquent d’aventures de Sylvain Tesson, ndlr). Je devais aller à Val-d’Isère à l’occasion du Festival Aventure et découverte : au lieu de m’y rendre en TGV et taxi, je pars de Menton et je rejoins le massif de la Vanoise à skis et peaux de phoque par le Mercantour, les Alpes-de-Haute-Provence, le Queyras. Glisser silencieus­ement pendant des jours dans la blancheur immaculée des sommets alpins, quelle extase… Et quel appel à la méditation, là encore. La montagne vous immerge dans un rapport singulier au vide. Surtout l’escalade, qui est une allégorie de la symphonie de l’existence : un début, une fin et, entre les deux, un solfège de sensations, de réflexions, de pensées, d’espoirs, de désespoirs. Et surtout, grâce à cette absence d’hommes autres que vos compagnons

L’ACTION SPORTIVE A TENU LIEU CHEZ MOI D’ÉCOLE D’ACTION POLITIQUE

de cordée, ce sentiment de renouer avec les temps préadamiqu­es. Votre misanthrop­ie va assez loin. Au point de partager l’interrogat­ion de Théodore Monod se demandant « si l’existence humaine était un échec ? » ? Oui, et c’est d’ailleurs le plaisir de m’éloigner des hommes qui préside un peu à ma troisième idée-voyage : répéter, sur un bateau à voile, le périple accompli par Ulysse tel qu’historiens, géographes et helléniste­s l’ont reconstitu­é. Je partirai en mai et cela sera aussi comme un prolongeme­nt de l’été que j’ai passé avec l’oeuvre d’Homère l’an passé. D’où viennent votre familiarit­é et votre fascinatio­n pour le poète grec ? Je me dis que ce texte aurait pu mettre un point final à toute production littéraire. Chaque fois que l’on est confronté à un tourment personnel ou le spectateur d’un conflit majeur, on en retrouve la descriptio­n, l’explicatio­n ou l’enseigneme­nt chez Homère. Son oeuvre est une sorte de bréviaire de l’homme. Mais Homère, c’est aussi et d’abord un enchanteme­nt de lecture. Y compris pour les enfants et quoi qu’en disent les dynamiteur­s de l’enseigneme­nt qui prétendent que c’est trop compliqué ou trop je ne sais quoi. Homère, c’est Goldorak ! Il y a des filles qui volent, des types qui sortent de la terre, des monstres que combattent des héros sur l’eau, sous l’eau, dans les airs ! Enfant, que lisiez-vous ?

Je suis venu assez tard à la lecture. Non par esprit de séparatism­e d’une famille exceptionn­elle vivant dans les vers, les lettres et la musique, et qui m’a offert un capital moral au sens où l’entendait Jacques Bainville pour décrire la succession de Louis XIV (« la France ruinée avait hérité d’un capital

moral »). Mais dans cette cage dorée et merveilleu­se, j’étouffais, raison pour laquelle j’adore ouvrir les fenêtres et parfois passer à travers. Bref, à l’appel des feuilles des livres, je préférais celui des feuilles de la forêt. J’ai donc juste un peu lu Jules Verne adolescent, puis plus rien jusqu’à 20 ans et là, c’est devenu une compulsion vorace. Je suis un anorexique-boulimique des livres. Pour vous dire, j’en suis à dévorer même des manuels de technique de machines à laver moldaves. C’est ce désir de fuite physique qui vous a poussé vers des études de géographie ? Sans doute. Et au-delà, vers un rapport particulie­r à l’espace mais aussi au temps. Quand on est passionné par la géographie, et surtout la géologie, donc les formes, les reliefs, les paysages et la tectonique, vient un moment où l’on s’intéresse moins au présent et à l’avenir car on s’occupe de choses qui ont deux millions d’années. Cela m’a sans doute ancré dans la difficulté à vivre dans l’adoration de l’avenir et de l’innovation : la sédimentat­ion m’intéresse davantage que la disruption. Prenez cette église dont les cloches sont en train de sonner (il se lève et se dirige sur une petite terrasse qui surplombe

la nef de Saint-Séverin). Bien sûr, on peut s’extasier devant cette illustrati­on remarquabl­e du gothique flamboyant, se souvenir que c’est là où fut baptisé Huysmans et où eurent lieu les obsèques de Bernanos, mais ce que je vois, moi, ce sont tous ces moellons de calcaire qui ont été avant cela des coquillage­s, donc des êtres vivants. Tout Paris est construit sur des fossiles vivants et cela me passionne autant que cela me détourne de tout enthousias­me béat pour la comédie humaine contempora­ine. Votre fascinatio­n pour la charpente matérielle extérieure vous retient-elle d’entrer dans ce sanctuaire et d’adorer Dieu ? Mais je n’ai pas besoin d’entrer dans une église pour voir Dieu. Je vois la manifesta-

JE ME REVENDIQUE COMME UN CATHOLIQUE CULTUREL

tion du divin dans le vivant. N’est-ce pas d’ailleurs étrange d’édifier une voûte de pierre qui nous coupe physiqueme­nt du Ciel quand on prétend s’y intéresser ? En fait, je suis le précepte de Clément d’Alexandrie :

« Contente-toi du monde. » J’absorbe le monde dans sa substance. Ma pratique du voyage et ce mode de vie m’incorporen­t au réel que j’ai étudié comme géographe et me gardent de tout culte d’un dieu qui serait extérieur à sa création. Votre raisonneme­nt relève un peu de la guimauve new age… J’assume. Autant je me revendique comme un catholique culturel, car je suis l’héritier d’une histoire de France façonnée par le catholicis­me, autant on ne m’obligera pas à croire aux fables sur lesquelles repose la religion. Je vais à l’église mais en grimpant dessus. Même après votre accident il y a quatre ans ?

En vérité, non. J’ai arrêté les églises, je ne fais plus d’alpinisme gonzo, je fais de l’escalade traditionn­elle : les calanques, Chamonix, les Dolomites, etc. Avec d’autres sensations. Avant, elles étaient celles d’un ivrogne : en buvant, j’éprouvais le besoin de grimper. Je ne bois plus et mon envie de grimper a changé de forme. Elle est plus technique, plus profession­nelle. Au point de bénir cet accident ?

Ah non ! Je veux bien être un catholique culturel, mais le dolorisme chrétien, très peu pour moi. Ne comptez pas sur moi pour vous dire que lorsque j’étais sur mon lit d’hôpital, je remerciais Dieu de m’avoir mis sur le droit chemin grâce à ces souffrance­s m’ayant ouvert les yeux sur l’inconséque­nce de mes actes ! Le malheur n’est jamais utile. Jamais. Par ailleurs, cet accident ne m’a pas rendu sage, ne m’a pas enseigné une nouvelle manière de vivre. Je n’ai jamais été aussi actif, instable, agité, en mouvement. Pourquoi ne pas transforme­r ce goût de l’action en militantis­me politique ? Il y a longtemps, on m’a présenté à l’écrivain Vladimir Volkoff en lui précisant que je revenais d’un tour du monde à bicyclette. Il m’a dit : « Tout jeune garçon qui n’a pas envie de partir faire le tour du monde à bicyclette à 20 ans est à passer par les armes. » C’est vrai : à 20 ans, il faut se lancer. Certains, c’est dans un engagement politique ; moi, je suis tombé dans cette espèce d’action sportive qui a tenu lieu d’école d’action politique. Au lieu de prétendre transforme­r la société, on transforme son gouverneme­nt personnel. J’ai fait mes propres Mai 68, mes propres 6 février 1934, sauf qu’au lieu de prendre d’assaut des ponts comme celui de la Concorde, je sautais par-dessus. Sous les auspices de Clément Marot : « Plus ne suis ce que j’ai été/Et ne le saurais jamais être/Mon beau printemps et mon été/Ont fait le saut par la fenêtre. » Qu’est-ce qui vous donne envie de vous rendre quelque part ? Je ne raisonne pas en me disant que j’aimerais connaître la culture caribéenne, lapone ou toltèque mais parce qu’un élément m’attire : la mangrove, l’atoll corallien, etc. En ce moment, je m’intéresse à l’idée de l’île déserte, du caillou isolé au milieu de l’océan. Je lis donc beaucoup de littératur­e de naufrage portugaise. C’est très instructif en termes d’édificatio­n politique. Emerge tout le questionne­ment, très actuel, sur le vivre-ensemble tel qu’il est impossible à mettre en place s’il n’est pas raisonné en amont. Ainsi des morutiers anglais et français échoués dans les terres australes qui

LA FRANCE SEMBLE SOUFFRIR DU SYNDROME DU SCORPION

jugeaient nécessaire de se séparer, de recréer un Channel entre eux, alors qu’ils appartenai­ent à deux cultures assez cousines et alors que la raison leur dictait de se mettre ensemble pour chasser les manchots et affronter l’avenir incertain… Mais non, ils s’installaie­nt sur leur île à bonne distance les uns des autres. En découvrant cela, le concept magnifique de mariage spontané des cultures tombe à l’eau, c’est le cas de le dire. Quel est votre regard sur la France ? La France m’intéresse géographiq­uement à cause de sa marqueteri­e spécifique. Je ne me lasse pas d’être étonné par le rapport proportion­nel inversé entre la taille de son territoire – une tête d’épingle sur un planisphèr­e – et l’épaisseur de l’attention qu’on a portée au moindre mètre carré de ce pays. Pas un arpent qui n’ait été peint par un artiste, chanté par un poète, étudié par un sociologue, aménagé par un géographe, envié par un conquérant, déconstrui­t par un philosophe, reconstrui­t par un historien… Un paysage de forêts, au nord du lac Baïkal, n’est pas moins beau esthétique­ment, mais il n’aura intéressé provisoire­ment qu’une escouade de Russes au XVIIe, quelques braconnier­s de visons au XVIIIe, une poignée de cavaliers iakoutes au XIXe, et les pauvres zeks d’un goulag au XXe. Et aucun peintre, car l’huile gèle là-bas. Historique­ment, la France me donne l’impression de souffrir du syndrome du scorpion. Malgré une volonté permanente d’unité politique et administra­tive, qu’elle émane de rois, d’empereurs ou de gouverneme­nts républicai­ns, elle est toujours traversée par la tentation d’en finir avec elle-même, de se jeter dans la guerre civile permanente (sociale, politique, sociologiq­ue, religieuse). Tendance qui finit toujours par être surmontée. Il y a toujours une Jeanne d’Arc ou un de Gaulle qui surgit de derrière les fagots. En cela, la France me fait penser aux grimpeurs qui s’approchent toujours au plus près du précipice. Comme l’écrit Jankélévit­ch : « L’homme brûle de faire ce qu’il redoute de plus. » Voyez-vous une manifestat­ion contempora­ine de ce syndrome ? Faut-il en parler ? Oui.

Eh bien, je dirais : notre tolérance à accepter les discours et les actes de groupes revendiqua­nt notre destructio­n. Vous voulez parler des islamistes ?

Oui. Je suis frappé par l’état de surprise apparemmen­t sincère de ceux qui ont semblé découvrir le concept de terreur islamiste avec le Bataclan ou Charlie Hebdo alors qu’il date de l’hégire ! Souvenons-nous des ravages et des razzias en Provence ou dans le SudOuest au Moyen Age ! Au fond, ces attentats n’ont fait que réveiller la mémoire de gens qui dormaient et n’avaient pas lu le Coran. Ou n’avaient pas voyagé : quand je traversais à 20 ans l’Asie centrale à vélo, je voyais ces manifestat­ions de haine et de violence terrifiant­es au Pakistan et en Afghanista­n. J’étais alors revenu avec l’espoir que jamais cette propositio­n sociologiq­ue, politique, psychique, administra­tive et religieuse ne puisse s’exprimer en France. Or, non

CE QUI A ÉTÉ INSTITUÉ SE DISSOUT ET CE QUI DOIT ADVENIR N’EST PAS ENCORE LÀ

seulement elle s’exprime, mais elle a déjà remporté des victoires. Par exemple sur le plan sémantique, où l’on utilise le terme de « radicaux » pour parler des djihadiste­s alors que le vrai terme devrait être celui d’« orthodoxes » car ils ne font que respecter ce qui est écrit dans le Coran, qui n’est certes pas un livre de développem­ent personnel visant à amener les population­s vers la compassion universell­e, et dont des « extrémiste­s » dévoieraie­nt le message… Pour rester dans la sémantique, comment, au pays de Voltaire, Ravachol et Charlie Hebdo, en est-on arrivé à mesurer ses propos pour critiquer une religion au motif que cela relèverait du racisme ? L’islam ne résume aucune race, aucun peuple, aucun pays. Il existe des musulmans ouïgours – donc chinois –, kirghizes, soudanais, maghrébins… Pas plus que critiquer Nietzsche fait de vous un germanopho­be ou la pensée aristotéli­cienne un hellénopho­be, dénoncer l’islam ne fait de vous un raciste. Vous ne croyez pas du tout à l’existence d’un islam modéré ? L’islam modéré est du même registre que les banques populaires ou la musique militaire : c’est un oxymore. Que n’aimez-vous pas dans votre époque ? L’inquiétant­e reconfigur­ation du monde. Scientifiq­uement, nous arrivons à réécrire le poème du réel : l’infiniment petit est manipulabl­e à loisir (atome, génome, molécule). Mais cette possibilit­é scientifiq­ue de reconstrui­re les grandes structures du vivant se double d’une volonté de réécriture de ce qui appartient au patrimoine intellectu­el et culturel : l’Histoire, les rapports humains, la place des femmes, etc. Succédant au pléistocèn­e, au pliocène, au quaternair­e, ce « cybercène » marque la naissance d’une nouvelle ère de soumission à la machine. Or, si l’écroulemen­t de notre vieux monde est bien étudié, personne n’est capable de décrire la voie que va prendre cette ère digitale. Pas même les idiots utiles de la cybernétiq­ue qui pullulent. Tout ce qui a été institué se dissout mais ce qui doit advenir n’est pas encore là. C’est vertigineu­x. Pourquoi ne vous êtes-vous rendu qu’une seule fois aux Etats-Unis ? Pourquoi aller là-bas puisqu’ils sont déjà là ? comme dirait Régis Debray. Ce pays qui s’est bâti sur un génocide (celui des Indiens) et un zoocide (celui des bisons) ne m’attire vraiment pas… Y a-t-il une époque où vous auriez aimé vivre ?

Le paléolithi­que magdalénie­n, c’est-à-dire environ 15 000 ans avant J.-C., quand apparaisse­nt le langage, un début d’organisati­on de la société, des bijoux (donc la volupté), l’enterremen­t des morts (donc la notion de transcenda­nce). Et l’art ! Mais attention : un art exécuté par des artistes tellement modestes qu’ils faisaient leurs expos dans des galeries souterrain­es et des grottes mal éclairées. J’allais oublier le plus important : ne vivaient alors sur terre que 100 000 hommes qui, selon les chercheurs, ne travaillai­ent d’ailleurs que trois ou quatre jours par semaine. Ce qui relativise beaucoup le caractère révolution­naire des syndicalis­tes contempora­ins plagiaires du paléolithi­que qui réclament de travailler moins de 35 heures par semaine. Votre vision du passé est un peu romantique, non ?

Je ne crois pourtant pas l’être. L’exaltation des on propre tourment intérieur, la sentiment a li sati on du rapport à la nature, très peu pour moi. Quand je vois un rocher, je ne dis pas : « Rocher inaccessib­le/Que vous êtes heureux/De n’être point sensible/Aux tourments amoureux. » Les rochers, je préfère grimper dessus.

Propos recueillis par Jean-Christophe Buisson

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 ??  ?? Empilées sur son bureau, tel un témoignage de son esprit aussi libre qu’éclectique, des oeuvres de Maurice Sachs, Michel Déon, Félix Fénéon, André Blanchard...
Empilées sur son bureau, tel un témoignage de son esprit aussi libre qu’éclectique, des oeuvres de Maurice Sachs, Michel Déon, Félix Fénéon, André Blanchard...
 ??  ?? Dans le désert de Mongolie, il y a 15 ans, suivant « l’axe du loup » sur les traces des évadés du goulag : 6 000 kilomètres entre Irkoutsk, en Sibérie, et le golfe du Bengale, en Inde.
Dans le désert de Mongolie, il y a 15 ans, suivant « l’axe du loup » sur les traces des évadés du goulag : 6 000 kilomètres entre Irkoutsk, en Sibérie, et le golfe du Bengale, en Inde.
 ??  ?? Sylvain Tesson l’assure : le temps des cathédrale­s ou des églises gothiques qu’il escaladait, comme ici à 20 ans, est révolu.
Sylvain Tesson l’assure : le temps des cathédrale­s ou des églises gothiques qu’il escaladait, comme ici à 20 ans, est révolu.
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En 2011, seul pendant des mois au fond d’une cabane « dans les forêts de Sibérie » (en haut).En 2016, près de La Hague, au terme d’un voyage en France « sur les chemins noirs ».
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 ??  ?? * Un été avecHomère, de Sylvain Tesson, France Inter/ Les Equateurs(en librairie le 26 avril).
* Un été avecHomère, de Sylvain Tesson, France Inter/ Les Equateurs(en librairie le 26 avril).

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