LIMA “Le mur de la honte”
Sur les hauteurs de la capitale péruvienne, ce mur sépare le quartier le plus riche de la ville, Las Casuarinas, de Pamplona Alta : l’un des plus grands bidonvilles du pays. Plus que d’une simple ségrégation sociale, ce rempart est le stigmate d’un Etat d
Anos pieds, serpente, sur l’arête d’une montagne qui surplombe la ville de Lima, un mur. Haut de près de 3 mètres, épais de 50 centimètres, surmonté par endroits de barbelés auxquels s’accrochent des sacs plastique portés par le vent, il sépare les deux versants. A gauche, Pamplona Alta, l’un des plus grands bidonvilles du Pérou, et l’un des quartiers les plus pauvres de la capitale. A droite, Las Casuarinas, une communauté fermée, gardée par une société privée – petit faubourg abritant quelquesunes des plus riches familles du pays. D’un côté du mur, plus de 400 000 âmes grouillent dans un gigantesque et chaotique entrelacs de petites bicoques de tôles, de briques et de bois, érigées sur une terre désertique et poussiéreuse s’étendant à perte d’horizon. De l’autre, 600 familles se répartissent dans de sublimes villas dont les piscines sont encerclées de gazon vert émeraude fraîchement tondu. Au second plan de ce spectacle ahurissant, devant lequel viennent pâlir les plus sinistres prédictions dystopiques d’Aldous Huxley ou de George Orwell, Lima s’allonge au bord de l’océan – monstrueuse fourmilière de près de 10 millions d’habitants, au bord de mer englouti par l’épais et habituel brouillard hivernal mélangé aux nuages de pollution. « Si le mur tombait, on ne serait pas plus riches. Ce mur, il nous dit ce que l’on ne peut pas être. Il nous dit ce que l’on ne sera
jamais. » Ce témoignage fataliste d’un habitant de Pamplona Alta n’avait jamais vraiment quitté nos esprits. Ce n’est qu’une fois en haut de cette montagne que nous en avons pris la mesure.
Dans les rues de Miraflores et de San Isidro, ou des autres quartiers aisés et touristiques de la capitale que nous distinguons au loin depuis notre promontoire, le mur n’évoque rien – sinon pas grand-chose. « El muro de la
vergüenza », comme l’ont baptisé les habitants et les médias locaux – littéralement « Le mur de la honte » –, ne jouit pas d’une grande notoriété et ne choque pas outre mesure ceux qui découvrent son existence. S’il sillonne aujourd’hui les montagnes sur plus d’une quinzaine de kilomètres, s’interrompant lorsque la géographie suffit à créer une barrière naturelle, le premier pan aurait été construit en 1971 par un collège privé jésuite, le Colegio de la Inmaculada mais la date « officielle » de construction la plus fréquemment évoquée reste 1985.
SE PROTÉGER DES INVASIONS
Situé juste à côté de la mythique autoroute Transaméricaine, qui relie l’ensemble des Amériques du nord au sud, l’établissement se niche au pied des montagnes, entre Las Casuarinas et Pamplona Alta. Le mur aurait été construit pour protéger le collège des invasions. Invasion de quoi, par qui ? Des terres en péri-
phéries des grandes villes par les populations indigènes venues des Andes : un exode rural qui a débuté dès le milieu du XXe siècle. A Pamplona Alta, la plupart des habitants sont issus de l’une des nombreuses tribus recensées par le gouvernement péruvien (plus d’une soixantaine), et, pour la grande majorité, de celle des Quechuas. Certains sont arrivés dans le bidonville il y a plus de trente ans et n’ont jamais réussi à le quitter par manque de moyens. Avec 850 soles de salaire mensuel (un peu moins de 250 euros), et une fois l’électricité et l’eau payées, difficile d’économiser de quoi s’offrir un avenir meilleur : Lima est la deuxième plus grande ville du globe située au milieu d’un désert après Le Caire, et les réservoirs d’eau de 1 000 litres dans lesquels chaque foyer stocke ses réserves peuvent coûter 400 soles l’unité, sachant qu’il faut dépenser plus de 60 soles pour le remplir chaque mois. D’autres ont choisi de venir habiter ici pour pouvoir se permettre d’envoyer leurs enfants dans de bons établissements. Enfin, quelques-uns préfèrent repartir dans les campagnes plutôt que de rester ici, au pied du mur de la honte. Pamplona Alta recouvre quatre collines alignées comme des vagues de roches et de terres arides. Les habitations ont été progressivement érigées en terrasses, creusées au fur et à mesure à coups de marteau-piqueur dans la falaise. Sur les versants les plus anciens – et les plus près du mur –, chaque parcelle a été exploitée et les cases vont jusqu’à s’adosser au rempart.
UN URBANISME DÉRÉGULÉ
On se déplace à Pamplona Alta en empruntant des escaliers abrupts sous un soleil plombant, ou par des chemins de fortune zigzaguant entre les maisons, jonchés de bouteilles d’Inca Kola ou autres sodas. En journée, la semaine, le bidonville est presque vide. Tous ou presque partent travailler en ville. Seules certaines femmes restent pour surveiller les enfants les plus jeunes et garder le peu de biens que la famille possède. Cruelle ironie, beaucoup ont un emploi dans les quartiers riches de l’autre côté du mur : à Las Casuarinas, mais aussi à La Molina, La Rinconada ou La Planicie. A vol d’oiseau, les quartiers en question ne sont qu’à quelques centaines de mètres. Mais pour se rendre au travail, pas question d’enjamber le mur. Ceux qui se rendent à Las Casuarinas sont contraints de faire le tour (30 à 60 minutes de trajet selon la circulation), et de passer un poste de contrôle – la zone est entièrement fermée et dispose d’un service de sécurité privé, financé par les habitants des beaux quartiers, et qui patrouille et surveille 24 heures sur 24
les rues et la zone tampon qui sépare les plus hautes villas du mur de protection. Pour les autres, La Molina, La Rinconada et La Planicie ont installé des checkpoints à certains endroits du rempart avec tour de contrôle et garde muni d’une radio, et veillant à ce que personne de suspect, comme des groupes de squatteurs, ne puisse traverser. « Au mieux, ce mur est une honte, au pire,
c’est une insulte », témoigne une religieuse travaillant dans une des missions des Soeurs comboniennes au coeur de Pamplona Alta. 18 heures. Le soleil brûlant commence à se coucher sur l’horizon de l’océan lorsque nous la voyons arriver au loin, au bas d’une des montagnes noires sur lesquelles ondule le mur. Grimpant une route goudronnée de La Molina, elle porte sur ses épaules un large et lourd sac blanc, trottinant sa fille à ses côtés. Elle nous apprend qu’elle est la femme de ménage d’une famille vivant de ce côté-ci du mur. Chaque matin, et chaque soir, elle doit grimper les escaliers à pic de Pamplona Alta et des chemins rocailleux de l’autre versant pour aller travailler. Dans son sac : son linge et celui de sa famille que ses employeurs l’autorisent à laver dans leur machine.
LE MUR CACHE LE VRAI PROBLÈME
Un récit de vie de Pamplona Alta parmi tant d’autres, et qui n’illustre que trop bien les profondes inégalités existant entre les deux quartiers voisins. Les mêmes inégalités sclérosent la société péruvienne. « La brutalité symbolique du mur ne fait que dissimuler le vrai problème, analyse Monica Taurel, une interprète habitant avec son mari dans un appartement de Las Casuarinas depuis le début des années 2000. C’est évidemment tentant de résumer la situation aux méchants riches qui excluent les gentils pauvres. Mais ça n’a rien à voir avec l’exclusion – c’est de la protection. » De son balcon, Monica peut apercevoir le mur. Très au fait des polémiques qu’il a pu susciter au fil des
années, elle refuse catégoriquement les procès à la hâte qui sont faits aux
habitants de Las Casuarinas. « C’est trop simple de l’appeler “le mur de la
honte”. Vous voulez parler de honte ? Que l’on explique plutôt pourquoi les habitants de Pamplona Alta payent leur eau potable quatre fois plus cher que moi. Que l’on explique aussi pourquoi les services publics y sont défaillants, voire inexistants. Que l’on explique pourquoi les écoles manquent de matériel et de professeurs – que l’on parle plutôt des rackets qui sont orchestrés là-bas. Ce mur existe pour une seule raison : l’échec de l’Etat péruvien et de ses gouvernements successifs à structurer la société. Les gens ne s’en rendent pas forcément compte : en Europe, on ne parle de l’Amérique du Sud qu’à travers la violence spectaculaire de pays comme la Colombie, le Brésil ou le Honduras. Mais le Pérou n’est pas un Etat de droit non plus. » Gangrené par une kyrielle d’affaires de corruption, dont la dernière en date, l’affaire Odebrecht, a écla-
boussé l’ensemble de la classe politique (dont quatre des derniers présidents de la République), le Pérou est, de surcroît, en proie à un important trafic de terres. Les invasions et les squats illégaux sont légion dans le pays. Cette situation catastrophique résulte d’un gouffre judiciaire, vestige de l’idéologie communiste qui avait infusé dans le continent sud-américain. Autre cause du problème : les réformes agraires mises en place par le général Alvarado, proche du régime cubain, après son coup d’Etat de 1968. Et Pamplona Alta ne fait pas exception à la règle. « Le mur protège la valeur des terres et des biens des gens de Las Casuarinas qui paient leurs impôts !
poursuit Monica Taurel. Comme seulement 13 % de la population péruvienne. Vous n’avez pas idée de l’économie parallèle qui existe dans les quartiers pauvres de Lima ; des sommes colossales sont en jeu. Et du coup, les bidonvilles sont le terreau de la criminalité. Ai-je envie de ce mur ? Oui. Ai-je besoin de ce mur ? Certainement. Est-ce une honte pour moi d’avoir besoin de ce mur ? Absolument. » L’importance de l’économie parallèle en Amérique latine n’est plus à démontrer : on estime que de 50 à 75 % des travailleurs de ces pays exercent leurs activités hors du cadre légal. Dès 1983, dans un article du
Washington Post, l’économiste péruvien Hernando de Soto évaluait que la « shadow economy » des bidonvilles produisait l’équivalent de 11 milliards de dollars en biens et services – à l’époque, Lima ne comptait que 5 millions d’habitants contre 10 aujourd’hui, et le mur n’avait pas encore été érigé. De Soto, qui a connu l’époque où le Pérou luttait contre le groupe terroriste marxiste du Sentier lumineux, n’a pas changé d’avis sur la situation de la population pauvre
et majoritairement indigène, comme celle que l’on trouve à Pamplona Alta. « Ils ont des maisons, mais pas
de titres de propriétés, expliquait-il lors d’un discours il y a quelques semaines. Des plantations, mais pas de terres ; des entreprises, mais pas de
statuts de constitution de société. » A Lima, comme partout ailleurs, l’illégalité se confond dans l’extralégalité : pour survivre, des citoyens, devant l’incapacité de leur gouvernement et de leur Etat à fournir un cadre légal (pour une entreprise, une propriété, un état civil même), contournent comme ils peuvent un système inerte et vicié. A cela s’ajoute une criminalité, certes en baisse par rapport aux autres pays d’Amérique du Sud, mais toujours rampante – surtout concernant les cambriolages et les braquages. Augusta Ludowieg vit à Las Casuarinas avec ses enfants, sa belle-famille et ses petits-enfants. Plusieurs fois
par mois, elle se rend dans une paroisse située de l’autre côté du mur, à Pamplona Alta, qui apporte de l’aide aux jeunes mères et leurs enfants. Comme toutes les autres familles de Las Casuarinas, Augusta a dû participer au financement du mur – 3 000 soles (environ 750 €), selon elle. Tous ses proches affirment être contre le mur et ce qu’il représente. « Les habitants de Las Casuarinas n’étaient pas forcément unanimes lors de la construction du mur, raconte
Augusta. Mais c’est un conseil de sept personnes résidentes et élues qui prennent les décisions pour l’organisation du quartier. Alors, le mur a été construit. Et le gouvernement n’a rien fait pour l’empêcher. » Ils admettent, cependant, qu’il leur procure une
sécurité bienvenue. « Nous possédions une maison sur une plage, dans le sud du pays, raconte Gian Ludowieg,
le petit-fils d’Augusta. Mais elle a été envahie par des squatteurs, et nous l’avons perdue. Alors oui, le mur est peut-être nécessaire. » Et de poursuivre, de concert avec son père et sa
grand-mère : « Ce mur n’est pas le seul, vous savez. A Lima, tout le monde vit derrière un mur. » A Lima, au Pérou, et plus largement, en Amérique latine, l’urbanisation brutale, le manque de projets d’aménagements urbains, l’absence de cadastre ou de titres de propriété et la forte criminalité ont créé un besoin de protection chez les habitants – chez les pauvres comme chez les riches. Le « mur de la honte » n’est que le syndrome le plus patent d’une maladie profonde et complexe, le fragment émergé d’une muraille encore plus haute : celle que les individus dressent entre eux lorsque les Etats et les gouvernements échouent à créer un modèle social viable et à installer une primauté du droit. Car dans le bas de Pamplona Alta, et dans les quartiers pauvres de la ville, des murs et des barrières aussi encerclent certaines maisons. La « honte » de Las Casuarinas ne réside finalement que dans sa proximité géographique avec Pamplona Alta. Le mur s’étend sur plus de dix kilomètres, mais la partie « protégeant » Las Casuarinas en mesure moins de deux. Les autres zones résidentielles luxueuses de La Planicie et La Rinconada, où l’on trouve des lacs artificiels avec, en leur centre, des villas comme sorties de Beverly Hills, sont elles aussi abritées derrière le mur. Mais le contraste est moins évident, moins scandaleux. « El muro
de la vergüenza » porte bien son nom ; mais encore faudrait-il déterminer à qui incombe cette honte. Aux habitants de Las Casuarinas ? A ceux de Pamplona Alta ? Ou bien à un Etat qui, faute de mieux, laisse le mur se soustraire à son autorité et à ses devoirs, camouflant son échec et sa défaillance.