En Espagne, la Couronne n’est pas seulement un élément décoratif, apportant une note de glamour et de prestige, elle est la clé de voûte d’un des pays les plus décentralisés du monde
au bras de ses fiancées. Entre le roi et son peuple, il y a toujours eu une grande familiarité. Au point qu’on l’appelle par son prénom.
DANS LES PAS DE SON PÈRE
Son père avait établi cette relation intime avec les Espagnols dès la mort de Franco, en 1975. C’est à lui qu’ils doivent la plus longue période de paix et de stabilité de leur histoire contemporaine. Et surtout une démocratisation dans la concertation après quarante ans de dictature, alors que tous les observateurs craignaient une seconde guerre civile et que les communistes appelaient le plus jeune chef d’Etat d’Europe « Juan Carlos le Bref ». Le 23 février 1981, lors d’une tentative de putsch militaire, le roi avait sauvé « sa » démocratie. Felipe, 13 ans, avait passé ces longs moments de tension à ses côtés. « C’était important qu’il vive cet événement directement et non pas que quelqu’un le lui raconte. Il est resté là, dans le bureau de son père, toute la soirée et toute la nuit, jusqu’à ce qu’il finisse par s’endormir dans un fauteuil », raconte sa mère Sofia qui l’avait envoyé le lendemain matin à l’école comme si de rien n’était. C’est dans ce même bureau que, le 3 octobre 2017, deux jours après la tenue d’un référendum illégal et les violences l’ayant accompagné, Felipe apparaît, les traits tirés et la mine sombre. Ses propos sont très fermes. Les indépendantistes catalans « ont fait preuve d’une déloyauté inadmissible » envers l’Etat et « mettent en danger la stabilité de la Catalogne et de toute l’Espagne ». Il siffle la fin de la récréation. Il ne laissera pas le chaos gagner son pays. Mais conclut sur une note de confiance : « Ce sont des moments difficiles mais nous saurons les dépasser. » Il défend la Constitution, ce texte fédérateur, rédigé sous l’égide de Juan Carlos, et approuvé par les Espagnols à 88,5 % en 1978. Car la Couronne n’est pas seulement un élément décoratif, apportant une note de glamour et de prestige, elle est la clé de voûte d’un des pays les plus décentralisés du monde. Issu des Bourbons d’Espagne, descendant direct de Louis XIV, garant de l’unité de l’Espagne et des principes démocratiques, le roi n’appartient à aucune région ; il n’appartient qu’à l’Espagne. Felipe réside à la Zarzuela, au milieu des pins et des oliviers, à une vingtaine de kilomètres de Madrid, aime s’échapper pour skier dans les Pyrénées ou naviguer au large de Palma de Majorque, où il passe ses étés depuis son enfance. Lors de ce discours aux accents gaulliens, Felipe oublie néanmoins d’offrir aux Espagnols une porte de sortie honorable à la crise, une promesse de solution ou, au moins, de dialogue entre deux parties qui ne s’écoutent pas. Quelques mots en catalan qu’il parle si bien auraient pu panser les blessures. N’est-il pas en charge, selon la Constitution, « d’arbitrer et de modérer » ? N’est-il pas le roi de tous les Espagnols ? Y compris ceux qui l’avaient sifflé et hué dans les rues de Barcelone le 27 août précédent, alors qu’il présidait, aux côtés de Mariano Rajoy, une manifestation contre le terrorisme après un attentat qui avait fait 16 morts dix jours plus tôt ? Mais, même face au terrorisme, la Catalogne s’était montrée divisée.
LE DÉFI CATALAN
Pour la première fois, Felipe avait dû affronter de près une animosité irrespectueuse. Aux yeux du monde, il était resté impassible mais, pour ceux qui le connaissent, il était anéanti. Il savait qu’on avait décroché son portrait de
certaines mairies catalanes, mais il n’avait pas anticipé ce baptême du feu. On assistait alors aux prémices du conflit qui éclaterait ouvertement le 1er octobre avec la tenue du fameux référendum.
La Catalogne reste encore aujourd’hui engluée dans ses scissions. Au point que, lors de l’inauguration à Barcelone du Mobile World Congress, le 26 février dernier, la maire de Barcelone Ada Colau et le président du parlement catalan, Roger Torrent, n’ont pas daigné accueillir le monarque, venu comme chaque année inaugurer ce rendez-vous mondial incontournable du téléphone portable. « Le boycott du roi menace l’avenir du MWC à Barcelone », titrait alors El País. Le salon représente 470 millions d’euros et 13 000 emplois. Son départ de la ville s’ajouterait au transfert déjà effectif de plus de 3 000 sièges sociaux hors de Catalogne. Mais rien n’y fait. Ces marques de mépris sont désormais le quotidien de Felipe dans une partie de son royaume.
Face à tant d’adversité, ce souverain sérieux redouble d’efforts. Il étudie méticuleusement ses dossiers, réécrit ses discours, consulte ses conseillers. « Il travaille en équipe, écoute toutes les opinions, demande des rapports qu’il lit attentivement », raconte un employé de la maison royale. Il agit en bon élève. « C’est le prince héritier le mieux formé d’Europe ! » se vantait son père. Felipe est le premier monarque espagnol à arborer des titres universitaires, de droit et d’économie de l’Université autonome de Madrid, et de relations internationales de l’université de Georgetown à Washington DC. Il est aussi passé par les trois académies de terre, de mer et d’air – sans bénéficier d’aucun traitement de faveur –, ce qui fait de lui un militaire accompli, digne de son rôle de chef suprême des forces armées. Mais, à force d’être appliqué, Felipe renvoie une image lisse, contrôlée par une équipe de conseillers omnipotente. Il n’a pas encore osé désobéir, même s’il s’accorde régulièrement de discrètes sorties au cinéma avec sa femme, des passages improvisés dans des bars branchés avec ses amis. On peut même le surprendre en train de faire ses courses dans un centre commercial. Un père de famille attentif, un époux parfait et un fidèle camarade. Mais parfois, tout dérape quand on s’y attend le moins.
UNE IMAGE ABÎMÉE À RESTAURER
Alors que la famille royale, exceptionnellement réunie au complet à Palma de Majorque, se montrait tout sourire à la messe de Pâques dernier, une vidéo a récemment révélé comment la reine Letizia s’est opposée ce jour-là à deux reprises à la reine émérite Sofia (sa belle-mère) qui tentait de poser avec ses deux petites-filles devant les photographes. On voit Felipe tenter une conciliation mais ne pas parvenir à s’imposer face à sa femme, intransigeante. Le scandale a défrayé la chronique durant des semaines. Le vrai visage de Letizia révélé ! Une grandmère parfaite humiliée ! Une reine au sang bleu irréprochable et populaire piétinée par une reine de classe moyenne parvenue ! Et surtout, un monarque faible à la tête d’une 6famille aussi divisée que le pays… Felipe sait qu’il doit incarner un symbole fort et conquérir ou entretenir jour après jour la confiance de ses concitoyens. Réussira-t-il à en faire des monarchistes convaincus ? « Rien ne me rendrait plus fier que, grâce à mon travail et mes efforts quotidiens, les Espagnols puissent se sentir orgueilleux de leur nouveau roi », déclarait-il lors de son intronisation. La partie n’est pas gagnée. Mais pas encore perdue. ■ * Spécialiste du monde hispanique (Europe et Amériques), auteur d’une biographie de référence, Juan Carlos d’Espagne (Perrin, 2013).