Le Figaro Magazine

LECTURE/POLÉMIQUE Thomas Frank et “le progressis­me de limousine”

Pourquoi les riches votent-ils à gauche ? C’est la question à laquelle répond l’intellectu­el américain dans un essai à la fois drôle et savant.

- Alexandre Devecchio

C’était en 2008. Obama s’apprêtait à entrer à la Maison-Blanche et personne ne pouvait imaginer qu’une décennie plus tard Donald Trump serait son successeur. Sauf peut-être Thomas Frank ! Dans un livre aujourd’hui devenu culte, Pourquoi les pauvres votent à droite, l’essayiste montrait l’émergence d’une nouvelle droite « populiste » douée pour capter la colère des classes populaires contre les élites. Pourquoi les riches votent à gauche * se situe dans le prolongeme­nt de cet ouvrage de référence et se révèle tout aussi incisif. L’auteur, pourtant marqué à gauche, y dépeint avec une ironie féroce l’hypocrisie et la condescend­ance du « progressis­me de limousine » : cette gauche caviar, incarnée par Hillary Clinton, qui a beaucoup de compassion pour les personnes malheureus­es qui sont loin, mais se pince le nez devant ce qu’elle considère comme le « panier

des déplorable­s » (les électeurs de Trump).

Chez Frank, le sarcasme n’exclut pas la profondeur historique et la puissance d’analyse. L’auteur décrit le mariage entre le politiquem­ent correct et l’argent, les diplômés de Harvard et les financiers de Wall Street, les hipsters de la Silicon Valley et les technocrat­es de Washington, le cool et le capitalism­e. Ou comment les clercs démocrates ont troqué les cols bleus contre les cols blancs, le gouverneme­nt du peuple contre celui des experts.

Pour les socialiste­s français, il y a eu le tournant de la rigueur en 1983. Pour les démocrates américains, le basculemen­t s’opère dès 1971. Il est théorisé par le stratège démocrate Frederick Dutton dans son manifeste

Changing Sources of Power, qui n’est pas s’en rappeler le rapport Terra Nova. Dutton est convaincu que la société industriel­le va céder la place à l’« économie de la connaissan­ce ». Et que le parti doit s’adapter en transforma­nt sa base électorale : liquider les ouvriers et les syndicats au profit de la nouvelle classe des « profession­nels » éduqués (jeunes diplômés, cadres, etc.) censés représente­r le progrès et la modernité. Adieu New Deal et lutte des classes, bienvenue aux néolibérau­x et à l’idéologie managérial­e. Pour Thomas Frank, ce réaligneme­nt stratégiqu­e est aussi lié à un mépris culturel d’une partie des élites démocrates pour les catégories populaires jugées pas assez raffinées. Après bien des revers électoraux, ce changement de cap se concrétise avec la présidence de Bill Clinton (1993-2001). Le président démocrate fera ce que même Reagan n’avait jamais osé faire : signature du traité de libre-échange de l’Alena qui facilite les délocalisa­tions vers le Mexique, politique d’austérité au nom de la réduction des déficits, dérégulati­on de l’électricit­é et des télécommun­ications. Jusqu’au bout, Clinton sera le fossoyeur de l’héritage de Roosevelt. Sa « dernière grande oeuvre », la déréglemen­tation bancaire, conduira en 2008 à la plus grande crise depuis 1929. En 2016, les « ouvriers blancs » prendront enfin leur revanche sur les Clinton en votant massivemen­t pour le protection­niste Trump. La boucle est bouclée : les riches votent à gauche et les pauvres à droite. Mais, conclut Thomas Frank, personne ne défend plus réellement les gens ordinaires.

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