EN VUE Emmanuel Dechartre
Après des années de bons et loyaux services, il quitte la direction du Théâtre 14 sur un dernier rêve : interpréter seul en scène le « Mémento » de Jean Vilar. Fidèle, généreux, respectueux de ses maîtres : tel est ce fou de scène habité par la foi.
D’abord, dit-il, il me faut remercier Dieu et les hommes de m’avoir offert une si belle carrière. »
Il a joué, en effet, les plus grands rôles et, surtout, les plus métaphysiques : Lorenzaccio, Hamlet, Caligula, l’Aiglon, le prince de Hombourg, Néron, l’Idiot, Raskolnikov, Harpagon encore récemment… Il a aussi servi, de leur vivant, les plus grands auteurs comme Anouilh et, surtout, Montherlant. « J’avais envie de rencontrer ces grands rôles. Le théâtre, c’est un lieu sacré, un lieu de spiritualité. Et le Seigneur m’a permis d’accomplir mon rêve. » Emmanuel Dechartre, pourtant, aurait pu ne pas naître ! Sa mère, Eléonore Kramer, avait été déportée à Ravensbrück (et tous les amis de son réseau de résistance tués) et son père, Philippe Dechartre, prisonnier en Allemagne, avait, lui, été sauvé in extremis d’une mort certaine par un commando envoyé spécialement par le général de Gaulle. Quelques mois plus tard, il ferait partie de ceux qui, avec un courage exemplaire, délivreraient Paris de l’occupation allemande. Sa mère fut ensuite, pendant quarante ans, l’une des grandes réalisatrices de radio à l’ORTF. Et son père devint, on le sait, l’un des ministres les plus exigeants de De Gaulle. Un homme devant qui tous les comédiens de France et de Navarre devraient retirer leur chapeau de saltimbanque. Non content d’avoir inspiré au Général la grande idée de participation des salariés aux entreprises, il est celui qui a permis la mise en place de l’intermittence du spectacle, ce régime qui fait aujourd’hui encore tant parler mais sans lequel les petits-enfants de Molière auraient bien du mal à vivre. « C’est un peu pourquoi, sourit Emmanuel, quand on me demande de me définir politiquement, je réponds que je suis un gaulliste de gauche ! » Biberonné à l’humanisme par ses parents et voyant chez lui passer tout ce qui comptait d’artistes et de politiques, il ne lui parut pas nécessaire de poursuivre des études. Dès 14 ans, on le retrouve au cours Périmony pour devenir comédien.
« Dès lors, je n’ai plus arrêté de jouer ! » Ce qui n’était pas évident. Car un homme de cette envergure a toujours eu d’autres soifs, d’autres désirs : quête de Dieu, voyages, amours, pouvoir… Et même s’il ajoute « je continuerai jusqu’à ma mort, que j’attends sereinement, à jouer tous ces
merveilleux personnages », ce n’est pas rien que ces tentations qui peuvent dévorer un artiste. Il a dirigé, par exemple, l’association Théâtre, musique et danse dans la ville et, surtout, ce Théâtre 14, qui est l’un des théâtres d’arrondissement parisiens dont il avait soufflé l’idée à Jacques Chirac. Quand il en a pris la direction, le Théâtre 14 était quasiment vide. Il en a fait l’un des lieux les plus courus de Paris : 71 % de fréquentation, 1 200 abonnés, des dizaines et des dizaines d’authentiques créations. Pour un théâtre aussi mal situé – au fin fond du XIVe arrondissement –, c’est extraordinaire et l’on souhaite bien du plaisir à son successeur…
BRISER LES IMBÉCILES BARRIÈRES ENTRE LE THÉÂTRE PRIVÉ ET LE THÉÂTRE PUBLIC
Quelques idées fortes l’ont toujours guidé : faire un véritable théâtre populaire, aider les jeunes compagnies, briser les imbéciles barrières entre le théâtre privé et le théâtre public, entre le théâtre classique et le théâtre contemporain, entre le vedettariat et la révélation des talents… Et tout cela en belle harmonie avec les maires qui se sont succédé, tous ces élus dont les préoccupations ne sont pas nécessairement culturelles. Il dit partir de la direction de ce théâtre sans aucune amertume, avec un sentiment toujours renouvelé de liberté. Mais avant, il y a cet hommage qu’il veut absolument rendre à Jean Vilar. « Rendez-vous compte : l’autre jour, en Avignon, je demandais mon chemin pour retrouver la maison Jean-Vilar : personne ne le connaissait. Tout s’oublie. » Il
nous quitte en citant Bernanos : « Il n’y a pas un royaume des vivants et un royaume des morts, il n’y a que le royaume de Dieu et nous sommes dedans. » Tout l’homme est là.