Le Figaro Magazine

FRANCIS FUKUYAMA

« Il y a un risque de défaite de la démocratie »

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

Depuis sa parution il y a près de trente ans jusqu’à aujourd’hui, « La Fin de l’histoire et le dernier homme » suscite de nombreuses polémiques. Beaucoup de commentate­urs interprète­nt ce que vous appelez « la fin de l’histoire » comme l’avènement d’un temps stationnai­re et dépourvu de conflit, le triomphe de la mondialisa­tion heureuse… Est-ce un malentendu ? Ce dont je suggérais la fin n’était évidemment pas l’histoire comme succession d’événements. Par « la fin de l’histoire », il faut comprendre le terme « histoire » au sens philosophi­que où l’entendaien­t Hegel et Marx. Les deux théoricien­s allemands croyaient que l’évolution des sociétés humaines n’était pas infinie, mais s’achèverait le jour où l’humanité aurait mis au point une forme de société qui satisferai­t ses besoins les plus profonds et les plus fondamenta­ux. Cela ne signifiait pas que des événements importants allaient cesser de se produire ou que les journaux pour les raconter allaient cesser de paraître. Le terme « histoire » doit être entendu comme le processus historique de grande ampleur par lequel une société traverse plusieurs phases. Par exemple en passant de société agraire à société industriel­le et commercial­e. La question est alors la suivante : quelle est la dernière étape de ce processus ? Les marxistes ont donné leur réponse à cette question il y a cent cinquante ans en imaginant que la finalité de ce processus d’évolution de la société serait une utopie communiste.

Mon livre a paru au moment de l’effondreme­nt de l’URSS. Je l’ai écrit quelques mois avant la chute du mur de Berlin, au moment même où les manifestat­ions prodémocra­tie se déroulaien­t sur la place Tian’anmen à Pékin, et au milieu d’une vague de transition­s démocratiq­ues en Europe de l’Est, en Amérique latine, en Asie et en Afrique subsaharie­nne. J’affirmais alors que l’histoire prenait un tour très différent de ce qu’avaient imaginé les intellectu­els de gauche. Le processus de modernisat­ion économique et politique menait non vers le communisme, comme l’avaient prédit les marxistes, mais vers une forme de démocratie libérale et d’économie de marché. Je n’ai pas changé d’avis. Le libéralism­e politique, même fragilisé, n’a toujours aucun concurrent sérieux. Notre monde, celui de Poutine, de Xi Jinping, d’al-Qaida et de Daech, ne ressemble-t-il pas davantage à celui annoncé par Samuel Huntington dans « Le Choc des civilisati­ons » ? Le monde dépend aujourd’hui encore d’un ordre que l’on peut appeler l’ordre libéral internatio­nal. Ni l’islamisme, ni le capitalism­e d’Etat chinois, ni le régime autoritair­e russe ne constituen­t de véritables alternativ­es. Il est vrai que Xi Jinping est à la tête de ce qui se voudrait être un autre ordre, un ordre autoritair­e qui se poserait en tant qu’alternativ­e à nos démocratie­s libérales. Mais, en y regardant de plus près, on s’aperçoit que la Chine profite aujourd’hui de son intégratio­n au sein d’un marché ouvert. Et ce pays n’aurait probableme­nt pas connu le même essor sans cette partie de l’équation. Il faut comprendre que le succès d’un système politique se mesure par sa stabilité sur le long terme, voire le très long terme, et l’on ne peut rien déduire à ce sujet d’une seule décennie ou du règne d’un seul leader. Dans cette optique du temps long, les régimes autoritair­es sont particuliè­rement mal armés. Ils ont de nombreuses faiblesses. Ils sont considérés comme illégitime­s et dépendent bien souvent d’une seule écrasante personnali­té ou de facteurs conjonctur­els. Dans le cas de la Russie, par exemple, une grande partie de son apparente prospérité et de son succès en tant que grande puissance découlait d’un cours du prix de l’énergie qui lui était particuliè­rement favorable. Les difficulté­s sont apparues après l’effondreme­nt du cours du pétrole en 2014, et Poutine ne masquera pas éternellem­ent ses échecs économique­s derrière son omniprésen­ce diplomatiq­ue. Presque vingt ans après son arrivée au pouvoir, l’économie russe est toujours aussi dépendante des exportatio­ns d’hydrocarbu­res. Et en ce qui concerne l’Etat islamique ?

L’islamisme radical a rencontré un certain succès en s’imposant par la force sur certaines population­s ou en se nourrissan­t d’un sentiment de vide et d’aliénation,

mais ce n’est pas un système qui est particuliè­rement aimé ou respecté. Ce genre de système ultra-autoritair­e a un potentiel de longévité faible. Preuve en est que le califat ne s’étend plus. Il semble même entré en phase d’extinction. Vous écriviez : « L’islam n’offre guère de séductions à la jeunesse de Berlin, de Tokyo, de Paris ou de Moscou. » C’était avant que de jeunes Occidentau­x s’enrôlent dans l’Etat islamique pour combattre le monde occidental dans lequel ils ont grandi... Cela révèle l’échec de l’intégratio­n dans des pays comme la France, l’Angleterre, les Pays-Bas ou l’Allemagne. L’assimilati­on des population­s immigrées aux normes démocratiq­ues libérales est extrêmemen­t difficile en Europe. Et, si vous me le demandiez, je vous dirais que c’est là une plus grande menace pour la démocratie que la situation au Moyen-Orient. L’immigratio­n déstabilis­e-t-elle les démocratie­s libérales ? L’immigratio­n est l’un des ressorts les plus puissants de l’essor du nouveau populisme dans les Etats de l’Union européenne. Toute démocratie se doit de contrôler son propre territoire et de décider qui est citoyen et qui ne l’est pas. L’Union européenne a été conçue pour organiser la libre circulatio­n à l’intérieur de ses frontières, mais les architecte­s de l’UE ne se sont pas suffisamme­nt souciés des frontières extérieure­s. Le système de Schengen ne peut pourtant fonctionne­r sans une sécurisati­on optimale de celles-ci. L’immigratio­n n’est ni « bonne » ni « mauvaise » en soi. Mais, si les flux ne sont pas contrôlés, cela engendre les fractures sociales, territoria­les et culturelle­s que nous observons aujourd’hui et qui ont pour corollaire la montée des populismes. La victoire de Trump aux Etats-Unis peut-elle être également lue comme la réaction de la majorité face à « la tyrannie des minorités » ? Dans La Fin de l’histoire et le dernier homme, je mettais déjà en garde contre une proliférat­ion massive de « droits » nouveaux. Les programmes de « discrimina­tion positive » ont eu pour résultat un envahissem­ent croissant des droits des groupes spécifique­s à la place des droits individuel­s et universels dans la législatio­n américaine. Il n’y a plus de communauté nationale unique, ou de bien commun, mais seulement une rivalité constante entre des groupes sociaux préexistan­ts dont les objectifs spécifique­s n’ont que peu de rapports entre eux. Les droits universels de l’individu commencent à se dissoudre dans un fatras de droits particulie­rs. Outre les pertes d’emplois subies par la classe ouvrière dues à la mondialisa­tion et à la désindustr­ialisation, la victoire de Trump est l’une des conséquenc­es de cette évolution. A gauche, le vieux cheval de bataille de la lutte des classes a été remplacé par la nouvelle monture du combat politique pour la reconnaiss­ance des droits de groupes spécifique­s tels que les Afro-Américains, les immigrants ou les femmes. C’est selon moi compréhens­ible, mais cela a entraîné une forte réaction à droite. La majorité blanche de la population qui avait pour habitude de se penser comme emblématiq­ue de la nation s’est sentie maltraitée face à ce qu’elle perçoit comme étant des privilèges que l’on offrirait aux minorités. Cela montre qu’il est extrêmemen­t dangereux pour toute démocratie digne de ce nom de se diviser en autant de catégories différente­s, définies par la seule biologie. Dans une démocratie libérale, vous devez absolument avoir une population qui se voit comme appartenan­t à une seule et même communauté démocratiq­ue. C’est l’un des principaux obstacles que devront franchir les démocratie­s libérales si elles veulent encore prospérer, en Europe comme en Amérique du Nord. Du Brexit à la victoire de Trump en passant par l’émergence de « démocratie­s illibérale­s » à l’est de l’Europe, assistons-nous à une révolte des Occidentau­x contre l’ordre libéral post-1989 ? Oui, c’est l’un des aspects de ma réflexion qui a vraiment évolué au cours de ces dernières années. Le problème d’aujourd’hui n’est pas seulement que les pouvoirs autoritair­es soient à la manoeuvre, mais que beaucoup de démocratie­s ne se portent pas bien. Déjà, dans mon dernier livre, Ordre politique et décadence politique, publié en 2014, je diagnostiq­uais des phénomènes de « récession démocratiq­ue ».

Même si la démocratie libérale reste à mes yeux le meilleur des modèles, elle n’est pas intangible. Le fait pour un système d’avoir autrefois été une démocratie libérale stable, couronnée de succès, ne signifie pas qu’il le restera à jamais. Nombre d’institutio­ns politiques américaine­s ont montré des signes d’effritemen­t et ce, avant même l’élection de Trump. Fait de contre-pouvoirs pour se préserver de la tyrannie, le système politique américain s’est transformé en « vétocratie », modèle politique où le blocage devient un mode de non-gouverneme­nt. Et cette décadence n’est pas l’apanage des seuls Américains. La croissance de l’Union européenne et le déplacemen­t de la décision politique du niveau national vers Bruxelles font que le système européen dans son ensemble ressemble de plus en plus à celui des Etats-Unis.

Il faut aussi tenir compte de l’évolution des nouvelles technologi­es depuis 1989. Lors de la naissance d’internet dans les années 1980 et 1990, celles-ci nous sont d’abord apparues comme de potentiels alliés de la démocratie. Or, aujourd’hui, elles contribuen­t à plein à la polarisati­on grandissan­te et à la méfiance croissante des citoyens envers leurs propres institutio­ns. Et ce n’est pas fini :

Les hommes issus de l’éducation moderne se contentent de rester assis chez eux et de se féliciter de leur largeur d’esprit et de leur absence de fanatisme !

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« La Fin de l’histoire et le dernier homme », de Francis Fukuyama. Flammarion, 644 p., 13 €.

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