C’ÉTAIT VIEUX AVANT !
La pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie », a écrit Albert Camus. S’il n’était pas mort dans la Facel Vega FV3B de Michel Gallimard, le 4 janvier 1960, à 46 ans, peutêtre pourrait-il nous expliquer précisément ce qu’il entendait par là. Il ferait partie des 21 000 centenaires que la France abrite aujourd’hui. Douze fois plus qu’il y a quarante ans. Aujourd’hui, le prix Nobel français de 1957 aurait certainement survécu, le choc amorti par son airbag ou par les freins ABS d’un bolide plus contemporain. Mieux, il aurait pris un TGV sans hésiter à Aix-en-Provence et rallié Paris en 3 h 07 alors qu’il fallait 8 h 03 en « train de luxe » Mistral. Si la nostalgie influence notre regard sur le monde, les regrets aussi. En 1978, nous étions nombreux à pester contre ces vies fauchées trop tôt. Ne pas pouvoir se plonger dans un nouvel ouvrage de Camus, ni l’entendre s’opposer à l’insupportable Jean-Paul Sartre… Ne plus suivre les obliques de Roger Nimier, disparu lui aussi dans un dramatique accident de voiture à 37 ans…
Et Maupassant, emporté par la syphilis à 42 ans ! Idem pour Charles Baudelaire, à 46… Se dire qu’une poignée d’antibiotiques aurait aussi permis à Mozart de franchir 36 ans, de finir son Requiem, d’écrire d’autres opéras… Et quelles sonates Chopin nous aurait-il laissées si la pollution des villes par le charbon et la médecine (qui lui prescrivait des gouttes d’eau de Cologne sur les tempes pour se soigner !) ne l’avaient pas poussé dans la tombe à 39 ans, en 1849 ? Tant d’années de vie et combien de preuves du génie humain nous a coûté ce temps nécessaire à faire avancer les sciences et les techniques, rigoureusement, discrètement, par tâtonnements successifs et éclairs de génie.
Certes, le progrès n’est pas très sélectif. Beaucoup de fâcheux profitent de leur vaccination contre le tétanos, la rougeole ou les oreillons. D’autres, qu’on aimerait plus souvent aphones, bénéficient de la pharmacopée moderne et des nouvelles technologies pour encombrer les tribunes et tweeter sur leur smartphone (2007) à quel point ils pensent les temps obscurs, l’avenir apocalyptique et l’« avant », cette fiction du passé éternellement liftée, merveilleux.
Contrant l’interprétation de ces rembobineurs de calendes, l’académicien Michel Serres a cette jolie parade : « Avant ? Je n’aurais pas été là ! » L’espérance de vie en France a progressé de quinze ans depuis les années 1950… L’avant n’est pas mieux, il est juste plus vieux. Et on y mourait plus jeune. Il serait amusant, d’ailleurs, de réécrire le passé à la lumière des outils qui libèrent aujourd’hui notre main. Si Vercingétorix avait disposé d’un minidrone (2009) pour étudier les défenses de Jules César à Alésia, qui aurait gagné ? Du côté de Troie, n’aurait-on pas évité des milliers de morts et une fâcheuse blessure d’Achille au talon si Pâris, inscrit sur l’application de
“Le passé qu’on se raconte n’est qu’un réel édulcoré, un concentré d’étincelles, l’Histoire revue par Katherine Pancol”
“La France, qui avait des idées, mais pas de pétrole (sauf sur les côtes bretonnes), s’extirpait du premier choc pétrolier”
rencontres Tinder (2012), avait découvert que la belle Hélène n’était pas la fille la plus canon de son agglomération ? Quant à Napoléon, une bonne cargaison de nourriture lyophilisée, des polaires et les prévisions de La Chaîne Météo l’auraient empêché de s’embourber dans cet extravagant trekking russe, envoyant au tapis une large partie de sa Grande Armée. Oublions ! On ne peut réécrire l’Histoire ainsi. Nous glissons juste un peu de Botox ou d’acide hyaluronique sur les aspérités qui nous déplaisent. Notre mémoire, en effet, reconstruit le passé, comme l’ont prouvé de récentes recherches sur le fonctionnement de notre cerveau. La mémoire est sélective et retient facilement les bonnes choses, quand elle préfère enfouir celles qui nous font du mal. Le passé qu’on se raconte n’est qu’un réel édulcoré, un concentré d’étincelles, l’Histoire revue par Katherine Pancol.
Grâce aux moteurs de recherche et au web (1992), on sait pourtant qu’en 1978, les Brigades rouges terrorisaient l’Europe en assassinant Aldo Moro. Les murs des monuments historiques étaient noirs de crasse et celui de Berlin bien en place. L’Amoco Cadiz provoquait en Bretagne une catastrophe dramatique. A cette époque, deux enfants sur dix travaillaient encore quotidiennement, et les conflits dans le monde tuaient, en moyenne, dix fois plus qu’aujourd’hui. La France, qui avait des idées mais pas de pétrole (sauf sur ses côtes bretonnes), s’extirpait du premier choc pétrolier. Quelques mois plus tard, un second plombait durablement son économie en lui imposant le chômage de masse.
Certes, les statistiques ont le romantisme d’un bulot. Mais elles prouvent l’utilité de regarder l’avenir joyeusement et de soutenir ceux qui rendent l’espèce prospère et en bonne santé plus longtemps. Même si le labeur est répétitif et sans gloire. « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un coeur d’homme. Il faut imaginer
Sisyphe heureux », conclurait plus poétiquement Albert Camus. ■