FRANCIS FUKUYAMA
« Il y a un risque de défaite de la démocratie »
Depuis sa parution il y a près de trente ans jusqu’à aujourd’hui, « La Fin de l’histoire et le dernier homme » suscite de nombreuses polémiques. Beaucoup de commentateurs interprètent ce que vous appelez « la fin de l’histoire » comme l’avènement d’un temps stationnaire et dépourvu de conflit, le triomphe de la mondialisation heureuse… Est-ce un malentendu ? Ce dont je suggérais la fin n’était évidemment pas l’histoire comme succession d’événements. Par « la fin de l’histoire », il faut comprendre le terme « histoire » au sens philosophique où l’entendaient Hegel et Marx. Les deux théoriciens allemands croyaient que l’évolution des sociétés humaines n’était pas infinie, mais s’achèverait le jour où l’humanité aurait mis au point une forme de société qui satisferait ses besoins les plus profonds et les plus fondamentaux. Cela ne signifiait pas que des événements importants allaient cesser de se produire ou que les journaux pour les raconter allaient cesser de paraître. Le terme « histoire » doit être entendu comme le processus historique de grande ampleur par lequel une société traverse plusieurs phases. Par exemple en passant de société agraire à société industrielle et commerciale. La question est alors la suivante : quelle est la dernière étape de ce processus ? Les marxistes ont donné leur réponse à cette question il y a cent cinquante ans en imaginant que la finalité de ce processus d’évolution de la société serait une utopie communiste.
Mon livre a paru au moment de l’effondrement de l’URSS. Je l’ai écrit quelques mois avant la chute du mur de Berlin, au moment même où les manifestations prodémocratie se déroulaient sur la place Tian’anmen à Pékin, et au milieu d’une vague de transitions démocratiques en Europe de l’Est, en Amérique latine, en Asie et en Afrique subsaharienne. J’affirmais alors que l’histoire prenait un tour très différent de ce qu’avaient imaginé les intellectuels de gauche. Le processus de modernisation économique et politique menait non vers le communisme, comme l’avaient prédit les marxistes, mais vers une forme de démocratie libérale et d’économie de marché. Je n’ai pas changé d’avis. Le libéralisme politique, même fragilisé, n’a toujours aucun concurrent sérieux. Notre monde, celui de Poutine, de Xi Jinping, d’al-Qaida et de Daech, ne ressemble-t-il pas davantage à celui annoncé par Samuel Huntington dans « Le Choc des civilisations » ? Le monde dépend aujourd’hui encore d’un ordre que l’on peut appeler l’ordre libéral international. Ni l’islamisme, ni le capitalisme d’Etat chinois, ni le régime autoritaire russe ne constituent de véritables alternatives. Il est vrai que Xi Jinping est à la tête de ce qui se voudrait être un autre ordre, un ordre autoritaire qui se poserait en tant qu’alternative à nos démocraties libérales. Mais, en y regardant de plus près, on s’aperçoit que la Chine profite aujourd’hui de son intégration au sein d’un marché ouvert. Et ce pays n’aurait probablement pas connu le même essor sans cette partie de l’équation. Il faut comprendre que le succès d’un système politique se mesure par sa stabilité sur le long terme, voire le très long terme, et l’on ne peut rien déduire à ce sujet d’une seule décennie ou du règne d’un seul leader. Dans cette optique du temps long, les régimes autoritaires sont particulièrement mal armés. Ils ont de nombreuses faiblesses. Ils sont considérés comme illégitimes et dépendent bien souvent d’une seule écrasante personnalité ou de facteurs conjoncturels. Dans le cas de la Russie, par exemple, une grande partie de son apparente prospérité et de son succès en tant que grande puissance découlait d’un cours du prix de l’énergie qui lui était particulièrement favorable. Les difficultés sont apparues après l’effondrement du cours du pétrole en 2014, et Poutine ne masquera pas éternellement ses échecs économiques derrière son omniprésence diplomatique. Presque vingt ans après son arrivée au pouvoir, l’économie russe est toujours aussi dépendante des exportations d’hydrocarbures. Et en ce qui concerne l’Etat islamique ?
L’islamisme radical a rencontré un certain succès en s’imposant par la force sur certaines populations ou en se nourrissant d’un sentiment de vide et d’aliénation,
mais ce n’est pas un système qui est particulièrement aimé ou respecté. Ce genre de système ultra-autoritaire a un potentiel de longévité faible. Preuve en est que le califat ne s’étend plus. Il semble même entré en phase d’extinction. Vous écriviez : « L’islam n’offre guère de séductions à la jeunesse de Berlin, de Tokyo, de Paris ou de Moscou. » C’était avant que de jeunes Occidentaux s’enrôlent dans l’Etat islamique pour combattre le monde occidental dans lequel ils ont grandi... Cela révèle l’échec de l’intégration dans des pays comme la France, l’Angleterre, les Pays-Bas ou l’Allemagne. L’assimilation des populations immigrées aux normes démocratiques libérales est extrêmement difficile en Europe. Et, si vous me le demandiez, je vous dirais que c’est là une plus grande menace pour la démocratie que la situation au Moyen-Orient. L’immigration déstabilise-t-elle les démocraties libérales ? L’immigration est l’un des ressorts les plus puissants de l’essor du nouveau populisme dans les Etats de l’Union européenne. Toute démocratie se doit de contrôler son propre territoire et de décider qui est citoyen et qui ne l’est pas. L’Union européenne a été conçue pour organiser la libre circulation à l’intérieur de ses frontières, mais les architectes de l’UE ne se sont pas suffisamment souciés des frontières extérieures. Le système de Schengen ne peut pourtant fonctionner sans une sécurisation optimale de celles-ci. L’immigration n’est ni « bonne » ni « mauvaise » en soi. Mais, si les flux ne sont pas contrôlés, cela engendre les fractures sociales, territoriales et culturelles que nous observons aujourd’hui et qui ont pour corollaire la montée des populismes. La victoire de Trump aux Etats-Unis peut-elle être également lue comme la réaction de la majorité face à « la tyrannie des minorités » ? Dans La Fin de l’histoire et le dernier homme, je mettais déjà en garde contre une prolifération massive de « droits » nouveaux. Les programmes de « discrimination positive » ont eu pour résultat un envahissement croissant des droits des groupes spécifiques à la place des droits individuels et universels dans la législation américaine. Il n’y a plus de communauté nationale unique, ou de bien commun, mais seulement une rivalité constante entre des groupes sociaux préexistants dont les objectifs spécifiques n’ont que peu de rapports entre eux. Les droits universels de l’individu commencent à se dissoudre dans un fatras de droits particuliers. Outre les pertes d’emplois subies par la classe ouvrière dues à la mondialisation et à la désindustrialisation, la victoire de Trump est l’une des conséquences de cette évolution. A gauche, le vieux cheval de bataille de la lutte des classes a été remplacé par la nouvelle monture du combat politique pour la reconnaissance des droits de groupes spécifiques tels que les Afro-Américains, les immigrants ou les femmes. C’est selon moi compréhensible, mais cela a entraîné une forte réaction à droite. La majorité blanche de la population qui avait pour habitude de se penser comme emblématique de la nation s’est sentie maltraitée face à ce qu’elle perçoit comme étant des privilèges que l’on offrirait aux minorités. Cela montre qu’il est extrêmement dangereux pour toute démocratie digne de ce nom de se diviser en autant de catégories différentes, définies par la seule biologie. Dans une démocratie libérale, vous devez absolument avoir une population qui se voit comme appartenant à une seule et même communauté démocratique. C’est l’un des principaux obstacles que devront franchir les démocraties libérales si elles veulent encore prospérer, en Europe comme en Amérique du Nord. Du Brexit à la victoire de Trump en passant par l’émergence de « démocraties illibérales » à l’est de l’Europe, assistons-nous à une révolte des Occidentaux contre l’ordre libéral post-1989 ? Oui, c’est l’un des aspects de ma réflexion qui a vraiment évolué au cours de ces dernières années. Le problème d’aujourd’hui n’est pas seulement que les pouvoirs autoritaires soient à la manoeuvre, mais que beaucoup de démocraties ne se portent pas bien. Déjà, dans mon dernier livre, Ordre politique et décadence politique, publié en 2014, je diagnostiquais des phénomènes de « récession démocratique ».
Même si la démocratie libérale reste à mes yeux le meilleur des modèles, elle n’est pas intangible. Le fait pour un système d’avoir autrefois été une démocratie libérale stable, couronnée de succès, ne signifie pas qu’il le restera à jamais. Nombre d’institutions politiques américaines ont montré des signes d’effritement et ce, avant même l’élection de Trump. Fait de contre-pouvoirs pour se préserver de la tyrannie, le système politique américain s’est transformé en « vétocratie », modèle politique où le blocage devient un mode de non-gouvernement. Et cette décadence n’est pas l’apanage des seuls Américains. La croissance de l’Union européenne et le déplacement de la décision politique du niveau national vers Bruxelles font que le système européen dans son ensemble ressemble de plus en plus à celui des Etats-Unis.
Il faut aussi tenir compte de l’évolution des nouvelles technologies depuis 1989. Lors de la naissance d’internet dans les années 1980 et 1990, celles-ci nous sont d’abord apparues comme de potentiels alliés de la démocratie. Or, aujourd’hui, elles contribuent à plein à la polarisation grandissante et à la méfiance croissante des citoyens envers leurs propres institutions. Et ce n’est pas fini :
Les hommes issus de l’éducation moderne se contentent de rester assis chez eux et de se féliciter de leur largeur d’esprit et de leur absence de fanatisme !