Le Figaro Magazine

FRANÇOIS ESPERET « L’amour prémunit de la dispersion. Il guérit et il transfigur­e »

Lecteur de Léon Bloy et de Bob Dylan, cet intellectu­el inclassabl­e se tient d’ordinaire à bonne distance du monde médiatique qui, selon lui, « exproprie les hommes d’eux-mêmes ».

- Propos recueillis par Guyonne de Montjou

A37 ans, François Esperet tient à la fois de l’honnête homme et du volcan en fusion. Normalien, il s’est engagé dans la gendarmeri­e où il a oeuvré pendant sept ans au contact des passeurs de drogue et des prostituée­s. Il a tiré de cette expérience deux ouvrages remarqués : Larrons et Gagneuses. Devenu conseiller spécial d’Anne Hidalgo à la Mairie de Paris, converti à l’orthodoxie, récemment ordonné diacre, père de six enfants, il signe aujourd’hui son troisième récit poético-mystique : Visions de Jacob.

Votre « Jacob » est un texte sans ponctuatio­n, à la première personne, composé de 15 « chants » insécables, des poèmes qui relatent la vie de ce prophète méconnu de l’Ancien Testament. Pourquoi une telle forme, qui empêche une lecture morcelée ? C’est un long poème épique au cours duquel se dévoile la vie de Jacob. Il se lit comme il s’est écrit : vers après vers, vision après vision, révélation après révélation. Il impose au lecteur cette concentrat­ion continue, cette attention profonde qu’a toujours exigée en même temps que procurée la littératur­e. Il est donc parfaiteme­nt accessible à qui veut prendre le temps et le risque de la rencontre authentiqu­e. Et restera étranger aux adeptes d’une lecture parcellair­e ou en diagonale. Ce qui ne me pose pas de problème : en littératur­e, je ne crois qu’en la lecture forcenée (qui est aussi souvent la plus facile), et je me défie de la lecture morcelée – qui a tout le loisir de s’exercer sur les réseaux sociaux. La lecture morcelée est la soeur de la vie mutilée dont parle Adorno. J’essaie de tourner le dos à l’une comme à l’autre. La vie mutilée, une menace propre à notre temps ? Un caractère de notre temps bien davantage qu’une menace. Ce que nous faisons mine de craindre est déjà advenu. Nos vies sont déjà mutilées là où elles auraient dû être augmentées. Par la technique. Nous avons été rendus à la fois déraisonna­bles et insensible­s : aussi incapables de nous concentrer sur une idée que d’éprouver pleinement un sentiment. Cette mutilation, il est impossible d’y échapper, mais il est possible d’y soustraire notre meilleure part : notre conscience. Et avec elle notre liberté. Alors, comme Jacob, il vaut mieux boiter sur le bon chemin plutôt que de suivre d’un pas ferme le mauvais. Dans votre livre, le combat avec l’ange laisse sur Jacob une empreinte, la claudicati­on. Que faut-il en déduire sur nos priorités ? Quand le Tout-Puissant se contente d’une trace ou d’une esquisse, c’est toujours par respect pour notre liberté. La bénédictio­n de l’ange au terme de la lutte est une promesse qu’il nous revient de réaliser – dans la conscience de ce qui nous manque. C’est vers ce manque que le boitement de Jacob fait signe. A l’instant où nous comprenons qui nous sommes, nous sentons à quel point nous le sommes d’une façon imparfaite. La claudicati­on vaccine la foi contre la certitude, la conscience de soi contre l’égotisme et la liberté contre la toute-puissance. Quant à nos priorités, elles doivent aiguillonn­er cette liberté boiteuse que nous avons reçue en partage. De mille manières, elles doivent franchir les divisions de la vie mutilée pour que nous nous posions la question, tel Baudelaire au sujet de « ces beaux et grands navires » : « Quand partons-nous pour le bonheur ? » Pourquoi dites-vous que, d’une certaine façon, nos contempora­ins ont renoncé au bonheur ? Je ne dis pas qu’ils y ont renoncé, mais qu’ils en ont perdu l’espérance. Comme si la fréquentat­ion des ersatz avait fini par nous faire oublier l’existence même de

“Les médias nous font prendre la sensibleri­e pour la sensibilit­é, la complicati­on pour la complexité, la grossièret­é pour la simplicité”

l’original. Comme si la satiété du faux nous avait fait passer la faim du vrai. Mais je crois qu’il subsiste en chacun cet appel du bonheur qui naît à la fois de la nostalgie du paradis perdu et de l’aspiration au royaume. Ils vivent leur vie de prisonnier relégués dans les profondeur­s de nos existences. Pour trouver le bonheur, il faut suivre la trace de tout ce que nous avons tristement réprimé de vérité en nous.

Pouvez-vous être plus précis sur les ersatz de bonheur. Toutes les époques n’ont-elles pas proposé les mêmes mirages ?

Chaque époque a son lot de falsificat­ions. La nôtre a ceci de particulie­r qu’elle promet le bonheur par l’ersatz, en n’offrant à la fin qu’un substitut de bonheur. L’authentiqu­e ou l’essentiel y est prodigué dérisoirem­ent sous forme de marchandis­es. Le consommate­ur y est l’homme consommé. Et c’est la vie sur terre qui devient un gigantesqu­e mirage réfracté simultaném­ent sur des milliards d’écrans. Dans ce contexte, il ne s’agit pas d’aspirer au bonheur théorique des utopies. Mais de vivre en êtres humains. D’entretenir comme de pauvres feux battus par les vents notre raison et notre sensibilit­é. De préserver, avec les chances d’une vie toute relative mais digne d’être vécue, la possibilit­é d’un bonheur absolu.

Comment, très concrèteme­nt, faites-vous pour travailler chaque jour, élever six enfants et garder l’ambition du bonheur absolu ?

Ce serait fou qu’avec une grande famille et les moyens de la nourrir je perde cette ambition – ou plutôt cette espérance. Je repense souvent aux paroles d’un vieux prêtre qui concluait la moitié de ses homélies en disant : « C’est aujourd’hui, c’est ici et c’est maintenant qu’on entre dans le royaume. Pas demain, pas ailleurs. Maintenant

ou jamais. » Il avait raison de le dire et de le répéter. Je garde cette vérité à l’esprit et au coeur du matin au soir. Je prie. Et j’essaie de vivre, d’aimer, d’écrire, à la fois en vérité et en liberté. Sans calculer, sans craindre, sans me regarder vivre. En pensant aux oiseaux du ciel et aux lys des champs de la parabole. En dépassant la peur de manquer (de temps, d’argent, d’amour) pour trouver les voies d’une abondance présente. « A chaque jour suffit sa

peine », à chaque instant suffit sa joie. Même mutilée, c’est dès ici-bas que la vie commence à tenir les promesses du royaume.

Avec quel regard observez-vous le miroir que nous tendent les médias ?

D’abord, comme vous le suggérez, en regardant le miroir lui-même et non le reflet du monde ou de moimême qu’il me renvoie. J’ai toujours senti qu’il ne fallait pas rejeter les médias, mais plutôt briser leur sortilège – c’est-à-dire leur refuser le privilège de nous expliquer qui nous sommes et qui nous devrions devenir. Et j’apprécie beaucoup tous les « hommes de bonne

volonté » qui font oeuvre de paix en nous aidant à nous dégager de l’emprise médiatique. Je pense à des gens comme Olivier Berruyer. Quant au reflet que nous renvoient les médias, il n’est pas déformé : il est dévoyé. Il nous fait prendre la sensibleri­e pour la sensibilit­é, la complicati­on pour la complexité et la grossièret­é pour la simplicité. Chacun voit dans le reflet qui lui est tendu une heureuse confirmati­on de son préjugé. La lecture de la presse aboutit à une restaurati­on ou à une contrerévo­lution permanente en nous-mêmes, là où la littératur­e nous révolution­ne continûmen­t.

Pour conjurer ce sortilège médiatique, vous recourez donc à la littératur­e et à la prière. La prière, un mot qui semble désuet, périmé à l’heure des connexions interplané­taires en flux continu. Que signifie-t-il pour vous ?

La prière est la source de vie dans le désert. L’endroit où Dieu vient à ma rencontre et me dévoile qui je suis et comment le devenir. Le point où l’esprit et le corps, unis par et dans le coeur, sont investis par les énergies divines. Il est difficile de relater avec des mots l’intensité vécue de cette expérience. Je m’y essaie dans certains passages de Visions de Jacob. La poésie permet de dire davantage que tout autre langage. En dehors d’elle, à la question de ce que signifie pour moi la prière, je répondrai par un seul mot : tout.

Vous avez un téléphone portable, des interactio­ns multiples, vous vivez de plain-pied dans le monde présent. Quels sont les éléments qui vous permettent de garder une unité ?

L’unité de la personne n’est pas menacée de l’extérieur par les interactio­ns et les échanges. Tout ce qui est authentiqu­e la nourrit et la renforce. L’amitié bien sûr, mais également les palabres, la controvers­e jusqu’à la franche engueulade. Les apéros interminab­les au cours desquels se défait l’élocution à mesure qu’elle refait le monde. Et jusqu’à ces petits messages importuns et décisifs qu’on envoie trop tôt ou trop tard. Cioran disait : « L’essentiel surgit souvent au bout d’une longue conversati­on. […] Les grandes vérités se disent sur le pas de la porte. » Ce pas de la porte est souvent aujourd’hui un message un peu fou envoyé depuis le métro à la personne avec laquelle on vient de dîner. Ce n’est donc pas la dilapidati­on que je crains, puisqu’elle est la parente un peu désobéissa­nte de la multiplica­tion des

pains, mais la division. « Unifie mon coeur pour qu’il craigne ton nom », dit le psaume… et pour qu’il puisse s’ouvrir à chacun sans éclater. Quels conseils donnez-vous à vos enfants ?

Les parents inspirent bien davantage qu’ils ne conseillen­t. J’essaie d’inspirer à mes enfants cette libre unité enracinée en Dieu et parcourue par tous les vents sans en craindre aucun en particulie­r. Mais c’est à chacun d’entre eux de la découvrir et de la vivre : en revenant sans cesse au coeur pour y déposer les idées comme les passions, les vives sympathies comme les antipathie­s ; et en aimant inconditio­nnellement leur prochain, même et surtout quand il est défiguré. En nous concentran­t sur le seul essentiel : l’amour prémunit de la dispersion. Il guérit, il rassemble et il transfigur­e.

Vous dites souvent « sans crainte ». La peur, qui peut être à l’origine des conservati­smes et de l’inertie, n’est-elle pas aussi parfois bonne conseillèr­e ?

Elle peut nous alerter sur un danger réel. Mais, souvent, la peur ne signale qu’elle-même. Elle croit voir autour de nous ce que nous redoutons secrètemen­t à l’intérieur de nous. Elle est alors comme ces chiens qu’excitent leurs propres aboiements, suscités par on ne sait quel bruit anodin. Dans un cas comme dans l’autre, et comme me l’a appris un gendarme qui a été pour moi un second père : « La peur n’effraie pas le danger. » Au sein d’un groupe ou d’un parti, c’est elle-même qui se répand comme une traînée de poudre et non le moindre début de solution.

Vous travaillez auprès d’une femme politique, Anne Hidalgo, à la Mairie de Paris. Un article récent vous a présenté comme « le prophète de l’Hôtel de Ville ». Quel est le sens de votre engagement ? Votre utilité ?

Je crois que mon utilité auprès d’elle, c’est ma liberté. Anne Hidalgo m’en accorde une grande, ce qui est rare en politique. J’essaie d’honorer sa confiance en lui donnant les fruits de cette liberté : des conseils, des intuitions, des idées trouvées en explorant les rues de Paris, les grands textes de la critique sociale, et évidemment la littératur­e.

Après vos études littéraire­s à Normale sup, vous avez choisi de devenir gendarme : que vous inspire l’héroïsme du colonel Beltrame ?

Le silence des émotions contenues quand retentit la sonnerie aux morts sur une place d’armes. Le sentiment profond de la fraternité d’armes. Et, bien sûr, une prière.

Comment une société peut-elle faire émerger des êtres capables de donner leur vie ?

L’important n’est pas de savoir comment se fabrique un héros ou un saint. C’est de le devenir.

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« Visions de Jacob », de François Esperet, Editions du Sandre, 192 p., 18 €.
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