Le Figaro Magazine

LA MORT RIGOLOTE

Ceux qui ne veulent pas mourir te saluent : le premier roman du Britanniqu­e Adam Biles est un hymne à la vieillesse rebelle.

- LE LIVRE DE FRÉDÉRIC BEIGBEDER

Quitte à écrire sur notre finitude, autant le faire en rigolant. Le style d’Adam Biles ressemble à la librairie où il travaille (Shakespear­e and Company) : il est beau et tortueux, drôle et érudit, chic et bordélique. Ce jeune British installé à Paris développe un classicism­e azimuté, comme quand Burberry s’encanaille en prenant Kate Moss pour égérie. Il cite Chaucer en exergue mais entrecoupe son histoire de fausses couverture­s de « Pulp Books » et de délires graphiques (un chapitre dans l’obscurité est imprimé en police blanche sur pages noires, certaines phrases sont barrées pour signifier l’amnésie, il y a des coupures publicitai­res pour des laxatifs…). Dorothy, une professeur de littératur­e de 74 ans, rejoint son mari Leonard à l’hospice des Chênes Verts, dont on ne sort que les pieds devant. Adam Biles a flairé le bon sujet de société : les EHPAD (Etablissem­ents d’Héberge- ment de Personnes Agées Dépendante­s) font scandale. La polémique en France est postérieur­e à la rédaction de son roman, mais la question demeure : que faire de nos vieux qui ont le mauvais goût de mourir de plus en plus tard ? Dans Défense de nourrir les vieux, ils sont parqués dans des dortoirs, traités comme des prisonnier­s, les familles n’ont pas le droit de leur apporter à manger… Menés par le Capitaine Ruggles (un vétéran qui se prend pour Buck Danny ou Bob Morane), les cacochymes planifient leur évasion de ce camp de concentrat­ion. On se situe entre Vol au-dessus d’un nid de

coucou, de Ken Kesey, pour la claustrati­on, et Youth, de Paolo Sorrentino, pour l’impertinen­ce. Ce premier roman fourmille de bonnes idées, comme de comparer la vie à une courbe de narration romanesque : « Exposition, Complicati­on, Paroxysme, Résolution, Dénouement ». Le directeur pédophile se nomme Raymond Cornish, comme le village du New Hampshire où J. D. Salinger s’est caché pour draguer des adolescent­es. Adam Biles refuse de choisir entre Dickens et Amis, entre le réalisme social (dénoncer les déplorable­s conditions de fin de vie) et la satire irrationne­lle (Lewis Carroll s’invite souvent, Dorothy est le prénom de l’héroïne du Magicien d’Oz, le personnel sniffe des lignes d’opioïdes écrasés…). Ce livre est un hymne à la vieillesse rebelle, la descriptio­n jouissive d’une bande de vioques qui perdent joyeusemen­t la boule.

« Feeding Time » (titre original) pourrait bien être le manifeste de la dernière génération mortelle, c’est-à-dire humaine. Nous nous battrons jusqu’au dernier contre les aides-soignants parce qu’au moins, avec eux, ce n’est pas comme avec la mort : on a une chance de l’emporter. Défense de nourrir les vieux, d’Adam Biles, Grasset, 522 p., 23 €. Traduit de l’anglais par Bernard Turle.

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