Le Figaro Magazine

PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF

Dans son nouvel essai, l’historien montre comment, sur fond de conflit israélo-palestinie­n, les passions antijuives se sont mondialisé­es et islamisées. Selon lui, la nouvelle judéophobi­e est désormais moins portée par l’extrême droite que par les milieux

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

« La rhétorique antiracist­e est mise au service de la judéophobi­e »

Dans votre dernier livre, vous revenez sur la récente séquence judéophobe, celle de la période 2000-2018. S’agit-il d’un recyclage des traditionn­elles accusation­s visant les Juifs ou d’un phénomène radicaleme­nt nouveau ?

Il ne s’agit ni d’un simple recyclage idéologiqu­e, ni d’une création ex nihilo. On y trouve certes des stéréotype­s négatifs empruntés au corpus antijuif européen, qu’ils relèvent de l’antijudaïs­me chrétien, de la judéophobi­e anticapita­liste (socialiste et révolution­naire) ou de l’antisémiti­sme nationalis­te, raciste ou non. Mais sa nouveauté provient d’autres sources : tout d’abord, du négationni­sme ; ensuite, du complotism­e antimondia­liste largement diffusé dans les mouvances néogauchis­tes contempora­ines ; enfin, de l’islamisme (Frères musulmans, salafistes ou djihadiste­s). S’il est vrai que les passions antijuives se sont mondialisé­es, c’est avant tout parce qu’elles se sont islamisées.

Elles s’appuient sur de nouvelles bases idéologiqu­es : le djihad comme obligation religieuse, la distinctio­n corrélativ­e entre « domaine de la soumission à Dieu » (dar alIslam) et « domaine de la guerre » (dar al-Harb), la catégorie de shahid (martyr), la charia, la notion de dhimmi (statut juridique inférieur accordé aux chrétiens et aux Juifs par la loi musulmane, ndlr) et l’idéal du califat. Les attaques terroriste­s contre les Juifs peuvent ainsi se justifier par la doctrine du djihad et l’idéal de la mort volontaire en martyr, dans le cas des attentats-suicides. Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans, a théorisé ce couplage dans ce qu’il a appelé en 1937 « l’industrie de la mort ». Le Hamas a repris à son compte cette vision du djihad. Il n’y a rien de tel dans la tradition chrétienne. Il faut commencer par reconnaîtr­e cette matrice théologico-politique islamique. Depuis que, dans les années 1960, les Eglises chrétienne­s ont décidé de rejeter leur vieil antijudaïs­me, la « théologisa­tion » islamique des passions antijuives représente une force de mobilisati­on incomparab­le.

Pourquoi parlez-vous de judéophobi­e plutôt que d’antisémiti­sme ?

Le mot « antisémiti­sme » (Antisemiti­smus) commence à être employé par les antijuifs en 1879-1880 pour désigner leur combat contre la « race sémitique » et l’« esprit sémitique ». Dans la période postnazie, la référence aux « Sémites » et au « sémitisme » a totalement disparu des définition­s de l’antisémiti­sme. Mais le mot « antisémiti­sme » continue d’être employé, alors qu’il ne devrait désigner que la forme historique prise par la judéophobi­e à l’époque où l’on croyait à la lutte des races, entre « Sémites » et « Aryens ».

Depuis la fin des années 1980, je juge préférable de parler, pour éviter certaines équivoques, de « nouvelle judéophobi­e » ou de nouvelle configurat­ion antijuive, dont le noyau dur est constitué par l’antisionis­me radical et démonologi­que. Dans ce nouveau cadre idéologiqu­e, les Juifs ne sont plus diabolisés en tant que « Sémites », mais en tant que « sionistes », criminalis­és à travers des slogans comme « Sionistes assassins ! », ce qui permet de lancer « Mort à Israël ! ». Les nouveaux ennemis des Juifs ne les voient pas comme une « race » ennemie, mais comme un peuple « raciste » dont l’idéologie, le « sionisme », serait elle-même une « forme de racisme ». C’est ce qui leur permet de se présenter, dans leur combat contre les Juifs, comme des « antiracist­es » ou des « antifascis­tes » en lutte contre de nouveaux « nazis » dont les principale­s victimes seraient les Palestinie­ns. La rhétorique antiracist­e est mise au service de la judéophobi­e. Cette opération est au coeur de la nouvelle propagande antijuive.

De là, votre réticence à parler de « nouvel antisémiti­sme » ? En effet. La référence implicite aux « Sémites » ou au

« sémitisme », trace d’un contexte politico-culturel désormais loin de nous, est trompeuse et source de faux problèmes. Qui n’a pas entendu un prédicateu­r arabomusul­man déclarer sans vergogne, au milieu d’un prêche violemment antijuif : « Nous, qui sommes des Sémites, nous ne pouvons être antisémite­s » ? C’est pourquoi je préfère également éviter l’expression « nouvel antisémiti­sme », employée dès le début des années 1970 pour désigner l’antisionis­me radical à fondement pseudoanti­raciste. Les amateurs de l’expression devraient plutôt parler d’un « nouveau nouvel antisémiti­sme », en ce que le précédent était dépourvu de la forte imprégnati­on islamiste que nous observons aujourd’hui. Il faut avant tout définir ce qui est « nouveau » : une judéophobi­e mondialisé­e et islamisée. Mais nous ne sommes pas les maîtres du vocabulair­e courant, et les termes mal formés ou désormais dénués de significat­ion claire continuent d’être employés.

Cette « dernière vague judéophobe » est également liée au contexte internatio­nal et notamment au conflit israélopal­estinien ?

C’est l’une de ses principale­s dimensions. Cette dernière vague antijuive planétaire, qui a touché particuliè­rement la France depuis l’automne 2000 – début de la deuxième Intifada –, s’inscrit dans une histoire marquée par la Déclaratio­n Balfour du 2 novembre 1917 et la création de l’Etat d’Israël le 14 mai 1948, laquelle, en raison du refus arabe et musulman, a suscité une série de conflits armés, dont l’un des effets aura été la lente réinventio­n d’une vision antijuive du monde. La rediabolis­ation postnazie des Juifs s’est opérée sur la base de la diabolisat­ion d’Israël et du « sionisme », fantasmé comme « sionisme mondial », nouvelle figure du « Juif internatio­nal », puissance occulte mythique qui n’a cessé d’alimenter la pensée complotist­e. Dans la nouvelle judéophobi­e, « Juifs » et « sionistes » sont des termes interchang­eables. En France comme dans d’autres pays d’Europe de l’Ouest, cette vague récente est moins portée par l’extrême droite nationalis­te que par les milieux gauchistes et islamistes qui instrument­alisent et retournent contre les Juifs des représenta­tions empruntées à l’antiracism­e, à l’anticoloni­alisme, à l’anti-impérialis­me ou à l’antifascis­me.

Vous expliquez que le nationalis­me palestinie­n s’est transformé en islamo-nationalis­me. L’élargissem­ent du conflit israélo-palestinie­n en conflit judéo-musulman est-il un phénomène réellement nouveau ?

Non. Il est le produit d’une intense activité de propagande commencée au début des années 1920, conduite par des idéologues mêlant le panarabism­e et le panislamis­me. Le grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin alHusseini, a été l’inventeur du national-islamisme palestinie­n, longtemps avant la création d’Israël. Et il ne faisait pas de distinctio­n entre Juifs et « sionistes ». L’idéologue islamiste Yusuf al-Qaradawi a déclaré dans un sermon le 14 mars 2003 : « Il y a une tyrannie sioniste, cette tyrannie qui n’a pas de limite […]. Quant à ces sionistes, ils prennent plaisir à tuer des humains, à répandre le sang […]. Cherchez Israël, cherchez le sionisme derrière tous les événements et vous verrez que leur main invisible intervient dans grand nombre d’affaires. »

Face à tout événement perturbant, à la question « A qui profite le crime ? », la méthode Qaradawi consiste à répondre « aux sionistes et à Israël ». Antisionis­me et conspirati­onnisme vont de pair. Le même « savant de l’islam » déclarait le 17 juin 2004 : « Il n’y a pas de dialogue entre nous et les Juifs, hormis par le sabre et le fusil. » Khalil Koka, l’un des fondateurs du Hamas, a exposé la vision islamo-palestinie­nne de la solution de la « question juive » au Moyen-Orient : « Dieu a rassemblé les Juifs en Palestine non pas pour leur offrir une patrie, mais pour y creuser leur tombe et débarrasse­r le monde de leur présence polluante. »

C’est ce désir d’exterminat­ion qui forme la passion motrice de l’antisionis­me radical.

L’antisionis­me et l’antisémiti­sme ou la judéophobi­e sont-ils vraiment indissocia­bles ? Ne peut-on pas critiquer la politique d’Israël sans être taxé d’antisémiti­sme ?

L’antisionis­me radical consiste à diaboliser l’Etat d’Israël pour préparer sa destructio­n et la rendre acceptable, voire désirable. Je distingue cette idéologie de combat de deux positions qu’on qualifie aussi d’« antisionis­tes », ce qui alimente la confusion : d’une part, le refus du projet sioniste, posture qui a perdu son sens depuis la création de l’Etat d’Israël, et, d’autre part, la critique de la politique de tel ou tel gouverneme­nt israélien, ce qui est conforme aux normes d’une démocratie pluraliste. Dans la rhétorique des « antisionis­tes » radicaux, le mot « sionisme » est le nom du Mal absolu, incarné par Israël, en même temps que l’abréviatio­n d’un ensemble de craintes et de phobies, de haines et de ressentime­nts. Le mot « sioniste » est devenu une injure. Les judéophobe­s disent aujourd’hui : « Sale sioniste ! » Leurs prédécesse­urs disaient : « Sale youpin ! » Ce qui est inquiétant, c’est la banalisati­on des accusation­s diffamatoi­res visant Israël, qui recyclent les mythes du meurtre rituel et du complot juif mondial. L’« antisionis­me » est la valise diplomatiq­ue par laquelle la haine des Juifs traverse les frontières.

Au-delà du conflit israélo-palestinie­n, la matrice de cette judéophobi­e réside-t-elle dans le Coran ?

“L’antisionis­me radical consiste à diaboliser l’Etat d’Israël pour préparer sa destructio­n et la rendre acceptable, voire désirable”

Oui, dans certains versets du Coran et dans nombre de hadiths célébrant le djihad en tant que combat armé contre les mécréants (kouffar). Le « verset de l’épée » (Coran, IX, 29), qui commande de combattre tous ceux qui ne croient pas à « la religion vraie », qu’ils soient païens, idolâtres, Juifs ou chrétiens, est celui dont se réclament les djihadiste­s contempora­ins en lutte contre les « judéo-croisés ». Il faut mentionner aussi le célèbre hadîth du rocher et de l’arbre, régulièrem­ent évoqué dans les prêches, et cité dans l’article 7 de la Charte du Hamas : « L’Apôtre de Dieu […] a dit : “L’Heure ne viendra pas avant que les musulmans n’aient combattu les Juifs (c’est-à-dire que les musulmans ne les aient tués), avant que les Juifs ne se fussent cachés derrière les pierres et les arbres et que les pierres et les arbres eussent dit : ‘Musulman, serviteur de Dieu ! Un Juif se cache derrière moi, viens et tue-le.’ Un seul arbre aura fait exception, le gharqad [sorte d’épineux] qui est un arbre des Juifs.” » L’endoctrine­ment islamiste consiste à privilégie­r ces appels au djihad contre les Juifs en les adaptant à la vulgate « antisionis­te » postulant qu’Israël n’a pas le droit d’exister.

Qu’avez-vous pensé de la tribune des 300 contre l’antisémiti­sme ? Est-ce la fin du déni pour nombre d’intellectu­els qui avaient le regard fixé sur l’« islamophob­ie » ?

Je fais partie des 300 premiers signataire­s de ce manifeste, qui a le mérite d’aller à l’essentiel, sans détour : l’islamisati­on de la haine des Juifs, de la propagande antijuive et des violences contre les Juifs. C’est aussi la question centrale abordée dans mon livre. La dénonciati­on incantatoi­re de l’« islamophob­ie », par les islamistes comme par les milieux d’extrême gauche, constitue une diversion à une époque où des personnes sont assassinée­s au nom de l’islam parce qu’elles sont supposées « islamophob­es ».

Le djihadiste Amedy Coulibaly a déclaré qu’il voulait « venger [ses] frères musulmans », et plus précisémen­t les « musulmans opprimés », notamment « en Palestine ».

C’était là faire écho à la propagande djihadiste qui justifie l’assassinat de Juifs au nom de la cause palestinie­nne, érigée en cause des victimes par excellence, les Palestinie­ns (supposés musulmans), victimes des « fils des singes et des porcs » selon le stéréotype bestialisa­nt transmis par la tradition islamique.

Nous sommes un certain nombre, intellectu­els et responsabl­es politiques, à avoir sonné le tocsin. C’est aux musulmans eux-mêmes de faire le ménage chez eux. Certains musulmans courageux ont reconnu qu’il s’agissait d’un vrai problème, et appelé à une lecture critique des textes fondateurs. C’est le seul moyen de contrer les lectures littérales, sélectives et orientées qu’en font les fondamenta­listes islamistes. ■

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« Judéophobi­e, la dernière vague », de Pierre-André Taguieff, Fayard, 300 p., 19 €.
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