LA CHRONIQUE
d’Eric Zemmour
C’est une histoire qui aurait pu rester méconnue. Une histoire de rien du tout qui ne changera pas la face du monde, mais éclaire d’une lumière crue les moeurs politicomédiatiques de notre temps. Le journal
Les Echos a annoncé qu’il avait renoncé à diffuser une interview de la ministre des Transports, Elisabeth Borne (photo), à la veille de l’annonce par les syndicats de la SNCF de leur mouvement massif de grève. La raison de cette curieuse décision ? L’entretien avait été tellement corrigé par les services de Matignon qu’il en était dénaturé. Pourtant, c’est là pratique courante. J’ai connu, jeune journaliste dans les années 1980, un temps où les hommes politiques ne demandaient pas à relire leurs propos. Ils étaient suffisamment sûrs de leur verbe, de leurs idées aussi, de leur idéologie pour tout dire. Ils avaient aussi confiance dans ceux qui les interrogeaient. Ce temps-là est révolu.
J’ai vécu ce basculement au début des années 1990. Il m’est arrivé de rejeter une interview qui me revenait avec mes propres questions modifiées ! Il faut dire que les conditions d’origine n’étaient plus remplies. Les hommes politiques ne maîtrisaient plus aussi bien ni leur parole ni leurs idées. Certains journalistes ont fait montre de grande malhonnêteté en changeant les réponses pour salir politiquement (un Jean-Marie Le Pen, par exemple) ou faire vendre. Le contrat de confiance a été rompu. On a vu sortir les magnétophones (comme preuve en cas de polémique, voire de procès) ; la relecture a posteriori s’est imposée partout. Les communicants ont pris le pouvoir sur les militants. La prudence a gagné les plus impétueux ; elle s’est transformée en pusillanimité chez les prudents.
Les politiques ont craint de plus en plus le « dérapage » que les journalistes guettaient avec gourmandise. On n’était plus là pour échanger des idées, des opinions, des informations, mais pour faire tomber un coupable, lui faire avouer son crime. Le politiquement correct a fait des ravages. Le moralisme idéologique des médias aussi. Les réseaux sociaux ont encore aggravé les frayeurs de tous les politiques de se retrouver la cible d’une meute déchaînée et anonyme. La relecture concernait au départ un détail, une formulation maladroite, un écart de langage. Elle est devenue réécriture complète des réponses – et même des questions. Le journaliste n’est plus alors qu’un prête-nom de la communication politique. Quand l’interviewé est ministre, il ouvre les parapluies comme un fonctionnaire. Il se fait relire par les services de Matignon, voire par l’Elysée. La multiplication des ministres techniciens (comme précisément Elisabeth Borne), béotiens en politique, ou de ces ministres seulement choisis pour leur sexe (femme) ou leur origine (« minorités visibles »), a encore accru le phénomène.
Les Echos ont voulu avec raison arrêter une dérive. Mais ce sera un coup d’épée dans l’eau.