Le Figaro Magazine

LE THÉÂTRE de Philippe Tesson

« Probableme­nt les Bahamas », à l’Artistic Théâtre : un brillant dialogue de Martin Crimp exclusivem­ent bâti sur la banalité.

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Probableme­nt les Bahamas, de Martin Crimp, est un spectacle de printemps idéal, savoureux, rafraîchis­sant, qui a fait recette la saison dernière, dans la mise en scène très ingénieuse d’Anne-Marie Lazarini. Crimp avait conçu la pièce pour la radio il y a une trentaine d’années. Ce n’est en effet apparemmen­t que du théâtre de verbe : une conversati­on d’une heure et demie d’une incroyable banalité, dans le salon d’un couple de petitsbour­geois anglais, entre une femme intarissab­le et médiocre, son mari totalement nul et un ami qui n’ouvre pas la bouche. Mais sous la plume de l’auteur, dont on connaît à la fois le génie satirique et le pouvoir qu’il a sur les mots, sur le langage, cet étalage d’insignifia­nce crée le malaise et prend peu à peu le sens que l’on devine. C’est-à-dire, sous la vacuité la bêtise, sous la banalité rassurante la peur, la violence et la haine. Milly, l’héroïne, finit par apparaître pour ce qu’elle est sous le masque de la vertu : un monstre au petit pied. Cette tragi-comédie est d’une acuité comique édifiante. Le sortilège du théâtre est tout entier contenu dans ce à quoi on assiste ici. L’auteur, d’abord. Crimp ne dispose que des mots pour nous faire comprendre la duplicité de son héroïne. Le langage est en effet, faute d’action et

“Le sortilège du théâtre est tout entier contenu ici”

même d’un réel dialogue, car la femme a quasiment le monopole de la parole, le seul instrument de l’illusion. La parole est seule pour créer l’illusion de l’intérêt et en même temps la dissiper, et c’est remarquabl­e. Encore faut-il que l’acteur soit le complice de l’auteur. Or, Catherine Salviat est redoutable d’habileté dans l’ambiguïté. Son visage, fait de malice et de tendresse, est à lui seul un mensonge. A quoi enfin s’ajoute la mise en scène. Le travail d’Anne-Marie Lazarini, assistée de Dominique Bourde et de François Cabanat pour le décor, les costumes et les lumières, est un modèle d’intelligen­ce. Ils ont inventé une scénograph­ie qui est la caricature de ce qu’elle veut dénoncer : l’ordre petit-bourgeois. C’est ainsi qu’un pamphlet certes excellent mais assez léger dans sa structure devient, par la grâce de ses fabricants, texte et adaptation scénique réunis, un petit chef-d’oeuvre. Y prennent également leur part Jacques Bondoux (le mari) et une excellente jeune actrice, Heidi-Eva Clavier, dans un rôle qui ajoute à l’étrangeté d’une pièce curieuseme­nt très bavarde, mais dont l’intérêt ne repose que sur l’inanité.

Probableme­nt les Bahamas, de Martin Crimp, mise en scène d’AnneMarie Lazarini, avec Catherine Salviat, Jacques Bondoux et Heidi-Eva Clavier. Artistic Théâtre (01.43.56.38.32).

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