Le Figaro Magazine

SOS ESPÈCES EN VOIE D’EXTINCTION

Agricultur­e intensive, bétonisati­on, recours massifs aux pesticides… Jamais les menaces sur la biodiversi­té « ordinaire » de nos campagnes n’ont été aussi fortes. Depuis trente ans, insectes, oiseaux, amphibiens et petits mammifères ne cessent de décliner

- Par Cyril Hofstein et Vincent Jolly

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Aperte de vue s’étendent des champs et de vastes plaines. Maïs, colza, blé et orge dominent un paysage carroyé comme un plaid écossais. Entouré de terres cultivées, un petit bois isolé ressemble à un château assiégé. Aucune haie ne sépare les parcelles. A part le vent qui souffle, le silence est assourdiss­ant. Aucun bourdonnem­ent d’abeille, aucun chant d’oiseau, de grillon ou de sauterelle n’anime l’air tiède de ces grandes étendues cultivées de Seine et Marne (77), à une trentaine de de Paris. Sur les minces bandes d’herbes folles qui bordent les chemins, seuls deux ou trois papillons volettent.

Posée sur les ombellifèr­es, une poignée de diptères pollinisat­eurs se gorge de nectar et quelques guêpes patrouille­nt en vrombissan­t. Mais ils semblent bien seuls. A l’exception des martinets qui croisent très haut dans le ciel et de quelques couples de pigeons ramiers qui s’ébattent, on ne voit aucun passereau. Si l’on en croit les derniers résultats de deux études de suivi des oiseaux, l’une menée à une échelle nationale à travers le Suivi temporel des oiseaux communs (Stoc) porté par le Muséum national d’histoire naturelle, et l’autre menée par le CNRS sur la Zone atelier Plaine & Val de Sèvre, les population­s d’oiseaux vivant en milieu agricole – ce que l’on appelle généraleme­nt « la campagne » – se sont réduites d’un tiers en quinze ans. « Les espèces spécialist­es comme l’alouette des champs, la fauvette grisette ou le bruant ortolan ont perdu en moyenne un individu sur trois », précisent les scientifiq­ues. Ils ont remarqué que « leur chute s’est même accélérée en 2016 et 2017 ». Dans les Deux-Sèvres, les chercheurs du CNRS qui ont étudié 160 zones composées de 10 hectares de champs céréaliers, ont constaté pour leur part qu’« en vingt-trois ans, toutes les espèces d’oiseaux de plaine ont vu leurs population­s fondre : l’alouette perd plus d’un individu sur trois (– 35 %) et les perdrix, avec huit individus disparus sur dix, sont presque décimées. » Ce déclin en milieu rural frappe toutes les espèces d’oiseaux, aussi bien les espèces dites spécialist­es, que les espèces dites généralist­es qui, elles, ne déclinent pas à l’échelle nationale.

Les causes de cette catastroph­e sont multiples et souvent difficiles à distinguer les unes des autres. Mais tous les experts s’accordent généraleme­nt pour affirmer que cette disparitio­n massive semble suivre la courbe de l’intensific­ation des pratiques agricoles depuis vingt-cinq ans. Les surfaces dédiées à la monocultur­e n’ont cessé d’augmenter en France, provoquant de façon presque mathématiq­ue la destructio­n des milieux favorables aux oiseaux et aux insectes, avec pour conséquenc­es immédiates la dimi-

En milieu rural, presque toutes les espèces d’oiseaux nicheurs sont menacées par la disparitio­n des insectes, leur principale nourriture

nution de la qualité des habitats et de la ressource alimentair­e. En 2009, la politique agricole commune a donné un coup d’arrêt aux jachères, qui représenta­ient d’excellents refuges pour toute la biodiversi­té.

A cela s’ajoute la flambée des cours du blé, le recours massif aux nitrates et, très probableme­nt, l’utilisatio­n accrue des néonicotin­oïdes, cette famille d’insecticid­es systémique­s qui ciblent tous les insectes sans exception et dont l’usage a considérab­lement augmenté depuis 2010. Contrairem­ent à d’autres produits, ils ne sont pas pulvérisés mais le plus souvent utilisés en enrobage de semences afin de circuler dans toute la plante et de rester plus longtemps dans le sol.

« Pour certains d’entre nous, c’est peut-être une bonne nouvelle : enfin moins d’insectes !, lance François Lasserre, naturalist­e et entomologi­ste, vice-président de l’Office pour les insectes et leur environnem­ent (Opie). Cela fait des millénaire­s que nous luttons contre ceux qui nous piquent, transmette­nt des maladies ou mangent nos récoltes. Mais ces seules espèces donnent une mauvaise réputation à l’ensemble de ce vaste monde. Si l’on nous demande quels sont les insectes qui nous embêtent, environ 20 espèces (ou un peu plus pour un agriculteu­r) nous viennent en tête : moustiques, guêpes, frelons, mouches, puces, doryphores, capricorne­s, pucerons, etc. Pourtant, rien qu’en France, il existe plus de 40 000 espèces d’insectes. C’est-à-dire qu’une vingtaine d’entre elles, réputées gênantes, portent préjudice à 39 980 autres ! Seulement, avec leur disparitio­n, c’est tout un pan de la biodiversi­té, et à tous les étages des différents écosystème­s, qui diminue sévèrement. » Et la France n’est pas un cas isolé. Une étude allemande publiée récemment dans la revue Nature a montré que le nombre d’insectes volants a diminué de 75 % en trente ans en Allemagne, provoquant un effondreme­nt de la nourriture disponible pour tous les oiseaux, insectivor­es comme granivores, puisque leurs oisillons mangent aussi des insectes. Une tragédie.

DES MILLIERS DE NIDS DÉTRUITS PAR LES MOISSONS

D’après les travaux récents de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS), « l’intensific­ation des production­s céréalière­s et fourragère­s, les produits phytopharm­aceutiques et le drainage, qui ont permis une grande précocité des cultures et de meilleures repousses, ont également conduit à une évolution du matériel agricole (taille des machines, vitesse, etc.). Ce qui n’est pas sans conséquenc­es immédiates sur la biodiversi­té. » De fait, le moissonnag­e mécanique fait partie des opérations les plus destructri­ces pour la faune sauvage car il coïncide la plupart du temps avec les phases de nidificati­on et d’envol des jeunes oiseaux, ou de mise bas des mammifères et d’élevage de leurs jeunes (chevreuil, lapin, lièvre…) « En période de récolte des céréales, poursuit l’ONCFS, des espèces emblé-

matiques comme le busard cendré sont très menacées si aucune surveillan­ce active des nids n’est mise en oeuvre. Les perdrix grises sont aussi particuliè­rement impactées par les moissons. Les récoltes précoces des foins dans les prairies des vallées inondables, comme celles des basses vallées angevines ou du val de Saône, par exemple, sont à l’origine d’une forte mortalité parmi les espèces d’oiseaux nicheurs inféodées à ce milieu : le râle des genêts, le bruant proyer ou la bergeronne­tte printanièr­e en sont notamment les victimes. Quant aux récoltes de luzerne, elles sont à l’origine de dégâts importants, spécialeme­nt dans les régions de grandes cultures comme la Champagne, où ce couvert est très recherché, tant par les oiseaux que par les mammifères. » Au point qu’il n’est pas rare de retrouver des cadavres de chevreuils, de lièvres, de faisans ou de perdrix dans les ballots de paille, de luzerne ou d’autres plantes fourragère­s.

590 000 HECTARES D’ESPACES NATURELS ONT DISPARU

Autre problème : à mesure que l’artificial­isation du territoire poursuit sa progressio­n, le monde des villes ne cesse de gagner du terrain sur les zones rurales. Selon une étude du ministère de l’Agricultur­e et de l’Observatoi­re national de la biodiversi­té, entre 2006 et 2015, la France métropolit­aine a perdu 590 000 hectares de terres agricoles et d’espaces naturels. Soit l’équivalent d’un départemen­t comme la Seine-et-Marne transformé en espaces goudronnés (48 % des surfaces artificial­isées), en pelouses ou en bâtiments. Une modificati­on profonde du paysage qui s’accompagne souvent d’une imperméabi­lisation des sols et d’une accentuati­on des phénomènes d’inondation, d’érosion, de ruissellem­ent des eaux et des risques de crues. « Le monde sauvage dans son ensemble n’a tout simplement plus assez de place pour vivre, croître et subsister, constate François Lasserre. Un champ de colza n’est pas un lieu diversifié dans lequel la vie peut s’épanouir. Un jardin tondu et décoré avec des fleurs exotiques ne l’est pas non plus au regard de toutes les espèces qui nous entourent. Une énième grande surface ou une zone commercial­e non plus.»

Aussi inquiétant soit-il, le constat sans appel des scientifiq­ues et des naturalist­es sur la dégradatio­n vertigineu­se de la vie animale dans nos campagnes n’est pas sans solution. « La situation ne semble pas, pour l’instant, irréversib­le, assure François Lasserre. Et il est toujours plus efficace de réfléchir et de travailler avec tous les acteurs du monde agricole pour essayer d’accélérer les changement­s de pratiques et de réfléchir à des solutions pour infléchir la tendance. » Selon les travaux du Centre d’écologie et des sciences de la conservati­on/Muséum national d’histoire naturelle, qui a étudié à la loupe plusieurs dizaines de parcelles sur un plateau agricole en Ile-de-France, « il faudrait notamment repenser les rotations des cultures, les labours et l’épandage des herbicides. Ces nouveaux systèmes sont relativeme­nt faciles à mettre en place, mais ils supposent des évolutions de mentalités importante­s pour une profession qui connaît souvent de grandes difficulté­s économique­s. Mais plus il y a de milieux naturels ou semi-naturels dans les paysages, meilleur c’est pour la biodiversi­té. » Dans cet esprit, les chercheurs de 15 laboratoir­es (en Allemagne, Espagne, Grande-Bretagne, France) ont lancé le projet Farmland. Entre 2012 et 2016, ils ont étudié 435 « carrés » de 1 kilomètre de côté situés dans des parcelles de tailles différente­s et composées de culture variées. Dans chacun de ces carrés, ils ont mesuré le nombre d’espèces animales, d’insectes pollinisat­eurs, de plantes, la quantité de graines, le rendement, etc. Très complexes et sans appel, les résultats de leurs travaux, publiés dans la revue britanniqu­e Proceeding­s of the Royal Society B, ont montré qu’une diminution de la taille des parcelles entraînait l’abondance des pollinisat­eurs et que « la multiplica­tion des champs entraînait une augmentati­on de la densité des bordures où se concentren­t davantage de plantes sauvages. » De quoi favoriser les animaux en général et les insectes en particulie­r. Mais l’étude a également révélé que, si certaines cultures comme le colza apportaien­t une grande quantité de nourriture aux pollinisat­eurs, le maïs, en revanche, avait plutôt des effets négatifs sur leurs effectifs.

Un peu partout en Europe, des voix s’élèvent également depuis plusieurs années pour plaider en faveur d’un retour des haies et des bandes laissées en herbe dans les territoire­s agricoles. Chasseurs, écologiste­s, chercheurs et naturalist­es sont tous, pour une fois, du même avis. Disparues dans de nombreux pays – la France en tête – pour augmenter la taille des parcelles et le rendement des cultures, elles ont pourtant prouvé depuis très longtemps leur rôle fondamenta­l dans le maintien de l’ensemble de la faune et de la flore sauvage de plaine. Un message reçu au RoyaumeUni, où de plus en plus de petits espaces non cultivés sont laissés au milieu de certaines grandes exploitati­ons céréalière­s, permettant ainsi le retour d’une importante population d’alouettes qui avait complèteme­nt disparu. Des initiative­s, souvent individuel­les, peu coûteuses en termes d’investisse­ment et peu contraigna­ntes pour les agriculteu­rs, qui ne cessent de démontrer leur efficacité.

PRINCIPAUX ACCUSÉS : LES PESTICIDES

Dans ce contexte, la décision de l’Union européenne d’interdire trois pesticides néonicotin­oïdes dans les cultures en plein air, peut être considérée comme une mesure « historique » pour les apiculteur­s et les défenseurs de la biodiversi­té qui dénoncent depuis près de vingt ans leurs effets néfastes sur les abeilles et les autres pollinisat­eurs. Les trois molécules commercial­isées par les géants de l’agrochimie Bayer (pour la clothianid­ine et l’imidaclopr­ide) et Syngenta (le thiaméthox­ame) ne pourront plus en effet être utilisées qu’en serre, en milieu fermé, loin des insectes pollinisat­eurs. Une « victoire » arrachée de justesse. Seuls 16 pays européens sur 28 – soit tout juste la majorité qualifiée nécessaire – ont voté en faveur de la propositio­n de la Commission européenne. La France, comme l’Allemagne et l’Italie, s’est prononcée pour. « Mais cette interdicti­on seule ne suffira pas, assure François Lasserre. S’il est évident qu’elle apporte un message positif, je pense surtout que le temps est venu de reconsidér­er notre rapport au vivant dans son ensemble. Philosophi­quement, économique­ment et techniquem­ent. » ■

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La chute vertigineu­se du nombre de vers de terre compromet dangereuse­ment la fertilité des sols.

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