LA MORT RIGOLOTE
Ceux qui ne veulent pas mourir te saluent : le premier roman du Britannique Adam Biles est un hymne à la vieillesse rebelle.
Quitte à écrire sur notre finitude, autant le faire en rigolant. Le style d’Adam Biles ressemble à la librairie où il travaille (Shakespeare and Company) : il est beau et tortueux, drôle et érudit, chic et bordélique. Ce jeune British installé à Paris développe un classicisme azimuté, comme quand Burberry s’encanaille en prenant Kate Moss pour égérie. Il cite Chaucer en exergue mais entrecoupe son histoire de fausses couvertures de « Pulp Books » et de délires graphiques (un chapitre dans l’obscurité est imprimé en police blanche sur pages noires, certaines phrases sont barrées pour signifier l’amnésie, il y a des coupures publicitaires pour des laxatifs…). Dorothy, une professeur de littérature de 74 ans, rejoint son mari Leonard à l’hospice des Chênes Verts, dont on ne sort que les pieds devant. Adam Biles a flairé le bon sujet de société : les EHPAD (Etablissements d’Héberge- ment de Personnes Agées Dépendantes) font scandale. La polémique en France est postérieure à la rédaction de son roman, mais la question demeure : que faire de nos vieux qui ont le mauvais goût de mourir de plus en plus tard ? Dans Défense de nourrir les vieux, ils sont parqués dans des dortoirs, traités comme des prisonniers, les familles n’ont pas le droit de leur apporter à manger… Menés par le Capitaine Ruggles (un vétéran qui se prend pour Buck Danny ou Bob Morane), les cacochymes planifient leur évasion de ce camp de concentration. On se situe entre Vol au-dessus d’un nid de
coucou, de Ken Kesey, pour la claustration, et Youth, de Paolo Sorrentino, pour l’impertinence. Ce premier roman fourmille de bonnes idées, comme de comparer la vie à une courbe de narration romanesque : « Exposition, Complication, Paroxysme, Résolution, Dénouement ». Le directeur pédophile se nomme Raymond Cornish, comme le village du New Hampshire où J. D. Salinger s’est caché pour draguer des adolescentes. Adam Biles refuse de choisir entre Dickens et Amis, entre le réalisme social (dénoncer les déplorables conditions de fin de vie) et la satire irrationnelle (Lewis Carroll s’invite souvent, Dorothy est le prénom de l’héroïne du Magicien d’Oz, le personnel sniffe des lignes d’opioïdes écrasés…). Ce livre est un hymne à la vieillesse rebelle, la description jouissive d’une bande de vioques qui perdent joyeusement la boule.
« Feeding Time » (titre original) pourrait bien être le manifeste de la dernière génération mortelle, c’est-à-dire humaine. Nous nous battrons jusqu’au dernier contre les aides-soignants parce qu’au moins, avec eux, ce n’est pas comme avec la mort : on a une chance de l’emporter. Défense de nourrir les vieux, d’Adam Biles, Grasset, 522 p., 23 €. Traduit de l’anglais par Bernard Turle.