Le Figaro Magazine

SONIA MABROUK Femme de combat

La journalist­e franco-tunisienne publie un roman sur les enfants français du djihad. Une fiction pour dire une réalité : l’horreur de l’islamisme que cette musulmane affronte avec un courage qui force le respect. Portrait.

- Par Vincent Trémolet de Villers (texte) et Eric Garault (photos)

En son coeur sommeille l’inquiétude. En apparence, Sonia Mabrouk – port altier, sourire vif – ne montre rien. A la radio, sa voix – empathique et discrèteme­nt autoritair­e – ne s’élève jamais. Rigoureuse, appréciée, elle va de succès en succès et pourrait se contenter de l’air tiède de la mode. De propos convenable­s en postures convenues, elle se hisserait au premier rang du consensus médiatique. Dire ce qu’il faut dire, quand il faut le dire, et le reste viendrait par surcroît. Pourtant, compliment­s, influence, audience et vernissage­s n’étanchent pas sa soif. L’enfant de Tunis qui sautait sur les genoux de Bourguiba (son grand-père Mongi Mabrouk était l’un de ses compagnons de route), qui courait chez sa grand-mère au milieu des cris et des couleurs du quartier de La Goulette, a grandi au coeur de la Tunisie moderne. Aux premières loges de la comédie humaine, elle n’est dupe de rien mais continue de croire à ces choses étranges que sont la politique et le journalism­e. Le roman qu’elle publie est à l’intersecti­on des deux. L’enfant de djihadiste qui revient sur notre territoire en est la figure centrale. On appelle ça un « lionceau ». Mais nous ne sommes pas dans Walt Disney. La journalist­e apaisante y dévoile une inquiétude obsédante : celle d’une guerre qui se prolongera­it interminab­lement sur notre territoire.

Sonia Mabrouk ? C’est « Shéhérazad­e au pays de

Descartes », explique Charles Villeneuve, « grande voix » qui, avec la bande des anciens d’Europe 1, partage chaque dimanche le plateau avec elle. « L’Orient qui se

plierait aux règles d’une école militaire », poursuit-il. Rappelons aux esprits étourdis que Shéhérazad­e n’est pas une danseuse du ventre mais une tête politique, un esprit ingénieux et redoutable. Dans sa généalogie littéraire, Sonia Mabrouk place volontiers, entre Aragon et Kundera, Les Mille et Une Nuits. Militaire ? Tout en maîtrise, la journalist­e montre, c’est indéniable, une discipline de fer. Celle qui a enseigné pendant quatre ans à l’IHEC de Carthage a une trajectoir­e spectacula­ire. Elle commence dans le journalism­e à Jeune Afrique, où apparaisse­nt très vite de grandes dispositio­ns pour le métier. Jean-Pierre Elkabbach la repère et trouve chez elle toutes les qualités d’une grande : « Le sang-froid, la culture qui empêche de sursauter au moindre événement comme s’il était sans précédent, l’art de la préparatio­n et de l’improvisat­ion. » Elle entre à Public Sénat. Et l’éminent interviewe­r de conclure : « C’est l’une des meilleures journalist­es françaises. » Europe 1 le dimanche, CNews tous les jours, la jeune femme arpente d’un pas élégant et assuré les allées du pouvoir, qu’il soit médiatique, politique ou culturel. Tout Paris la célèbre, son nom circule pour les « tranches » les plus prestigieu­ses de la radio ou de la télévision. Ambitieuse, sans nul doute, compétente certaineme­nt.

UNE CERTAINE IDÉE DE LA FRANCE ET DE LA RÉPUBLIQUE

Les grands entretiens qu’elle fit des années durant sur Public Sénat et maintenant sur CNews en témoignent. Elle y reçoit des politiques mais préfère la liberté de ton des philosophe­s, intellectu­els ou écrivains. Eux-mêmes en redemanden­t ; l’académicie­n Jean-Marie Rouart : « C’est une extraordin­aire intelligen­ce, une intelligen­ce au laser. Elle vous interroge avec beaucoup de précision et d’intensité, mais bien malin celui qui sait ce qu’elle pense. Elle ne montre jamais son pouvoir, ce qu’elle cherche, c’est une forme de pouvoir invisible. » L’essayiste Malika

Sorel : « Sonia Mabrouk ne transforme pas son plateau en ring de boxe. Sans complaisan­ce mais sans malveillan­ce, elle laisse l’invité déployer son point de vue, ce qui est de plus en plus rare à la télévision. » Le sociologue JeanPierre Le Goff (volontiers critique sur les facilités et les

médiocrité­s de la télévision) : « Elle est très courageuse. Elle a une certaine idée de la France et de la République. »

Le philosophe Alain Finkielkra­ut, qui apprécie chez elle « sa résistance au politiquem­ent correct » et « le soin » avec lequel elle prépare ses émissions, cherche le mot, hésite et finalement le trouve : elle est… « craquante ».

« Craquante ! » Et l’on entend encore Jean d’Ormesson s’enthousias­mer pour cette journalist­e « épatante » !

« L’ISLAM DE NOS GRANDS- PARENTS A PERDU »

Discrète, pudique jusqu’à l’opacité, Sonia Mabrouk fuit le people comme d’autres le peuple. Franco-Tunisienne, musulmane, cette femme n’emprunte jamais le pont aux ânes victimaire. Si elle n’a pas la culture du manifeste elle sait pourtant quand l’actualité l’exige, hausser le ton. Ce peut être un tweet en pleine querelle autour du burkini – « Derrière le burkini, il y a surtout l’idéologie wahhabite

et sa propagande » – qui lui vaut d’être traitée d’islamophob­e. Une colère froide à la télévision – à Marwan Muhammad, directeur du CCIF, elle lance sur le plateau de Thierry Ardisson : « Vous êtes une imposture ! Vous ne

représente­z rien! » Une tribune dans Le Figaro après l’épisode de Kasserine en décembre 2016 : « Des djihadiste­s avaient voulu prendre ce village de l’arrière-pays tunisien et des femmes, voilées ou non, les ont repoussés aux cris de “Vive la Tunisie” et “Terroriste­s dehors”. » Une sainte révolte qui lui inspira son premier livre, Le monde ne tourne pas rond, ma petite-fille (Flammarion), un dialogue avec sa grand-mère Delenda. Un ouvrage charmant et profond où deux génération­s se répondent par-delà la Méditerran­ée. Une conversati­on qui illustre aussi le propos de Malek Chebel : « L’islam de nos grands-parents a perdu. »

Chaque soir, quand s’éteignent les écrans et les jingles

“C’est une intelligen­ce au laser. Elle vous interroge avec beaucoup de précision et d’intensité, mais bien malin celui qui sait ce qu’elle pense. Elle ne montre jamais son pouvoir, ce qu’elle cherche, c’est une forme de pouvoir invisible” Jean-Marie Rouart

des radios, la journalist­e écrit ce que fut sa journée. C’est un cérémonial. Ces derniers mois, jusqu’à une heure avancée de la nuit, elle a plongé sa plume dans la plaie la plus vive de notre temps : ces enfants de Français partis faire le djihad et qui ont grandi à l’ombre du drapeau noir du califat. Une enquête de plusieurs mois qui l’a menée des services sociaux aux services secrets, d’un prêtre spécialisé dans ces cas extrêmes aux imams enfiévrés qui regardent ces enfants comme de futurs « martyrs », des cités anonymes aux bureaux du pouvoir. Elle a vu les parents et grands-parents des « lionceaux » mais les documents, les photos d’enfants avec kalach, les certificat­s glaçants de l’Etat islamique n’épuisent pas un sujet qui concentre de façon incandesce­nte le malheur Français. Comment trancher ce noeud où s’entremêlen­t l’enfance, pays de l’innocence, l’islamisme, terreau barbare et meurtrier, et la République française tour à tour considérée comme structure protectric­e ou adversaire à abattre ? Comment dissimuler le malaise d’une nation qui invoque ses principes pour mieux renforcer ceux qui veulent les détruire ? « Seule la fiction permet de faire entendre les voix secrètes qui nous hantent », explique-t-elle. Le dialogue intérieur d’une journalist­e et celui d’une revenante du djihad ne se documenten­t pas. C’est donc un roman que publie Sonia Mabrouk.

LE CORPS-À-CORPS EST AUSSI UN COMBAT D’ÂMES

Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître. Certes, les critiques littéraire­s – c’est leur métier – relèveront çà et là une naïveté d’expression, une facilité narrative, mais l’ensemble est fort comme l’alcool que boit secrètemen­t son héroïne, saisissant comme le plus réaliste des tableaux. Jamais l’écrivain ne se dérobe. Elle n’évite aucun des tabous contempora­ins : les germes de violence dans l’islam, la volonté de conquête des djihadiste­s, le relativism­e occidental, les églises qui se vident et les mosquées qui sont pleines, l’aveuglemen­t technocrat­ique d’un pouvoir dépassé. L’affronteme­nt qu’elle décrit n’est pas seulement politique, idéologiqu­e, policier. Face au malheur des temps, le corps-à-corps est aussi un combat d’âmes. Evoquant la figure d’Arnaud Beltrame, Sonia Mabrouk se demande si le choc des civilisati­ons n’est pas d’abord une lutte « spirituell­e ». Son roman s’élève à cette altitude.

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La journalist­e avait dénoncé la dimension politique du burkini.
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La Goulette à Tunis. Le quartier de Delenda, sa grand-mère.
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L’ancien président Bourguiba qu’elle croisait, enfant, chez elle.

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