SOS ESPÈCES EN VOIE D’EXTINCTION
Agriculture intensive, bétonisation, recours massifs aux pesticides… Jamais les menaces sur la biodiversité « ordinaire » de nos campagnes n’ont été aussi fortes. Depuis trente ans, insectes, oiseaux, amphibiens et petits mammifères ne cessent de décliner
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Aperte de vue s’étendent des champs et de vastes plaines. Maïs, colza, blé et orge dominent un paysage carroyé comme un plaid écossais. Entouré de terres cultivées, un petit bois isolé ressemble à un château assiégé. Aucune haie ne sépare les parcelles. A part le vent qui souffle, le silence est assourdissant. Aucun bourdonnement d’abeille, aucun chant d’oiseau, de grillon ou de sauterelle n’anime l’air tiède de ces grandes étendues cultivées de Seine et Marne (77), à une trentaine de de Paris. Sur les minces bandes d’herbes folles qui bordent les chemins, seuls deux ou trois papillons volettent.
Posée sur les ombellifères, une poignée de diptères pollinisateurs se gorge de nectar et quelques guêpes patrouillent en vrombissant. Mais ils semblent bien seuls. A l’exception des martinets qui croisent très haut dans le ciel et de quelques couples de pigeons ramiers qui s’ébattent, on ne voit aucun passereau. Si l’on en croit les derniers résultats de deux études de suivi des oiseaux, l’une menée à une échelle nationale à travers le Suivi temporel des oiseaux communs (Stoc) porté par le Muséum national d’histoire naturelle, et l’autre menée par le CNRS sur la Zone atelier Plaine & Val de Sèvre, les populations d’oiseaux vivant en milieu agricole – ce que l’on appelle généralement « la campagne » – se sont réduites d’un tiers en quinze ans. « Les espèces spécialistes comme l’alouette des champs, la fauvette grisette ou le bruant ortolan ont perdu en moyenne un individu sur trois », précisent les scientifiques. Ils ont remarqué que « leur chute s’est même accélérée en 2016 et 2017 ». Dans les Deux-Sèvres, les chercheurs du CNRS qui ont étudié 160 zones composées de 10 hectares de champs céréaliers, ont constaté pour leur part qu’« en vingt-trois ans, toutes les espèces d’oiseaux de plaine ont vu leurs populations fondre : l’alouette perd plus d’un individu sur trois (– 35 %) et les perdrix, avec huit individus disparus sur dix, sont presque décimées. » Ce déclin en milieu rural frappe toutes les espèces d’oiseaux, aussi bien les espèces dites spécialistes, que les espèces dites généralistes qui, elles, ne déclinent pas à l’échelle nationale.
Les causes de cette catastrophe sont multiples et souvent difficiles à distinguer les unes des autres. Mais tous les experts s’accordent généralement pour affirmer que cette disparition massive semble suivre la courbe de l’intensification des pratiques agricoles depuis vingt-cinq ans. Les surfaces dédiées à la monoculture n’ont cessé d’augmenter en France, provoquant de façon presque mathématique la destruction des milieux favorables aux oiseaux et aux insectes, avec pour conséquences immédiates la dimi-
En milieu rural, presque toutes les espèces d’oiseaux nicheurs sont menacées par la disparition des insectes, leur principale nourriture
nution de la qualité des habitats et de la ressource alimentaire. En 2009, la politique agricole commune a donné un coup d’arrêt aux jachères, qui représentaient d’excellents refuges pour toute la biodiversité.
A cela s’ajoute la flambée des cours du blé, le recours massif aux nitrates et, très probablement, l’utilisation accrue des néonicotinoïdes, cette famille d’insecticides systémiques qui ciblent tous les insectes sans exception et dont l’usage a considérablement augmenté depuis 2010. Contrairement à d’autres produits, ils ne sont pas pulvérisés mais le plus souvent utilisés en enrobage de semences afin de circuler dans toute la plante et de rester plus longtemps dans le sol.
« Pour certains d’entre nous, c’est peut-être une bonne nouvelle : enfin moins d’insectes !, lance François Lasserre, naturaliste et entomologiste, vice-président de l’Office pour les insectes et leur environnement (Opie). Cela fait des millénaires que nous luttons contre ceux qui nous piquent, transmettent des maladies ou mangent nos récoltes. Mais ces seules espèces donnent une mauvaise réputation à l’ensemble de ce vaste monde. Si l’on nous demande quels sont les insectes qui nous embêtent, environ 20 espèces (ou un peu plus pour un agriculteur) nous viennent en tête : moustiques, guêpes, frelons, mouches, puces, doryphores, capricornes, pucerons, etc. Pourtant, rien qu’en France, il existe plus de 40 000 espèces d’insectes. C’est-à-dire qu’une vingtaine d’entre elles, réputées gênantes, portent préjudice à 39 980 autres ! Seulement, avec leur disparition, c’est tout un pan de la biodiversité, et à tous les étages des différents écosystèmes, qui diminue sévèrement. » Et la France n’est pas un cas isolé. Une étude allemande publiée récemment dans la revue Nature a montré que le nombre d’insectes volants a diminué de 75 % en trente ans en Allemagne, provoquant un effondrement de la nourriture disponible pour tous les oiseaux, insectivores comme granivores, puisque leurs oisillons mangent aussi des insectes. Une tragédie.
DES MILLIERS DE NIDS DÉTRUITS PAR LES MOISSONS
D’après les travaux récents de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS), « l’intensification des productions céréalières et fourragères, les produits phytopharmaceutiques et le drainage, qui ont permis une grande précocité des cultures et de meilleures repousses, ont également conduit à une évolution du matériel agricole (taille des machines, vitesse, etc.). Ce qui n’est pas sans conséquences immédiates sur la biodiversité. » De fait, le moissonnage mécanique fait partie des opérations les plus destructrices pour la faune sauvage car il coïncide la plupart du temps avec les phases de nidification et d’envol des jeunes oiseaux, ou de mise bas des mammifères et d’élevage de leurs jeunes (chevreuil, lapin, lièvre…) « En période de récolte des céréales, poursuit l’ONCFS, des espèces emblé-
matiques comme le busard cendré sont très menacées si aucune surveillance active des nids n’est mise en oeuvre. Les perdrix grises sont aussi particulièrement impactées par les moissons. Les récoltes précoces des foins dans les prairies des vallées inondables, comme celles des basses vallées angevines ou du val de Saône, par exemple, sont à l’origine d’une forte mortalité parmi les espèces d’oiseaux nicheurs inféodées à ce milieu : le râle des genêts, le bruant proyer ou la bergeronnette printanière en sont notamment les victimes. Quant aux récoltes de luzerne, elles sont à l’origine de dégâts importants, spécialement dans les régions de grandes cultures comme la Champagne, où ce couvert est très recherché, tant par les oiseaux que par les mammifères. » Au point qu’il n’est pas rare de retrouver des cadavres de chevreuils, de lièvres, de faisans ou de perdrix dans les ballots de paille, de luzerne ou d’autres plantes fourragères.
590 000 HECTARES D’ESPACES NATURELS ONT DISPARU
Autre problème : à mesure que l’artificialisation du territoire poursuit sa progression, le monde des villes ne cesse de gagner du terrain sur les zones rurales. Selon une étude du ministère de l’Agriculture et de l’Observatoire national de la biodiversité, entre 2006 et 2015, la France métropolitaine a perdu 590 000 hectares de terres agricoles et d’espaces naturels. Soit l’équivalent d’un département comme la Seine-et-Marne transformé en espaces goudronnés (48 % des surfaces artificialisées), en pelouses ou en bâtiments. Une modification profonde du paysage qui s’accompagne souvent d’une imperméabilisation des sols et d’une accentuation des phénomènes d’inondation, d’érosion, de ruissellement des eaux et des risques de crues. « Le monde sauvage dans son ensemble n’a tout simplement plus assez de place pour vivre, croître et subsister, constate François Lasserre. Un champ de colza n’est pas un lieu diversifié dans lequel la vie peut s’épanouir. Un jardin tondu et décoré avec des fleurs exotiques ne l’est pas non plus au regard de toutes les espèces qui nous entourent. Une énième grande surface ou une zone commerciale non plus.»
Aussi inquiétant soit-il, le constat sans appel des scientifiques et des naturalistes sur la dégradation vertigineuse de la vie animale dans nos campagnes n’est pas sans solution. « La situation ne semble pas, pour l’instant, irréversible, assure François Lasserre. Et il est toujours plus efficace de réfléchir et de travailler avec tous les acteurs du monde agricole pour essayer d’accélérer les changements de pratiques et de réfléchir à des solutions pour infléchir la tendance. » Selon les travaux du Centre d’écologie et des sciences de la conservation/Muséum national d’histoire naturelle, qui a étudié à la loupe plusieurs dizaines de parcelles sur un plateau agricole en Ile-de-France, « il faudrait notamment repenser les rotations des cultures, les labours et l’épandage des herbicides. Ces nouveaux systèmes sont relativement faciles à mettre en place, mais ils supposent des évolutions de mentalités importantes pour une profession qui connaît souvent de grandes difficultés économiques. Mais plus il y a de milieux naturels ou semi-naturels dans les paysages, meilleur c’est pour la biodiversité. » Dans cet esprit, les chercheurs de 15 laboratoires (en Allemagne, Espagne, Grande-Bretagne, France) ont lancé le projet Farmland. Entre 2012 et 2016, ils ont étudié 435 « carrés » de 1 kilomètre de côté situés dans des parcelles de tailles différentes et composées de culture variées. Dans chacun de ces carrés, ils ont mesuré le nombre d’espèces animales, d’insectes pollinisateurs, de plantes, la quantité de graines, le rendement, etc. Très complexes et sans appel, les résultats de leurs travaux, publiés dans la revue britannique Proceedings of the Royal Society B, ont montré qu’une diminution de la taille des parcelles entraînait l’abondance des pollinisateurs et que « la multiplication des champs entraînait une augmentation de la densité des bordures où se concentrent davantage de plantes sauvages. » De quoi favoriser les animaux en général et les insectes en particulier. Mais l’étude a également révélé que, si certaines cultures comme le colza apportaient une grande quantité de nourriture aux pollinisateurs, le maïs, en revanche, avait plutôt des effets négatifs sur leurs effectifs.
Un peu partout en Europe, des voix s’élèvent également depuis plusieurs années pour plaider en faveur d’un retour des haies et des bandes laissées en herbe dans les territoires agricoles. Chasseurs, écologistes, chercheurs et naturalistes sont tous, pour une fois, du même avis. Disparues dans de nombreux pays – la France en tête – pour augmenter la taille des parcelles et le rendement des cultures, elles ont pourtant prouvé depuis très longtemps leur rôle fondamental dans le maintien de l’ensemble de la faune et de la flore sauvage de plaine. Un message reçu au RoyaumeUni, où de plus en plus de petits espaces non cultivés sont laissés au milieu de certaines grandes exploitations céréalières, permettant ainsi le retour d’une importante population d’alouettes qui avait complètement disparu. Des initiatives, souvent individuelles, peu coûteuses en termes d’investissement et peu contraignantes pour les agriculteurs, qui ne cessent de démontrer leur efficacité.
PRINCIPAUX ACCUSÉS : LES PESTICIDES
Dans ce contexte, la décision de l’Union européenne d’interdire trois pesticides néonicotinoïdes dans les cultures en plein air, peut être considérée comme une mesure « historique » pour les apiculteurs et les défenseurs de la biodiversité qui dénoncent depuis près de vingt ans leurs effets néfastes sur les abeilles et les autres pollinisateurs. Les trois molécules commercialisées par les géants de l’agrochimie Bayer (pour la clothianidine et l’imidaclopride) et Syngenta (le thiaméthoxame) ne pourront plus en effet être utilisées qu’en serre, en milieu fermé, loin des insectes pollinisateurs. Une « victoire » arrachée de justesse. Seuls 16 pays européens sur 28 – soit tout juste la majorité qualifiée nécessaire – ont voté en faveur de la proposition de la Commission européenne. La France, comme l’Allemagne et l’Italie, s’est prononcée pour. « Mais cette interdiction seule ne suffira pas, assure François Lasserre. S’il est évident qu’elle apporte un message positif, je pense surtout que le temps est venu de reconsidérer notre rapport au vivant dans son ensemble. Philosophiquement, économiquement et techniquement. » ■