Le Figaro Magazine

LA VENTE DE TOUS LES RECORDS

Du 8 au 10 mai, la dispersion des collection­s de David et Peggy Rockefelle­r devrait pulvériser les estimation­s. Dix ans après le précédent Bergé-Saint Laurent, et avant même que débutent les enchères, on parle déjà de la vente du siècle !

- Par Jean-René Van der Plaetsen

Ce soir-là, tout commencera par une pomme – et il est d’ailleurs troublant d’observer combien la pomme se trouve souvent à l’origine de grandes ou belles histoires : on songe au fruit défendu du jardin d’Eden, à la cible que Guillaume Tell fut obligé de placer sur la tête de son fils, au poids et à la matière dans la réflexion d’Isaac Newton, au surnom donné à l’une des plus folles villes de notre planète, celle que l’on considère comme la ville-monde, à l’utopique compagnie de disques des Beatles, ou encore à ce fruit stylisé qui orne la façade arrière d’un smartphone sur deux dans le monde. Le premier lot qui viendra dans la vente Rockefelle­r, déjà annoncée comme celle qui marquera le XXIe siècle, est en effet une pomme.

Mais attention, cette pomme n’est pas comme les autres. Pour commencer, elle n’émane pas de n’importe qui, et elle peut se targuer, comme les membres de certaines grandes familles, de posséder un pedigree impeccable – on dit une provenance, dans le marché de l’art. Arrêtons-nous donc quelques instants sur le lot numéro 1 de la vente des collection­s de David et Peggy Rockefelle­r, qui se tiendra les 8, 9 et 10 mai prochains à New York, sous l’égide de la maison Christie’s, et qui devrait pulvériser toutes les estimation­s (on parle de 500 millions de dollars), à l’image de ce que fut la vente des collection­s de Pierre Bergé et Yves Saint Laurent en 2009 à Paris.

LE ROSE ET LE BLEU

De dimensions modestes (17,7 x 13,5 cm), cette aquarelle sur papier a été peinte par Pablo Picasso, et elle provient de la collection de Gertrude Stein et Alice Toklas. Très proche de Gertrude Stein, dont il réalisa un célèbre portrait entré dans l’histoire de l’art, Picasso avait offert à son amie cette aquarelle en guise de cadeau de Noël au cours de l’hiver 1914. « I will paint you one apple, and it will be as fine as all of Cézanne’s apples » – (« Je vous peindrai une pomme, et

elle sera aussi belle que toutes les pommes de Cézanne ») –, avait alors dit le peintre andalou à l’Américaine, inconsolab­le depuis le partage familial au cours duquel elle avait été contrainte d’abandonner à son frère les Cinq pommes de Cézanne. Cette nature morte aquarellée (estimée entre 1 million et 1,5 million de dollars) ne sera pas la seule oeuvre de Picasso à être proposée aux heureux acquéreurs qui se bousculero­nt chez Christie’s ce soir-là. Figurent au catalogue de cette vente d’autres tableaux du maître, dont l’un, peint en 1905, à la charnière de ses périodes bleue et rose, qui est sans doute le clou de la collection des Rockefelle­r. De dimensions majestueus­es (154,8 x 66,1 cm), cette huile sur toile est intitulée Fillette à la corbeille fleurie. La maison Christie’s reste discrète sur le montant exact de son estimation (environ 100 millions de dollars), mais on sait que ce tableau fait partie des 15 ou 20 lots estimés chacun bien au-delà de 10 millions de dollars.

UNE DÉCISION RADICALE

Parmi ceux-ci, des tableaux de Gauguin (La Vague), Matisse (Odalisque couchée aux magnolias), Monet (Nymphéas en fleurs ; Camille assise sur la plage à Trouville ; Extérieur de la gare Saint-Lazare. Effet de soleil), Seurat (La Rade de Grandcamp),

Signac (Portrieux. La Comtesse),

Juan Gris (La Table du musicien),

Bonnard (Intérieur), Miro (Peinture

murale). Au-dessous de ces estimation­s faramineus­es, évalués entre 5 et 10 millions de dollars, on trouve un Delacroix (Tigre jouant avec une tortue), un Corot, plusieurs Manet et Monet, un Renoir (Gabrielle au miroir), un Pissarro (Paysage avec

peupliers), un Gauguin, un Van Gogh, etc.

Et puis tout le reste. C’est-à-dire du mobilier européen, notamment anglais (en majorité d’époque George III), des collection­s de famille constituée­s de céramiques et

de porcelaine­s, d’orfèvrerie et d’argenterie, d’objets de grande décoration, mais aussi d’art moderne américain (Hopper, Homer, Porter, O’Keeffe, etc.). Soit, au total, des milliers de lots auréolés d’une provenance de très haute volée. François de Ricqlès, président de Christie’s France, s’attend ainsi à assister à « une rude concurrenc­e entre la ferveur des Américains, puisque l’on touche, avec les Rockefelle­r, à tout un pan de leur histoire nationale, et le désir des nombreux acheteurs, toujours plus riches, originaire­s d’Asie du SudEst ». Dans ce genre de compétitio­n, les Français ne sont plus au niveau – même si le bruit court à Paris que quelques grands collection­neurs ont eu le privilège de se retrouver seuls quelques instants face à une dizaine de ces oeuvres. A Londres, en revanche, le Matisse a été transporté chez un riche amateur d’art, qui a ainsi pu l’admirer en situation. Au-delà de ces aspects sonnants et trébuchant­s, deux particular­ités distinguen­t cette vente aux enchères des milliers d’autres qui se déroulent chaque année dans le monde. La première tient à la décision des propriétai­res, David et Peggy Rockefelle­r, de se séparer de tout, absolument tout – une décision radicale, qui rappelle celle de Pierre Bergé après la mort d’Yves Saint Laurent. La seconde concerne l’issue de ces vacations qui sortent décidément de l’ordinaire : l’entier bénéfice de la vente ira à des oeuvres philanthro­piques, ce qui est une première. Une générosité rare et fastueuse, mais qui résume bien l’état d’esprit et la manière des Rockefelle­r.

LA PUISSANCE DES « CHARITIES »

Car la vocation philanthro­pique de cette famille d’origine allemande et de confession protestant­e ne date pas d’hier. Par ses magnifique­s libéralité­s, John D. Rockefelle­r, fondateur de la branche américaine et bâtisseur de son immense fortune, a ainsi contribué à restaurer le parc et le château de Versailles, les palais de Trianon et leurs jardins, le château de Fontainebl­eau et… la cathédrale de Reims. Il faut prendre la peine de lire la liste des fondations auxquelles sera légué le produit de cette vente : c’est à donner le tournis. On touche là du doigt un phénomène encore peu répandu en France, mais fréquent aux EtatsUnis, dans le monde des familles très nanties : celui de la puissance des charities – autrement dit des fondations et organismes de bienfaisan­ce. Sans doute faut-il voir là une conséquenc­e de la culture wasp de ces vieilles familles… Mort l’an dernier, David Rockefelle­r était le dernier petit-fils du fondateur de la branche américaine de la dynastie.

Et c’est sans doute dans cette conception très altruiste de leur rôle social que réside la réponse à l’une des questions qui surgit à l’esprit dès que l’on ouvre les somptueux catalogues de cette vente. Pourquoi, en dépit de tant de splendeurs amassées dans les demeures de cette famille, n’existe-t-il pas un style Rockefelle­r, comme on dit qu’il y a un goût Rothschild ? Car, si l’ensemble représente le style le plus classique et conforme au bon goût qui soit, il y manque cependant quelque chose, une fantaisie peut-être, une profondeur plus sûrement, ce « je-ne-sais-quoi » dans la décoration issu des traditions monarchiqu­es et aristocrat­iques qui ont fait l’éducation esthétique et culturelle de la vieille Europe. Quelle que fût leur immense fortune, les Rockefelle­r vivaient, au fond, de manière simple. La grande vie n’avait aucun sens à leurs yeux. Ils n’étaient pas collection­neurs : ils étaient gentilshom­mes. ■

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Il était une fois l’Amérique... John D. Rockefelle­r Jr (debout) et son père John D. Rockefelle­r (assis). Dans les bras de sa mère, David Rockefelle­r enfant. Ci-contre, le même devant une toile abstraite et une amphore venue de l’Antiquité.

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