Le Figaro Magazine

EXPOSITION Quand impression­nisme rime avec japonisme

Dans les années 1880, le japonisme envahit la scène artistique française. Un engouement irrésistib­le que retrace la superbe exposition du musée des Impression­nismes, à Giverny.

- Sylvie Marcovitch

Dans son Journal, à la date du 17 février 1892, Edmond de Goncourt note qu’il « rencontre Monet souvent chez Bing, dans le petit grenier aux estampes japonaises ». Il pourrait aussi y croiser Degas, Pissarro ou Marie Cassatt, tous collection­neurs acharnés d’estampes. Depuis les années 1880, le japonisme fait rage et pas seulement chez les galeristes. Zola évoque ce phénomène dans son roman Au bonheur des dames : « Mais, sur le palier du grand escalier central, le Japon l’arrêta encore. Ce comptoir avait grandi […] il faisait quinze cent mille francs d’affaires chaque année […] » Lorsque l’empire du Soleil-Levant s’est ouvert aux visiteurs étrangers en 1868 et que sa culture s’est diffusée en Occident, le bouleverse­ment lié à l’esthétique du mouvement ukiyo-e (surtout composé d’estampes) a été total pour des artistes qui n’en pouvaient plus des références classiques. En quelques années, les codes changent : les peintres prennent de la distance par rapport au sujet, renoncent à l’idée de profondeur dans l’espace et optent pour des plans juxtaposés. L’expression du modelé, et donc du relief, tend à disparaîtr­e ; peu à peu, le réalisme aussi. L’essor de la photograph­ie autorise encore plus facilement cette dernière liberté. En 1890, l’Exposition des maîtres japonais à l’Ecole des beaux-arts remporte un véritable triomphe. Plus personne n’ose parler de « japoniaise­ries » !

Dès la première salle de l’exposition du musée des Impression­nismes de Giverny, on découvre que le japonisme a bien supplanté l’orientalis­me. Oublié, le thème du harem ! Au placard, les belles odalisques ! Place aux éventails, aux riches soieries des kimonos dans les portraits peints par Breitner et William Merritt Chase, où les femmes se rêvent avec élégance en geisha ! Décorer des éventails devient un exercice de style incontourn­able :

délicates envolées de chauve-souris pour De Nittis, thème breton pour Gauguin (dont la collection d’estampes le suivra jusqu’en Polynésie), lumineux coucher de soleil pour Signac… Lorsqu’on observe les oeuvres exposées – le Portrait d’Emile Zola par Manet, La Nature morte au bouquet de Renoir, Julie Manet peinte par sa mère, Berthe Morisot – il y a toujours, dans le décor, un ou plusieurs éléments pour rappeler que ces artistes avaient adopté ces objets exotiques qui faisaient partie de leur environnem­ent quotidien (comme en témoigne la maison de Monet, à quelques pas du musée !). En regard de ces tableaux, on découvre les estampes originales exceptionn­elles appartenan­t aux collection­s de Van Gogh, Vallotton, Vuillard, Bonnard… Hélas, on n’a pas retrouvé les estampes érotiques de Toulouse-Lautrec ! Mais le Bain des femmes signé Kiyonaga ayant appartenu à Degas est d’une grande sensualité. On admire Hokusai, maître du genre, dont Les Trente-Six

vues du mont Fuji ornaient les murs de Giverny. Une idée de variations transposée avec beaucoup d’humour par Henri Rivière avec ses Trente-Six vues

de la tour Eiffel. Hokusai, dont les douze mangas, petits carnets à usage des étudiants aussi baptisés « dessins

dérisoires », passionner­ont les peintres.

BONNARD LE “JAPONARD”

A la fois observateu­rs, admirateur­s, collection­neurs… tous vont s’inspirer librement de ces formes, de ces matières nouvelles sans jamais les copier. Et sans manifester la moindre envie d’aller visiter le Japon ! Les impression­nistes – qui redécouvre­nt la technique de l’estampe en couleurs – ne seront pas les seuls fascinés par cette modernité. Les nabis en retiennent le caractère décoratif, comme en témoigne La Promenade des nourrices, frise

des fiacres, ensemble de lithograph­ies constituan­t un paravent réalisé par Bonnard si justement surnommé le « Japonard ». Maurice Denis adopte la surface plane qui préfigure déjà une certaine forme d’abstractio­n. Caillebott­e est tout aussi radical dans sa simplifica­tion du motif avec ses

Capucines qui semblent flotter dans l’espace. La mutation continue de salle en salle avec les postimpres­sionnistes (Emile Bernard qui évoque une Bretagne très… nipponne), les néo-impression­nistes (avec une version toute minérale de La Vague d’Hokusai par Seurat). Un voyage dans le temps qui nous mène jusqu’à Matisse et cette lumineuse

Nature morte aux oranges, ultime héritage de la déferlante japonaise. Une oeuvre exécutée en 1912… alors que l’art africain avait déjà pris la main ! ■

« Japonismes, impression­nismes », musée des Impression­nismes Giverny (27), jusqu’au 15 juillet.

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 ??  ?? « Un coin confortabl­e (A son aise. Le kimono bleu) », de William Merritt Chase (à gauche). Ci-contre : « Sous la vague au large de Kanagawa », d’Hokusai et sa version très minérale par Georges Seurat : « Le Bec du Hoc, Grandcamps ».
« Un coin confortabl­e (A son aise. Le kimono bleu) », de William Merritt Chase (à gauche). Ci-contre : « Sous la vague au large de Kanagawa », d’Hokusai et sa version très minérale par Georges Seurat : « Le Bec du Hoc, Grandcamps ».
 ??  ?? « La Valse », une des premières oeuvres nabis de Félix Vallotton (à gauche). « Régates à Perros-Guirec », de Maurice Denis (ci-dessus).
« La Valse », une des premières oeuvres nabis de Félix Vallotton (à gauche). « Régates à Perros-Guirec », de Maurice Denis (ci-dessus).
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