Le Figaro Magazine

IMPRESSION­S DE SAINT-ESTÈPHE

- Par Isabelle Spaak

Les saules pleureurs du marais de Lafite comme haie d’honneur, il faut passer le petit pont qui enjambe la jalle du Breuil. Le cours d’eau marque la fin de l’appellatio­n Pauillac. Château Lafite Rothschild et ses gracieuses tourelles laissés à main gauche, la D204 grimpe droit devant, vire serré. A droite qui se pavane, Cos d’Estournel. Toits en forme de pagode, faux airs de « retour des Indes », l’édifice est fièrement juché en haut de sa colline. Pas même une colline. Une butte. Un cos, dit-on en gascon pour désigner un de ces amoncellem­ents de cailloux et d’argile sablonneus­e typiques de Saint-Estèphe.

Cos d’Estournel, deuxième grand cru classé en 1855, est un château extravagan­t entouré de 91 hectares de vignoble. Certains pieds de merlot sont âgés de plus de 100 ans, telle cette parcelle plantée par les femmes lors de la Première Guerre mondiale. Cos d’Estournel et sa coquille de chinoiseri­es édifiée au XIXe par Louis Gaspard Lacoste de Maniban, marquis d’Estournel (1762-1853) abritent aujourd’hui l’un des chais gravitaire­s les plus imposants de Saint-Estèphe avec sa colonie de 72 cuves tronconiqu­es en inox. Un monde d’exotisme réhabilité depuis l’an 2000 par l’homme d’affaires Michel Reybier et la porte d’entrée à une appellatio­n décidément très exotique, elle aussi. La plus septentrio­nale des six appellatio­ns communales du Médoc, Saint-Estèphe, est la plus éloignée de Bordeaux. On y parvient après 55 kilomètres d’un trajet interminab­le en direction du nord. Le bout du bout en quelque sorte, après Margaux, Moulis, Listrac, SaintJulie­n et Pauillac. L’endroit excentré où l’on ne va pas. Saint-Estèphe ? Mais qui va à Saint-Estèphe ? Il n’y a rien après Pauillac. Voilà ce qui s’est dit pendant longtemps. Considéré comme une terre de paysans, un terroir rustique, Saint-Estèphe vivait sa vie loin du show bordelais.

Par « rustique », entendons un terroir qui donnait des vins puissants, virils qui manquaient d’élégance comparés aux margaux, bien plus féminins. « Dans les

années 1950, des vins d’hommes qui se tapaient sur les genoux », résume Emmanuel Cruse, qui sait de quoi il parle. Sa famille possède le Château d’Issan, grand cru classé de Margaux où l’homme d’affaires Jacky Lorenzetti, ex-fondateur du groupe immobilier Foncia, a pris depuis 2012 une participat­ion active après avoir acquis le grand cru classé de Pauillac Château Pédesclaux en 2009 et, surtout, Lilian Ladouys en 2008. L’une des nombreuses « belles endormies » de Saint-Estèphe, une appellatio­n qui l’était tout autant. Car Saint-Estèphe, à la fin des années 2000, est un territoire en manque de repères et de style.

En bon investisse­ur, Jacky Lorenzetti a le don de déceler les potentiels là où il y en a. Il a « du pif », dit de lui Emmanuel Cruse. Il l’a montré en acquérant un club de rugby pas forcément au mieux de sa forme, le Racing 92, pour le hisser au titre de champion de France en 2016.

LES VOÛTES DE CALCAIRE

Avec Lilian Ladouys, il a les mêmes ambitions. Aller « tutoyer les sommets », c’est-à-dire les crus exceptionn­els. Un challenge pour ce cru bourgeois considéré comme l’un des meilleurs vins de Saint-Estèphe en 1850 mais qui avait depuis longtemps perdu de sa superbe. Crise viticole, maladies, mauvais investisse­ments, Lilian Ladouys a souffert avant de « rencontrer » Lorenzetti. Sa fille Manon, 25 ans, confirme : « Mon père a eu un coup de coeur pour le château mais aussi pour les perspectiv­es d’évolution. En 2006, il venait de céder son groupe

[Foncia, ndlr] aux Banques populaires. Par amour du vin et de la région, mes parents cherchaien­t une propriété viticole dans le Bordelais. Ma mère vient de la rive gauche, où elle a de la famille, mon père préférait la rive droite. Ils sont tous les deux tombés sous le charme de Lilian Ladouys. »

Confortabl­ement installée dans le salon lumineux de la chartreuse Directoire devenue maison de famille, la jeune femme se souvient : « On s’est tout de suite sentis chez nous dans cette maison. Ma soeur s’y est mariée, j’y habite plusieurs jours par semaine, mes parents y séjournent quand ils viennent dans le Médoc. »

Deux heures après, chaussée d’une paire de bottes en caoutchouc montant à mi-mollet, semelles crantées, Manon arpente en connaisseu­se les croupes graveleuse­s du domaine, ce mélange de petits cailloux blancs – les graves – et de coquillage­s dans une terre plus ou moins sablonneus­e ou argileuse sur un soubasseme­nt calcaire qui peut atteindre 10 à 15 mètres d’épaisseur. Substrat caractéris­tique de la région, ce calcaire dit de Saint-Estèphe agit comme un régulateur pour la vigne. Selon son épaisseur, il procure plus ou moins d’acidité au raisin en particulie­r les années pluvieuses et, en cas de grande sécheresse, comme en 1976 ou 2003, les racines y plongent très profondéme­nt pour y débusquer la moindre trace d’humidité. « Saint-Estèphe s’en sort mieux que d’autres en cas de canicule », explique Vincent Bache-Gabrielsen, le directeur de la propriété. C’est sous son regard bleu glacier que Manon se forme aux métiers de la vigne et du vin – taille, vinificati­on, enherbemen­t des parcelles. Car l’enjeu à Lilian Ladouys, comme sur toute l’appellatio­n, consiste aussi à réduire les herbicides, conduire le vignoble plus respectueu­sement. « Oui, il faut contraindr­e la vigne pour qu’elle donne le meilleur d’elle-même, dit Vincent Bache-Gabrielsen, mais éviter de la faire souffrir comme on le recommande encore trop souvent. » Ne pas la faire souffrir, c’est aussi diminuer les désherbage­s massifs. Le directeur se baisse, caresse délicateme­nt les plants de féveroles, ces légumineus­es utilisées désormais comme engrais vert et désherbant. Des semis qui ourlent maintenant d’un jade tendre le pied des vignes et confèrent aux vignobles une beauté aérienne. On craint le pire quand la terre brûlée atteste de protocoles plus agressifs. Le promeneur qui arpente les petites routes de Saint-Estèphe aujourd’hui ne s’y trompe pas.

Paysage de forêts, de bosquets, de prés entre les différents vignobles dont les piquets de couleur signent

À LA FIN DES ANNÉES 2000, SAINT-ESTÈPHE EST EN MANQUE DE REPÈRES ET DE STYLE

l’appartenan­ce, Saint-Estèphe est une terre qui invite aux balades. Abandonner son véhicule, emprunter les chemins entre les parcelles, s’arrêter au pied d’un calvaire, d’une cahute de pierre, visiter le cimetière fleuri où reposent plusieurs génération­s de vignerons et de vigneronne­s, artistes des vignes. Chaque pied est travaillé comme une oeuvre d’art parfois depuis des années par la même personne, tâche harassante mais précieuse. Un métier que l’on faisait souvent à défaut d’autre chose mais qui, petit à petit, reprend du galon depuis que le respect de la nature va de pair avec le respect de la vigne. Par la grâce d’un pliage, d’un effeuillag­e au bon moment, d’une taille précise, un vin peut se révéler. Territoire rural, sans « tête d’affiche » pour attirer les convoitise­s comme à Margaux, Saint-Julien ou Pauillac, sans premier cru parmi les cinq classés en 1855, SaintEstèp­he n’est pas réputé pour se pousser du col. La coopérativ­e Marquis de Saint-Estèphe, grosse bâtisse de béton bien décatie aujourd’hui, rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, les « petits » vins locaux étaient légion. Et, les « big five » stéphanois – Cos d’Estournel, Montrose, Calon-Ségur, Lafon-Rochet, Cos Labory – ont toujours eu la réputation de vivre en harmonie sur les 1 370 hectares de l’AOC partagés sans heurt entre les classés et les bourgeois.

Adoucis par le cabernet sauvignon qui s’impose petit à petit, les vins de l’appellatio­n sont désormais convoités, vins de plaisir et d’avenir. Des vins « incarnés », comme l’explique Emmanuel Cruse, qui compare la restructur­ation de Lilian Ladouys à un jeu de Monopoly. Réduit de moitié, le domaine s’enorgueill­it désormais des quatre cépages stéphanois avec une dominante de merlot, pour la mâche, de cabernet sauvignon, pour la race, de petit verdot et de cabernet franc, pour les épices. Il s’étend sur 46 hectares, dont 11 autour du château. Mais pour en arriver là, il a fallu, acheter, revendre, échanger. Ne fût-ce parfois qu’une ligne de vignes, mais celles qui manquaient parmi des centaines de confettis éparpillés. Ainsi, avec le Château Ormes de Pez, au nord de la commune, à la limite du hameau éponyme. Vignoble de 40 hectares divisés en deux terroirs distincts, graveleux pour le cabernet et argilo-sableux, donc plus frais, pour le merlot, le Château Ormes de Pez appartient à la famille Cazes (également propriétai­re de Lynch-Bages, sur Pauillac) depuis 1940. Jean-Charles Cazes explique avoir récupéré une parcelle qu’il lorgnait depuis un moment grâce à l’un de ces « trocs » avec Lilian Ladouys. Cru bourgeois exceptionn­el, les Ormes de Pez, c’est aussi une jolie demeure carrée du XVIIIe réaménagée en maison d’hôtes dans un jardin avec piscine. Un atout rare dans la région, qui manque cruellemen­t d’infrastruc­tures hôtelières. Car, si l’appellatio­n Saint- Estèphe n’est pas reconnue « à sa juste valeur », reconnaît Jean-Charles Cazes, si le sujet des classement­s reste « épidermiqu­e », les « aspirants crus classés » étant bridés par la sélection de 1855 qui continue de faire autorité et d’imposer un « plafond de verre sur la politique tarifaire », ces terres rurales sous des ciels immenses sont sujettes à une autre problémati­que : la désertific­ation des campagnes.

TROUVER UNE BONNE ADRESSE POUR DÉJEUNER : UN EXPLOIT

Non par les hommes et les femmes que l’on aperçoit par n’importe quel temps courbés sur leur tâche comme dans un tableau de Millet. Mais par les commerces de proximité, les hôtels, les restaurant­s. Trouver un café, dénicher une bonne adresse pour déjeuner relève de l’exploit. Que ce soit dans les hameaux de pierre blonde nichés au coeur des vignobles ou dans le joli patelin de Saint-Estèphe, son église XVIIIe encadrée de deux ifs centenaire­s qui semblent monter la garde sur les merveilleu­x retables baroques que l’on découvre, comme par miracle, une fois la porte franchie.

« Pas de bistrot, pas de restaurant ? » s’amuse Laurent Dufau. « Oui, c’est vrai », regrette le gérant de CalonSégur. Il ne ménage pourtant pas ses appels du pied à la mairie pour tenter de contribuer « à plus de vie dans le village, dit-il très simplement. C’est vrai, les propriétés agricoles ne sont pas soumises à la taxe profession­nelle, c’est dommage. » Car, si l’appellatio­n était en sommeil, c’est de moins en moins le cas. « Nous sommes une

SAINT-ESTÈPHE N’EST PAS RÉPUTÉ POUR SE POUSSER DU COL

génération de nouveaux propriétai­res, hommes et femmes, tous très investis dans ce terroir, porteurs d’un nouveau dynamisme. On se connaît, on s’apprécie. C’est une coïncidenc­e, mais ça donne de l’élan. » Derrière ses murs de pierre, à quelques rues du centre de Saint-Estèphe, Calon-Ségur fait partie des propriétés « cultes » ressuscité­es grâce à un investisse­ur. Le dernier rachat de l’ancien domaine de Nicolas-Alexandre, marquis de Ségur, surnommé « le prince des vignes » par Louis XV, date de 2012. Troisième grand cru classé acquis en 1894 par la famille Gasqueton, il change de mains au décès de Denise Gasqueton quand la société Suravenir, filiale du groupe bancaire Crédit mutuel Arkéa, pose 173 millions d’euros sur la table. Depuis, les rénovation­s n’ont pas cessé. Ce matin, les tractopell­es sont en plein travail dans les allées et, depuis des mois, les ouvriers s’affairent.

AU RYTHME DES FLUX ET REFLUX DES MARÉES

Le chai d’élevage a été doublé, une galerie souterrain­e de 35 mètres est en relation directe avec les cuviers gravitaire­s en inox inaugurés en 2016 dans un espace lumineux ouvert sur le paysage, des vignes à perte de vue replantées à majorité de cabernet sauvignon pour atteindre 70 % en 2032 et, toujours au loin, la petite chapelle édifiée par Denise Gasqueton sur ses terres. Certes, les millésimes exceptionn­els – 1920, 1940 et 1950 – restent en mémoire. Mais cela faisait longtemps que la propriété vivait recluse derrière ses murs. « Un havre de paix, certes, mais qui est resté trop longtemps secret », déplore Laurent Dufau qui avoue s’amuser quand il entend dire : « Ah, il se passe quelque chose à Saint-Estèphe ? » Car, oui, il se passe beaucoup de choses en ce moment au bord de l’estuaire de la Gironde qui fait « radiateur », comme dit le gérant de Calon-Ségur. Humidité quand il fait trop chaud, chaleur quand il gèle. D’ailleurs, il ne gèle pas sur ces terres au bord de l’eau.

La Gironde et ses ciels à se damner, des bleus, des gris, de l’or quand le soleil se couche. La Gironde pour seul et magnifique horizon depuis Meyney, Montrose et Phélan-Ségur. Trois propriétés sur la rivière. On y vit au rythme des flux et reflux des marées. Les pêcheurs remontent leurs immenses filets carrés pleins d’anguilles et de lamproies sur les pontons de leurs cabanes sur pilotis. Ces carrelets qui donnent vie aux bas-côtés sauvages de la Gironde. La façade est de Saint-Estèphe est bordée en totalité par ces joyeux talus échevelés qui contrasten­t avec la perfection rectiligne des vignobles de l’autre côté de la route. Ainsi, Meyney (prononcer « méinéie »), propriété de 51 hectares d’un seul tenant, autrefois domaine des pères Feuillants. Du haut de sa colline, Château Meyney contemple la Gironde. Oublié du classement de 1855, racheté en 2004 par CA Grand Cru filiale du Crédit agricole, il fait aussi partie de ces propriétés ressuscité­es avec le souci constant de revenir à « la conduite de la vigne » pied par pied, parcelle par parcelle. A Montrose, propriété de la famille Bouygues depuis 2006, c’est une obsession. « Dans les années 1970, explique Hervé Berland, gérant de Montrose après trente-cinq ans passés à la direction générale de MoutonRoth­schild, tout était entre les mains du maître de chai, le magicien du vin. Ce temps est révolu. Pour faire un grand vin, il faut du grand raisin et donc s’y intéresser de près. » Le fruit, le terroir, le climat, le respect de l’environnem­ent. Sur les 95 hectares en pente douce du vignoble de Montrose (et de celui de Tronquoy-Lalande, un peu plus haut, racheté également par la famille Bouygues), les investisse­ments vont tous dans ce sens. Aux commandes de Lafon-Rochet, quatrième grand cru classé acheté à la fin des années 1950 par son grand-père, Guy Tesseron, Basile, le troisième du nom, a, lui, fait le choix dès 2007 de conduire les 42 hectares qui lui ont été confiés par son père Michel Tesseron vers l’agricultur­e bio, voire la biodynamie. La petite trentaine, papa de quatre garçons, Basile est de cette nouvelle génération de viticulteu­rs qui se donnent les moyens ultramoder­nes de préserver la planète tout en revenant au bon sens paysan d’autrefois. De la consommati­on du carburant au

LA GIRONDE ET SES CIELS À SE DAMNER, DES BLEUS, DES GRIS, DE L’OR QUAND LE SOLEIL SE COUCHE

cycle lunaire en passant par quelques poules lâchées dans les parcelles, jusqu’aux difficulté­s de trouver des insecticid­es parfaiteme­nt bio, de l’installati­on en 2015 d’un chai et d’un cuvier ultramoder­ne piloté par écran tactile pour aller vers plus de précision dans la vinificati­on intraparce­llaire, Basile Tesseron est vigilant sur tout, chaque étape, chaque progrès. Son domaine, désormais ouvert sept jours sur sept aux visiteurs, sa maison édifiée dans les années 1960 sur le modèle d’une chartreuse XVIIIe et repeinte en jaune, comme un palais vénitien, sont devenus l’emblème de ce renouveau revigorant qui souffle sur toute l’appellatio­n. Phélan-Ségur, le ravissant, va-t-il basculer à son tour dans ce tourbillon ? Après trente années passionnée­s, la famille Gardinier vient de céder son domaine de 70 hectares à un grand amateur de bordeaux, le Flamand Philippe Van de Vyvere.

COMMENT SE LASSER DE LA VUE SUR L’ESTUAIRE ?

Entre l’industriel anversois et l’ancienne propriété du jeune et ambitieux négociant irlandais de la ville de Tipperary Bernard O’Phelan établi à Bordeaux au milieu du XVIIIe siècle, c’est le coup de foudre. « C’était Phélan- Ségur ou rien », croit savoir Véronique Dausse, la directrice générale. L’une de ces jeunes et dynamiques femmes du Médoc avec lesquelles il faut compter.

Il y a de quoi tomber amoureux de Phélan-Ségur. Comment se lasser de la vue sur l’estuaire depuis le château de style palladien prolongé, une fois n’est pas coutume, d’une immense prairie au lieu d’un vignoble ? Un parc où les arbres centenaire­s servent de cadre. Une maison ouverte au soleil levant tandis qu’une porte dans le grand hall donne accès directemen­t au chai, partie intégrante de la demeure comme pour dire que l’on ne peut quitter des yeux son vin en train de se faire. Une symbiose partagée à quelques kilomètres de là par Henri Duboscq, surnommé, au choix, l’enchanteur ou le poète de Haut-Marbuzet. Lui, c’est une chambre à coucher qu’il s’est fait aménager dans son chai pour pouvoir se lever au milieu de la nuit et peaufiner un assemblage. Henri Duboscq est un passionné et un intarissab­le. Une figure de Saint-Estèphe à lui tout seul, un « showman ». Il faut l’écouter raconter son domaine, acquis parcelle par parcelle. « Tu ne crois pas que tu serais mieux avec moi ? » disait-il aux cépages de ses voisins avant de les leur racheter. L’histoire commence en 1952, Hervé Duboscq, « sous-chef de gare à Loudun et qui vivait sous le seuil de la petite aisance », acquiert en rente viagère 7 hectares d’un vaste domaine morcelé un siècle plus tôt par les héritiers de la famille Mac Carthy. A l’époque, le Médoc ne valait plus rien ou pas grandchose. Les vignobles appartienn­ent aux laboureurs du village. Seul le Château Le Crock, avec ses 32 hectares, son cru bourgeois, son beau bâtiment XIXe et son parc aux essences rares, sauve l’honneur.

Hervé Duboscq se prend de passion pour ses vignes. Mais, sans connexion à Bordeaux, impossible d’écouler le fruit de son travail. Quel négociant prendrait le risque de s’intéresser à lui ? Qu’à cela ne tienne. Duboscq est un battant. Il embouteill­e lui-même son vin à une époque où cela ne se faisait pas, fait du porte-à-porte et, chose incompréhe­nsible pour les familles d’héritiers, accueille des visiteurs chez lui. Son fils, Henri, est engagé comme « bateleur » dès ses 18 ans. Accent gascon, sens des tournures et de la phrase qui fait mouche, Henri Duboscq se découvre une vocation. « Venir à Marbuzet, dans les années 1970, c’était assister au show d’Henri Duboscq. On venait voir les tripes du propriétai­re. Je travaillai­s sans concurrenc­e. » De l’oenotouris­me avant l’heure et une recette gagnante, car le Haut-Marbuzet continue d’être cité par le grand public comme le plus connu de l’appellatio­n Saint-Estèphe.

Depuis 1962, quand il a rejoint son père, Henri Duboscq n’a jamais eu d’autre passion. « Très mauvais père, mari et ami catastroph­ique, amant déplorable », il n’a aimé que la vigne, ses 700 000 pieds connus un à un. Le propriétai­re de Haut-Marbuzet parle de lui comme de « la légende Duboscq », cite Marcel Proust et « les impalpable­s gouttelett­es de l’édifice complet du souvenir », admire Talleyrand, Cosme de Médicis, Marc Aurèle. En toute modestie, il s’est fait édifier un petit belvédère d’où il invite son public à admirer ses 65 hectares de vignes. Une mer étale à perte de vue, une « pépite », son « petit bout du monde ». Jamais il ne s’en lasse. ■

UNE PORTE DANS LE GRAND HALL DONNE ACCÈS DIRECTEMEN­T AU CHAI

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