ET NAPOLÉON INVENTA LE MANAGEMENT MODERNE
Il avait de l’audace, de l’ambition, l’esprit de conquête… Des valeurs qui sont celles des grands patrons d’aujourd’hui, même s’ils ne sont pas si nombreux à le revendiquer comme modèle.
En 1984, Martial Lapeyre décédait, sans héritier. Mais le fondateur génial de l’entreprise Lapeyre avait pris soin de coucher sur le papier ses dispositions testamentaires : il léguait sa fortune au Souvenir napoléonien ainsi que la quasi-totalité de ses collections, constituées de pièces d’une grande rareté ayant appartenu à son idole, Napoléon Bonaparte. C’est ce legs qui a permis la naissance, trois plus tard, de la Fondation Napoléon, haut lieu consacré à la mémoire de l’Empereur. Incontestablement, Martial Lapeyre nourrissait une véritable passion pour Napoléon, et ce dès son plus jeune âge. Fortune faite, il china de longues heures chez les antiquaires ou dans les salles des ventes : il était ainsi devenu l’heureux propriétaire de l’épée du Premier consul, à poignée d’ébène croisée d’argent ; ou encore des trois soldats de plomb de l’Aiglon, que son père conserva jusqu’à sa mort à Sainte-Hélène. Mais pour cet homme d’affaires, Napoléon était bien plus qu’un illustre personnage de l’histoire de France : c’était un exemple, un stratège exemplaire ; sans doute aussi celui qui lui avait donné l’ambition de voir toujours plus loin, de faire de Lapeyre, spécialiste des portes et fenêtres, une grande réussite française.
Cette passion pour Napoléon est partagée par bien des hommes d’affaires, y compris au-delà de nos frontières. « Napoléon est un exemple pour tous les entrepreneurs », confiait ainsi le Sud-Coréen Kim Hong-kuk en 2014, après avoir acquis aux enchères un bicorne lui ayant appartenu pour la somme de 1,88 million d’euros, soit cinq fois son prix estimé. Fondateur et président du géant alimentaire
Harim, celui que l’on surnomme « le roi du poulet sud-coréen » avouait admirer sa « façon de penser et de prendre les décisions ». « Je veux comprendre et me sentir proche de beaucoup d’épisodes de sa vie. J’ai toujours tenu en haute estime l’esprit indomptable de Napoléon, pour qui rien n’était impossible (…). J’ai acheté son chapeau pour
insuffler un vent nouveau à l’esprit d’entreprise. » Pas question de s’en défaire de sitôt, donc, même si on lui en a proposé depuis un prix 30 % supérieur à ce qu’il l’avait payé ! De Paris à Séoul, la vie et les succès de Napoléon ont tout pour inspirer les entrepreneurs d’aujourd’hui. Parce que l’art d’être chef s’apprend autant par l’exemple donné que par la résolution de cas pratiques de stratégie dans les amphis de HEC, l’Insead ou Harvard. Parce que les guerres d’aujourd’hui ne se gagnent plus sur les champs de bataille mais sur les marchés mondiaux où ils livrent un combat quotidien et planétaire. Et les règles sont somme toute assez similaires lorsqu’il s’agit de battre la concurrence et de conquérir de nouveaux marchés lointains. L’ambition, l’audace, la soif de conquête sont les armes modernes des chefs d’entreprise.
LE BESOIN D’AVOIR UN GRAND RÊVE
Xavier Fontanet, ancien patron d’Essilor (leader mondial du verre correcteur), aime ainsi truffer son discours de références à l’épopée napoléonienne, estimant qu’il y a « des leçons à tirer de sa tactique pour s’imposer dans la campagne d’Italie, de ses ruses pour l’emporter à Austerlitz, même de sa défaite à Waterloo ». Laurent Burelle, PDG de Plastic Omnium et patron de la très puissante Afep (Association française des entreprises privées, le saint
des saints du capitalisme français) depuis mai 2017, est un autre inconditionnel de Napoléon. Est-ce le secret de ce patron atypique et fougueux qui, depuis 2000, a quasiment quintuplé le chiffre d’affaires de son groupe, doublé ses effectifs (25 000 personnes), quadruplé le nombre de ses usines (127 dans le monde) et fait de Plastic Omnium le premier fournisseur mondial de pièces de carrosserie et de réservoirs à carburant pour véhicules ? « Les voyageurs, les militaires, les grands conquérants avaient un grand rêve. J’y vois un parallèle avec les entrepreneurs du monde moderne », expliquait-il au magazine
Challenges. Curieusement, les grands patrons français ne sont pas si nombreux à partager l’enthousiasme de Martial Lapeyre, Xavier Fontanet ou Laurent Burelle pour Napoléon. Pourquoi ? Anne Méaux, fondatrice de l’agence Image 7 qui conseille nombre de grands patrons dans leur communication, avance une première explication :« Napoléon était unhyper centralisateur. Or aujourd’hui, tous les patrons ont compris qu’il fallait s’entourer de bras droits compétents et savoir déléguer. Sinon, on est sûr de finir à Sainte-Hélène comme Napoléon ! »
UN MODÈLE CONTROVERSÉ EN FRANCE
Historien et écrivain, Alexis Suchet s’est intéressé de près au manager qu’était Napoléon. Il a même écrit un livre sur le sujet, Napoléon et le management (Editions Tallandier, 2004), traduit depuis en russe (« On m’a dit que Poutine l’avait lu… et apprécié », dit-il) et bientôt en chinois. Lui aussi a constaté les réticences des dirigeants hexagonaux à s’affirmer bonapartistes : « Napoléon est une forme d’inspiration pour les grands patrons, mais étrangement
en France, il est difficile de l’afficher ouvertement, sous peine de passer pour un autocrate ou d’être accusé d’avoir perdu le sens de la mesure. Le personnage reste controversé dans notre pays alors qu’il ne l’est pas ailleurs, notamment en Russie et aux Etats-Unis. Même si c’était un grand génie, il n’y a pas de rue Napoléon à Paris et quasiment aucun lycée qui porte son nom en France, sauf peutêtre en Corse ! » Pour ce descendant direct du maréchal Suchet et de Joseph Bonaparte, c’est l’entrepreneur Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, qui incarne aujourd’hui le
mieux, à ses yeux, la figure de Napoléon. « C’est un homme qui est parti de rien, et qui est parvenu, comme lui, à se construire un destin, explique-t-il. Jeff Bezos est dans une logique de contrôle du monde très intéressante : Amazon a une position stratégique sur 14 des 15 principaux secteurs d’activité de l’économie américaine. Jeff Bezos a par ailleurs une capacité exceptionnelle pour organiser et planifier les choses, un peu comme Napoléon savait préparer ses batailles et articuler dans le détail les rouages du fonctionnement de l’Etat. » Autres incarnations modernes de Napoléon Bonaparte, selon lui : Carlos Ghosn, PDG de l’alliance Renault-Nissan, « parce qu’il a tout compris de la mondialisation », ou encore Elon Musk, PDG de Tesla (véhicules électriques) et de SpaceX, qui conçoit, construit et commercialise les lanceurs spatiaux Falcon 9 et le vaisseau cargo Dragon : « C’est un homme qui a l’art de construire une histoire autour de son aventure entrepreneuriale », estime Alexis Suchet. Napoléon était, lui aussi, un as du storytelling ! Il savait parfaitement scénariser ses succès, faire rêver les Français avec ses campagnes militaires lointaines, et au besoin, il n’hésitait pas à prendre la plume pour relater lui-même
IL PRENAIT SOIN D’EXPLIQUER À SES SOLDATS LA STRATÉGIE DU LENDEMAIN
ses exploits. Il jouait son personnage avec talent, incarnant, malgré sa petite taille, la grandeur d’une France toujours prompte à se rêver un destin particulier. Quelle silhouette est-elle plus reconnaissable que la sienne dans le film de l’Histoire, mises à part peut-être celles de Charlot, de Churchill ou du général de Gaulle ? UN « CHEF D’ÉTAT MANAGER » Autre clé de son succès : Napoléon savait parfaitement manager les hommes. La veille des grandes batailles, il prenait soin d’expliquer à ses soldats la stratégie du lendemain. Il y voyait une marque de respect, mais aussi une manière d’encourager chacun à se dépasser, à donner le meilleur de lui-même. « J’ai un peu retrouvé cela
chez Bouygues », confie Thierry Lentz, qui, après une brillante carrière chez le roi du BTP, a décidé de rejoindre la Fondation Napoléon, dont il est aujourd’hui le directeur général. « Francis Bouygues répétait souvent
que c’est dans la locomotive qu’il faut mettre le charbon, justifiant sa politique de promotion des hauts cadres et ouvriers les plus performants. Napoléon avait ce genre de politique consistant à gratifier ses très hauts potentiels. On a parlé à ce sujet d’une économie de la gloire. Napoléon était parvenu à créer une contrepartie à celle-ci à travers les récompenses qu’il octroyait, comme la Légion d’honneur
ou les titres nobiliaires. » Napoléon fut le premier « chef d’Etat manager », a dit l’historien Jacques Jourquin. Il était aussi doué pour bien s’entourer et pour ce faire, il n’hésita pas à s’appuyer sur de nouvelles élites sélectionnées non plus d’après leur naissance (comme dans l’Ancien Régime) ou de façon idéologique (comme durant la période révolutionnaire), mais d’après le seul critère qui vaille à ses yeux : la compétence. C’est à cette
fin qu’il créa le Conseil d’Etat, « une sorte d’ENA avant la lettre », explique Thierry Lentz. « Il est amusant que ses compagnons de travail privilégiés aient été les membres du Conseil d’Etat. C’est pareil avec Emmanuel Macron aujourd’hui : ses principaux collaborateurs sont des membres du Conseil d’Etat ! » remarque le politologue Alain Duhamel qui, pour Le Figaro Magazine (lire interview
p. 52), s’amuse à déceler plusieurs points communs entre Napoléon et le président de la République. Ce n’est peut-être pas tout à fait par hasard si ce dernier a choisi d’aller se recueillir devant le tombeau de l’Empereur, aux Invalides, lorsqu’il a reçu Donald Trump à Paris, en juillet 2017.