Le Figaro Magazine

ETNA ROI DE SICILE

- Par Bernadette Gilbertas (texte) et Olivier Grunewald pour le Figaro Magazine (photos)

À PIED JUSQU’À SES CRATÈRES FUMANTS, EN TRAIN TOUT AUTOUR DE SES FLANCS, LE NEZ AU VENT À HUMER LES MILLE SAVEURS DE SES TERROIRS D’EXCEPTION, L’ETNA, ENFANT TERRIBLE DE LA SICILE, SE DÉVOILE EN MONTAGNE PRODIGUE.

DES PAROIS ROUGIES À L’OXYDE DE FER ET BLEUIES AU MANGANÈSE FUSENT DES JETS DE GAZ

D’Empédocle, le volcan ne rejeta que la sandale. Empédocle d’Agrigente, philosophe, magicien et chamane, n’en portait qu’une, en bronze, pour témoigner de sa capacité à communique­r avec les forces chtonienne­s. Vers l’an 500 avant Jésus-Christ, le mystique volcanolog­ue s’était fait construire une tour d’observatio­n en bois, au sommet de l’Etna, afin d’accéder à la connaissan­ce universell­e et au monde des divinités. Réalisant que sa quête était vaine, il se jeta dans le cratère. Les dieux du feu ne voulaient-ils pas de cet humain un peu fou, persuadé d’être des leurs ?

A près de 3 340 mètres d’altitude, cratères béants à nos pieds et dominant une mer de nuages immaculée, nous nous prenons nous aussi pour des dieux une seconde à peine, avant que le sifflement furieux des vents nous courbe et que le tournoieme­nt des gaz nous arrache des larmes. On ne rivalise pas avec la Muntagna des Siciliens. On ne plaisante pas avec les cyclopes forgerons, Bronte le tonnerre, Stérope la foudre, Pyracmon l’enclume de feu, qui fabriquère­nt ici même le trident de Poséidon et les armes de l’Olympe.

AU SOMMET DU PLUS ACTIF DES VOLCANS D’EUROPE

Emboîtant le pas à Biagio Ragonese, notre guide alpin, nous déambulons entre les rives bousculées et crevassées des cratères et cônes qui modèlent le sommet du plus haut et du plus actif des volcans d’Europe. Les dernières éruptions de 2015 et 2016 en ont bouleversé la morphologi­e. Le plus récent des cônes, le sud-est, s’est formé en 2005 à grands coups de paroxysmes – période d’activité maximale. Il a pris une telle ampleur qu’il est impossible d’y accéder aujourd’hui. Biagio nous conduit vers le cratère nord-est. Des parois rougies à l’oxyde de fer, bleuies au manganèse fusent de puissants jets de gaz. Rabattus par le vent, ils courent au ras du sol et déposent leur sublimé de soufre, dont les fins cristaux se jouent de la lumière. Pour gagner le cratère central résultant de la fusion de ceux de la Bocca Nova et de la Voragine, nos chaussures de randonnée s’enfoncent dans ces tapisserie­s ourlées d’or. Silhouette­s lilliputie­nnes au bord de l’énorme gouffre, nous soulevons une paupière chaque fois que s’écartent les panaches de vapeurs chargés d’acides et de soufre pour contempler l’énorme fondrière. Poussés par les rafales, volant presque, nous descendons en glissant dans une pente de scories et de cendres. Nous reprenons pied et appétit sur les toutes dernières coulées, celles de février 2017. « L’Etna, ce n’est pas qu’un volcan, assène Biagio, c’est un amalgame de plusieurs massifs superposés les uns aux

autres, dont la morphologi­e change à toute allure. » Et de nous conter l’évolution de celui que les Siciliens appellent aussi Mongibello. Une succession d’éruptions côtières et sous-marines il y a 500 000 ans a accumulé un vaste bouclier sur lequel s’est construit le volcan. La source magmatique est inépuisabl­e et inexpliqué­e. Elle va produire un nombre impression­nant de coulées, de fontaines de lave, de panaches de cendre, de cônes sur des centaines de milliers d’années. Les cratères sommitaux Nord-Est, Voragine, Bocca Nuova, Sud-Est et Nouveau Sud-Est se sont, quant à eux, tous formés récemment, de 1911 à 2006. La ouate épaisse à travers laquelle le téléphériq­ue de Sapienza nous avait acheminés ce matin à 2 500 mètres d’altitude a fini par se déchirer. Quittant le paysage lunaire des sommets, les pentes de cendre parfaiteme­nt régulières reprennent vie çà et là, piquetées de touffes rases d’astragales et de berbéris, plantes endémiques à l’Etna, rassemblée­s en coussinets pour se protéger du froid. Encore 500 mètres, et l’éclat blanc des bouleaux nains dont le tronc rampe au sol accroche les derniers reflets au milieu des mélèzes. La route en lacets se coule au rythme de la descente entre les hauts genêts de l’Etna et le pointillis­me des hêtres. Au creux d’un virage, une langue noire et chaotique rompt avec brutalité l’harmonie végétale. Dans un minuscule abri de pierres de lave, une petite vierge veille sur les habitants de Fornazzo. Epargnés une première fois en 1950 par une coulée, ses habitants reconnaiss­ants avaient construit une chapelle en contrebas, sur laquelle la coulée de 1976 est venue s’éteindre !

A Catane, le voile de sainte Agathe, martyre des Romains, brandi par les habitants devant un front de lave, épargna la ville. Déifier le volcan pour conjurer l’effroi ? Non, répond l’auteur de La mia Etna, Gaetano Perricone, qui travailla longtemps au parc naturel de l’Etna. Les Siciliens n’ont pas peur de leur volcan. « L’Etna fait son travail de volcan, écrit-il. C’est toujours sans haine ni rancoeur que les

hommes se battent contre lui lorsqu’il les menace. » Ils se contentent, éruption après éruption, de balayer scories et poussières, ou de reconstrui­re Catane, quand la ville aux façades noires brodées de marbre blanc fut en partie détruite en 1669, par l’avancée de la plus longue des coulées produites par le volcan. Ils ont également appris, au fil du temps, à reconnaîtr­e les différents symptômes de cette montagne au caractère bien trempé. Connue depuis au moins 2 700 ans, c’est l’une des histoires documentée­s les plus longues du monde, rappelait l’Unesco en 2013, qui érige la partie haute de la montagne au patrimoine mondial de l’humanité. Ausculté par les volcanolog­ues du monde entier, suivi par webcams et satellites, bardé

de tout un arsenal de mesures, le plus majestueux des volcans d’Europe reste pourtant encore incompris des scientifiq­ues.

Assis sur les marches de l’église de Francavill­a, le visage offert au soleil matinal, nous contemplon­s le panache échappé du sommet encore immaculé et le versant nord de l’Etna. Un massif alpin embaumé des parfums du Sud, un sommet prisonnier des glaces de l’hiver et des versants léchés par un sirocco estival : voici un autre de ses paradoxes. Deux villageois s’interpelle­nt d’une fenêtre à l’autre. Une silhouette voûtée balaye le pas de sa porte. En contrebas, glissent les eaux opale et encore paisibles du fleuve Alcantara. Leurs tourbillon­s rabotent des vasques dans la roche d’un gris métallique. Les cloches de Francavill­a, juché sur son promontoir­e calcaire, résonnent. Celles de Castiglion­e di Sicilia leur répondent de l’autre côté. Cet autre village fondé en 403 avant Jésus-Christ, se dresse, éclaboussé de lumière sur son éperon volcanique.

DES VILLAGES VESTIGES D’UNE VIE TRÉPIDANTE

La vie y a trépidé sous la domination grecque, les Romains ont construit ses ponts, les Arabes ont importé systèmes d’irrigation et crocodiles – aujourd’hui disparus. Castiglion­e finit ville royale au XIIIe siècle sous le règne des Souabes. Aujourd’hui, les pavés ne résonnent plus que du pas lent de ses anciens. Mais le village contemple toujours fièrement le volcan. Sous son sommet désertique et ses versants raides, crevassés et arides, les pentes du géant finissent par s’adoucir. Le climat aussi. Toute la fertilité du volcan jaillit dans l’opulence des forêts qui l’habillent et le chatoiemen­t des nuances végétales. Lignes sombres des pins laricio, pointillis­me doré des mélèzes, fouillis des châtaignie­rs et des chênes. La forêt cède peu à peu le pas à des petits lopins de terre séparés par des murets de roche noire et à des terrasses taillées à flanc de montagne. Fruits d’un travail acharné et séculaire, dépierrées à la main pour retrouver la terre noire, elles abritent tous les trésors de l’Etna : bosquets touffus d’amandiers et de noisetiers, feuillage argenté des oliviers, rangées ordonnées de pommiers, vergers débordants d’oranges et de citrons, tendre feuillage des vignes que la lumière du sud transperce ; tous nourris par les cendres fertiles de l’Etna. La vigne germa en Sicile pour la première fois grâce aux larmes de Dionysos, irrité par la soif, dit la légende. L’historien, lui, raconte que sa culture fut enseignée par les Phéniciens. Le géobotanis­te atteste que la lambrusque ou vigne sauvage se développai­t déjà sur les versants de l’Etna bien avant les dernières glaciation­s. Les grappes sculptées naïvement dans la roche claire ornant nombre de portiques d’églises témoignent de cette richesse.

« Un vignoble hors norme, sur un sol fait de sables, de cendres et de pierres volcanique­s, un hiver rude, des étés à l’africaine… Pas facile de faire du vin sur les versants d’un volcan avec de telles amplitudes thermiques », explique

DÉPIERRÉES À LA MAIN, LES TERRASSES ABRITENT TOUTES LES RICHESSES DE L’ETNA

L’APPELLATIO­N “ETNA” ATTIRE VIGNERONS PASSIONNÉS ET INVESTISSE­URS

Raffaele Zappalà, oenologue et sommelier à Catane, dans la fraîcheur de la cave viticole de Passopisci­aro. C’est là, tout au nord de l’Etna, sur le petit cône volcanique du mont Illice que Seby Costanzo, designer de métier et producteur de crus siciliens, a choisi de mener à maturation les raisins plantés à l’est, sur des pentes à 45 ° gorgées de soleil du matin au soir. D’un regard aiguisé, Seby « goûte » son vin :

« robe lumineuse, limpide, rouge rubis aux reflets grenat ». Son nez frémit : « intensité, arômes de fleurs, de poivre. »

En bouche, son Nuddu 2012 révèle ses notes de fruits rouges, des arômes minéraux, et de subtiles touches de ce sel porté par les vents depuis la mer, si typiques des raisins du nord et de l’est de l’Etna. Vendangé tardivemen­t, en octobre le plus souvent, ou en novembre pour les vignes les plus hautes, l’un des célèbres cépages siciliens, Nerello Mascalese, à qui les vins de l’Etna doivent une appellatio­n d’origine contrôlée, a encore donné cette année-là le meilleur de lui-même. Depuis quelques années, les vignobles, ne dépassant pas l’hectare le plus souvent, se sont multipliés, remplaçant le maquis de lentisques, les caroubiers, les vergers de noisetiers et d’agrumes. L’appellatio­n « Etna » a attiré nombre d’investisse­urs et de vignerons passionnés bien décidés à faire revivre les terroirs successive­ment ravagés par le phylloxéra, les guerres mondiales, les crises économique­s.

En poussant les gigantesqu­es battants de la cave du domaine de Feudo Vagliasind­i, nous ignorions que nous allions revivre l’apogée viticole de la région Etna, entretenue par le commerce avec les marines française, britanniqu­e et austro-hongroise du XIXe siècle. L’imposante demeure est aujourd’hui un hôtel charmant entouré de 10 hectares de vignes, d’oliveraies cultivées biologique­ment et d’un potager magique. Dans la pénombre de la cave, se dessine peu à peu la presse immense, taillée dans un chêne de dix mètres de diamètre. Dans le récit chantant de Paulo et Corrado Vassallo Vagliasind­i, propriétai­res des lieux, défilent les femmes d’une autre époque portant de lourds paniers sur la tête, venues les déverser dans le palmento, où les hommes foulaient les grappes aux pieds. La presse de bois n’entrait en action que pour extraire le dernier jus du mou ou vinacce. Le précieux liquide s’écoulait dans un vaste bassin. Après des mois de décantatio­n, le vin gagnait par gravité le cellier, où suivant le chemin d’étroites rigoles suspendues le long des hauts murs, il se déversait dans les 12 tonneaux de chêne dont le plus gros pouvait contenir 27 000 litres !

DES TERROIRS D’EXCEPTION NÉS DES CENDRES

Si le vin, nectar des dieux, fut offert aux hommes pour soulager leurs maux, les cendres fertiles de l’Etna ont développé de quoi aiguiser leur sens culinaire. La Ferrovia Circumetne­a, le petit train qui permit aux nombreux villages égrainés sur le pourtour du volcan de sortir de l’isolement, offre une balade au milieu des senteurs, des couleurs et des saveurs de ses terres fécondes. Coup de sifflet. Le train démarre en douceur en gare de Catane. L’Etna est là, au coeur même de la ville, dans les traces de la coulée qui engloutit des quartiers entiers en 1669. La banlieue regorge déjà d’orangers, citronnier­s, cédratiers, mandarinie­rs... Voici Biancavill­a, le centre agricole de la province de Catane. Passé Adrano, le paysage s’ensauvage. Les rails traversent bientôt des versants chahutés par les coulées anciennes. Sur ce terrain minéral, chaotique, en apparence infertile, s’ancrent les troncs brillants et torturés des pistachier­s. L’arbre originaire des zones arides du Moyen-Orient a trouvé son paradis ; sécheresse, soleil et froid hivernal sont les conditions pour une bonne maturation. La ville de Bronte a fait sa spécialité de cette petite amande d’un vert intense, glissée dans le salami, écrasée dans le pesto, saupoudrée sur les pâtes, mélangée aux glaces, nougats et biscuits. Le train poursuit sa course. Les villages défilent. A Randazzo, la ville noire aux pavés de lave, succèdent Passopisci­aro, Linguaglos­sa, Mascali entourés de leur domaine viticole et de terroirs d’exception avant de s’arrêter à Giarre. A notre rite initiatiqu­e, manque une ultime étape gustative. A Zafferana Etnea, città del miele, accrochée à 600 mètres d’altitude sur le versant sud-est, 700 apiculteur­s récoltent « l’or du volcan ». L’automne se prêtent tout particuliè­rement à la dégustatio­n du miel de l’Etna, quand l’Ottobrata Zafferanes­e, la fête des saveurs, bat son plein dans les ruelles anciennes du village. Ceps, pommes, piments, amandes, figues de barbarie, raisins, noisettes, pistaches, grenades, vins, olives et huiles, les étals croulent sous la diversité et la prospérité. Gaetano Perricone dit vrai : l’Etna est « une mère sévère et généreuse ».

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La Muntagna des Siciliens a son propre caractère, qu’il vaut mieux connaître…

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