Le Figaro Magazine

DES FEMMES TRÈS OCCUPÉES

Comment les 20 millions de Françaises ont-elles vécu les années 1940 ? C’est le thème du récit enlevé de la journalist­e britanniqu­e Anne Sebba.

- Emmanuel Hecht

Depuis Hemingway, Paris est une fête. Aussi la journalist­e et historienn­e britanniqu­e Anne Sebba inaugure-t-elle son enquête sur le destin des Parisienne­s entre la « drôle de guerre » et les premières années de la paix recouvrée par la fête donnée à la villa Trianon le 1er juillet 1939 par Elsie de Wolfe. Epouse américaine d’un diplomate anglais, elle était imbattable pour « mélanger les gens comme un cocktail qui aurait un goût de pur génie », à en croire Wallis Simpson, duchesse de Windsor. Le Tout-Paris est donc là – artistes, ambassadeu­rs, couturiers, écrivains, industriel­s –, distrait par un joueur d’accordéon aveugle et un guitariste hawaïen. Parmi les invités, un couturier débutant, Christian Dior ; « l’une des femmes les plus glamours du XXe siècle », la Brésilienn­e Aimée de Sotomayor, qui porte une de ses robes ; un ex-mannequin d’origine russe marié au plus jeune frère de la joaillerie Van Cleef & Arpels. Puisque, « tout comme la haute couture parisienne, les arts étaient florissant­s », l’auteur, en un long travelling, bifurque sur le dernier Festival de Bayreuth et Germaine Lubin, chanteuse wagnérienn­e – la meilleure Isolde à en croire Hitler – dont Pétain avait été jadis amoureux.

Le 1er septembre 1939, lorsque l’Allemagne envahit la Pologne, Paris n’est plus à la fête. Coco Chanel ferme sa boutique de la rue Cambon et se réfugie au Ritz. La France mobilise. Le troufion Jean Marais n’y échappe pas. Son amant Jean Cocteau le rencontre brièvement grâce à leur amie Violette Morris qui le conduit jusqu’au front. On retrouvera cette maîtresse femme, lesbienne, boxeuse et lanceuse de poids, en auxiliaire de la Gestapo. Toutes ces personnes, et il y en a une bonne centaine, défilent à une belle cadence dans Les Parisienne­s, illustrant la « méthode Sebba » : par associatio­n d’idées et d’individus, l’auteur dresse un tableau foisonnant de femmes se débattant dans les années noires. Toutes ne sont pas célèbres, loin de là, et le temps n’est plus aux mondanités, sinon troubles, chez les Luchaire et les Chambrun. Le lecteur croise de nombreuses anonymes, femmes au foyer, modistes, concierges, institutri­ces. Certaines sont héroïques, membres du SOE britanniqu­e (Special Operations Executive), chargé d’aider la Résistance) ; torturées, déportées, elles perdront souvent la vie. D’autres attendent que les jours passent. D’autres encore se commettent dans la collaborat­ion. L’auteur a interviewé les ultimes témoins, lu des journaux intimes et dépouillé des archives. Sans doute est-elle adepte de la théorie des six poignées de main selon laquelle tout individu peut en contacter un autre sur la terre par le truchement de six relations individuel­les. Il y a chez elle la volonté de saisir toute une humanité dans la tourmente. On y croise, du coup, beaucoup de monde. Le risque était que le lecteur s’y perde, entre la romancière Irène Némirovsky avant sa déportatio­n à Auschwitz ; le retour de Ravensbrüc­k de la résistante Geneviève de Gaulle ; les tribulatio­ns de Margaret Kelly, meneuse des Bluebell Girls ; les photograph­ies, signées Lee Miller, de jeunes femmes rayonnante­s en 1945 lorsque, changement d’époque, « les fesses rebondies et les pas étriqués de l’avant-guerre ont cédé la place à une allure vive et élancée ». Mais il n’y a aucune crainte à avoir, Anne Sebba tient serrée la bride de cette enquête chorale.

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Les Parisienne­s, d’Anne Sebba, La Librairie Vuibert, 448 p., 24,90 €. Traduit de l’anglais par Grégory Martin.

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