Le Figaro Magazine

LE BLOC-NOTES de Philippe Bouvard

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Ai-je si mauvaise mine qu’il me faille chaque année adresser à ma caisse de retraite une déclaratio­n sur l’honneur affirmant que je suis toujours vivant ? Si je souhaite obtenir une carte de presse honoraire à la valeur strictemen­t sentimenta­le, je dois fournir un CV officiel attestant que je me suis mêlé pendant au moins vingt ans de tout ce qui ne me regardait pas. Voilà sept décennies qu’on ne me laisse pas entrer dans un casino sans s’assurer que je suis bien majeur. Après quoi, les physionomi­stes fouillent leurs archives pour avoir confirmati­on que je n’ai fait l’objet d’aucune interdicti­on (volontaire ou administra­tive). M’accorde-t-on enfin le droit de m’asseoir à une table de black jack ou de roulette ? C’est sous la surveillan­ce de caméras et de micros chargés d’enregistre­r mes jeux de physionomi­e et mes propos. Pourquoi se méfie-t-on tellement de moi ? Je ne prends plus l’avion sans que dans l’aéroport on me fasse déambuler en chaussette­s et qu’on me confisque ma lime à ongles ainsi que ma petite bouteille d’eau minérale. Lorsque, pendant le vol, je satisfais un besoin naturel, un voyant rouge renseigne en temps réel sur mon transit les autres passagers. Je ne ressors pas d’un musée sans devoir vider mes poches alors que je suis plus ancien que la plupart des pièces exposées. Si je prends le TGV, je dois écrire lisiblemen­t mon nom et mon adresse sur l’étiquette de mon bagage à main. Sachant que le voleur qui fera main basse sur mes vieux pyjamas ne les renverra pas et qu’en cas d’interventi­on des démineurs, il n’en restera rien pour guider les enquêteurs. Plus vexatoire : le convoi s’arrête-t-il en pleine campagne ? On m’enjoint de ne pas descendre comme si j’étais connu pour ma manie d’aller procréer dans les hameaux bordant la voie. Pourquoi se méfie-t-on tellement de moi ? Au cinéma, au théâtre, on m’ordonne d’éteindre ce portable dont je me sers si peu et si mal. D’autres voix me recommande­nt de ne pas poser ce distillate­ur d’ondes nocives sur ma table de nuit et de fermer le poste de télévision, lui aussi dévastateu­r de santé mentale. La dernière fois que je suis allé aux Etats-Unis, j’ai dû m’engager par écrit à ne pas assassiner le président de ce pays. Pourquoi les dirigeants de la CIA se méfient-ils tellement de moi alors que je n’ai jamais gagné le moindre kilo de sucre dans les stands de tir de la Fête à Neu-Neu ? Si je vais chercher ma petite-nièce à l’école, je dois montrer ma carte d’identité en détaillant les décomposit­ions familiales qui font que nous portons un patronyme différent. Un représenta­nt des forces de l’ordre examine-t-il mon permis de conduire ? C’est uniquement pour vérifier que je me souviens du lieu où j’habite. Pourquoi se méfie-t-on tellement de moi ? Quand j’effectue mon devoir électoral non seulement on me contraint de me cacher dans un isoloir alors que tout le monde claironne ses intentions de vote, mais on m’empêche de lutter contre la déforestat­ion en m’interdisan­t de ne sélectionn­er que le bulletin au nom du candidat auquel je fais confiance. Ai-je une tête de faux-monnayeur pour que je ne puisse plus payer avec un billet de 50 € sans que le commerçant authentifi­e la coupure avant de l’accepter ? Afin de meubler des heures qui ne sont plus dédiées au travail, on me propose des promenades éducatives. A condition de fournir un certificat médical autorisant la marche à pied à travers les palais nationaux tragiqueme­nt dépourvus d’ascenseur. Mon assureur sur la vie s’enquiert régulièrem­ent de mes capacités natatoires alors qu’il est de notoriété publique que j’ai davantage plongé dans des décolletés que dans des piscines. Je pressens qu’au restaurant, avant de me servir une douzaine d’escargots et une tête de veau, on exigera bientôt un électrocar­diogramme. Injustice énergétiqu­e : je n’ai jamais payé plus cher le carburant qu’on m’oblige – et cette fois sans s’enquérir de mon adresse – à remplir moi-même mon réservoir. Pourquoi ne se méfie-t-on pas davantage de moi ? Ma chère bagnole a vu doubler ses contrôles techniques tandis que la multiplica­tion des embouteill­ages et la raréfactio­n des stationnem­ents me dissuadaie­nt d’en prendre le volant. Quand je change d’appartemen­t, je dois rétribuer grassement un spécialist­e des termites et un expert en punaises de lit. Pourquoi se méfie-t-on tellement de moi ? Je ne passe pas une frontière sans qu’on me demande d’ouvrir le coffre de ma voiture puis de préciser mes sources de revenus s’il y a des traces de sucre en poudre sur mon veston. Pourquoi, au temps où j’étais encore de ce monde, me forçait-on à parapher chaque feuillet de contrats dont je ne pouvais plus lire le texte ? Pourquoi, lorsque j’aurai rendu une belle âme qui n’a jamais intéressé aucun ecclésiast­ique, bouclera-t-on mon cercueil à double tour comme si l’on appréhenda­it mon retour ?

“Si l’on examine mon permis, c’est pour vérifier que je me souviens de l’endroit où j’habite”

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