LA ROUTE DU LITHIUM
Ce métal alcalin destiné aux batteries des voitures électriques annonce une nouvelle révolution industrielle. Des mines boliviennes du salar d’Uyuni jusqu’aux usines chinoises, cet or blanc fait l’objet de toutes les convoitises. Un travail à découvrir, l’espace d’un été, au Festival Photo La Gacilly.
Un bruit mécanique déchire le silence du salar d’Uyuni, le plus grand désert de sel aumonde,poséà 4 000 mètres d’altitude. A l’extrémité de la route qui serpente à travers la cordillère des Andes, incongrues dans cette immensité blanche, des pompes aspirent sans relâche la saumure des profondeurs. Haletant comme des bêtes de somme, des centaines de camions hors d’âge chargent la poussière saline, crachant leur fumée noire dans l’haleine fraîche des montagnes alentour. Sous un soleil implacable, encombrés d’une combinaison rouge et d’une cagoule, des employés de l’entreprise d’Etat Comibol aux allures de cosmonautes s’affairent autour de piscines creusées dans la croûte de sel pour en extraire l’or blanc de Bolivie : le lithium, une matière première très recherchée, nécessaire à la construction des batteries de téléphones portables, d’ordinateurs et de voitures électriques. Pierre angulaire de la révolution électrique annoncée par Elon Musk et les autres magnats des nouvelles technologies, le marché mondial de ce métal alcalin pourrait dépasser les 40 milliards d’euros d’ici à 2022.
Depuis le XVIIIe siècle, le monde a connu trois révolutions industrielles. L’une avec le charbon, l’autre avec le pétrole et la dernière avec le nucléaire. Le lithium, véritable éponge énergétique découverte en 1817, pourrait bien entraîner la quatrième. Selon les experts, la demande devrait tripler d’ici à une dizaine d’années. Alors que les prix s’envolent – la tonne atteint désormais 7 500 euros à l’exportation – la ruée vers le « triangle du lithium », un territoire à cheval entre la Bolivie, l’Argentine et le Chili, a déjà commencé. La Bolivie dispose d’une des plus importantes réserves mondiales : 9 millions de tonnes, sur les quelque 50 millions que compte la planète. Aujourd’hui, le pays le plus pauvre d’Amérique latine caresse le fol espoir de devenir l’émirat énergétique du La masse minérale est abandonnée au soleil durant au moins trois mois, dans d’immenses bassins d’évaporation. Séchée, la saumure obtenue est ensuite traitée dans l’usine de Llipi (en haut, à gauche), située à proximité du désert, pour produire le lithium. Une manne financière inespérée pour le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud.
A 4 000 mètres d’altitude, l’or blanc est extrait dans l’immense désert de sel bolivien
XXIe siècle. Une chance historique, mais également un sacré défi. Comment se protéger des appétits étrangers tout en parvenant à faire fructifier ce trésor national ? Depuis l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales en 2006, le gouvernement a nationalisé de larges pans des secteurs du gaz et du pétrole, et veille jalousement sur son lithium. La Paz a déjà repoussé des offres de partenariat du japonais Mitsubishi ou du français Bolloré. Un choix revendiqué par le président socialiste : « C’est notre argent, nous n’avons aucun partenaire, nous sommes les propriétaires. D’ici peu, la Bolivie décidera du prix du lithium pour le monde entier ! » Pour nourrir les rêves de grandeur de l’Etat bolivien, Evo Morales s’est engagé à débourser 925 millions de dollars pour développer l’usine pilote de Llipi, dans la plaine d’Uyuni. L’un des plus grands investissements jamais réalisés dans le pays, à la démesure des espoirs suscités par le précieux minerai.
LE MARCHÉ DU SIÈCLE
« Nous sommes bien conscients de l’immense potentiel stratégique que le lithium représente pour l’avenir de notre patrie », explique Miguel Parra, responsable de la production à Llipi. L’homme ne sait plus où donner de la tête depuis que les travaux de construction d’une deuxième usine, qui devrait ouvrir ses portes en avril prochain, ont débuté à quelques kilomètres de la première. La seconde phase d’un projet gouvernemental pharaonique censé offrir un développement économique et social sans précédent.
Depuis son bureau installé sur les rives du salar, Miguel Parra reconnaît cependant avancer à petits pas, à la fois déterminé et un peu effaré face à l’immensité de la tâche à accomplir. Les lourdeurs administratives – chaque décision émane de la lointaine capitale – tout comme les défis logistiques, dans ce désert dénué de routes asphaltées, pèsent lourdement sur le rendement du site. Le manque de qualification des 250 employés, tous boliviens, également. En charge de la recherche de nouveaux gisements, de l’extraction et du produit fini – obtenu par un savant mélange d’évaporation et de précipitation chimique – les ingénieurs recrutés par la compagnie nationale ont tous appris cette technologie de pointe sur le tas. De tâtonnements en nouvelles expé- riences, la production reste pour l’instant marginale comparée à celles du Chili et de l’Argentine, pays qui se sont ouverts aux investisseurs étrangers, bénéficiant du même coup de capitaux et d’un savoir-faire qui fait défaut en Bolivie. A rebours de l’optimisme affiché par son Président, certains experts locaux craignent que le pays, loin d’imposer son leadership, ne parvienne jamais à s’inviter dans le « marché du siècle » face à ses concurrents sud-américains déjà bien implantés. Dans les villages désolés de la région de Potosí, où se trouve le salar d’Uyuni, le miracle du lithium ressemble pour l’instant à un mirage. Ses habitants, qui survivent avec quelques arpents de quinoa et un maigre troupeau de lamas, ont à peine entendu parler de ce grand projet qui pourrait les arracher à leur pauvreté ancestrale. « Nous vivons à quelques centaines de mètres du salar, et pourtant personne n’est jamais venu nous expliquer ce qu’il se passe », déplore Luisa Flores de Laso. Il y a six mois, des émissaires de Comibol sont bien venus dans son petit village de Villa Martin, mais uniquement pour effectuer des essais de pompage. « Ils nous ont expliqué qu’ils avaient besoin d’eau pour leur usine. Nous leur avons dit que nous avions à peine de quoi subvenir à nos besoins, mais ils nous ont répondu que l’eau ne nous appartenait pas, que c’était une ressource nationale. » La vieille femme, qui survit grâce à de petits travaux effectués sur des chantiers de construction, ne se fait aucune illusion : loin de tirer un quelconque bénéfice, la population locale risque au contraire de payer un lourd tribut dans cette course effrénée à l’or blanc bolivien.
DE GRAVES CONSÉQUENCES ENVIRONNEMENTALES
La technologie utilisée pour extraire le lithium, basée sur des bassins d’évacuation dans lesquels la masse minérale est abandonnée au soleil pendant trois mois, génère un déséquilibre hydrogéologique qui a des conséquences terribles sur l’agriculture locale et les réserves d’eau disponibles. L’usine de Llipi pompe également Chaîne de production des batteries au lithium dans les locaux futuristes de la société Soundon New Energy, à la périphérie de la ville polluée de Xiangtan, dans le Hunan.
Indispensable pour élaborer les batteries électriques, le lithium aiguise toutes les convoitises
l’eau de la rivière río Grande, aujourd’hui pratiquement à sec. « Nous n’avons pas vu une goutte de pluie depuis deux ans. La sécheresse nous a déjà coûté une année de récolte de quinoa. Qu’allons-nous devenir si le gouvernement pollue la seule source de revenus que nous avons ? », s’inquiète Luisa Flores de Laso. Son mari, Eustacio, 51 ans, a le sentiment amer d’un immense gâchis. Le lithium aurait pu être une chance inespérée pour les habitants de ces terres ingrates, si la compagnie nationale voulait bien employer et former les populations locales. « Mais ils ne cherchent que des experts ! Comme si ce coin oublié de Dieu pouvait en produire… », soupire-t-il. A Colcha K, chef-lieu de la province du Nor Lípez, Grover Baptista Ali scrute chaque jour avec une inquiétude grandissante le ballet des camions qui défigure la région. Les flamants roses, qui passaient traditionnellement plusieurs mois dans le salar d’Uyuni, sont de moins en moins nombreux depuis que les travaux ont commencé autour du lac il y a une dizaine d’années.
DES USINES QUI TOURNENT À PLEIN RÉGIME
La beauté des lieux est la seule richesse de ses habitants, qui désespèrent de voir arriver de nouvelles écoles, des hôpitaux et des routes. Le secrétaire général de la province est terrifié par la perspective d’imaginer ce petit village endormi au charme pittoresque devenir un jour un Dubaï andin. Membre du parti d’opposition, son bureau est l’un des rares bâtiments officiels à échapper à l’omniprésence virtuelle de Morales, dont le portrait, le nom ou le buste s’étalent partout dans le pays. Loin de verser dans l’hagiographie officielle du président socialiste, Grover Baptista Ali accuse sans détour La Paz de spolier les populations indigènes : « Comme pour le plomb ou le zinc, 15 % des revenus générés par le lithium devraient revenir à la communauté locale. En 2016, la Bolivie a gagné 1,2 milliard d’euros grâce au lithium. Mais nous n’avons pas reçu un centime. Pas un ! », tonne le jeune élu. Il n’y a guère que dans le petit village de Río Grande, qui compte 650 âmes pour presque autant de
“Le pétrole est mort, bientôt l’énergie électrique nous transportera tous !”