INDONÉSIE, L’ARCHIPEL DES POLYMÈRES
A l’occasion de la Journée mondiale de l’océan ce 8 juin, cap sur l’Indonésie. Cet Etat est le deuxième producteur de déchets de plastique dans les mers du globe. Face aux conséquences néfastes sur les écosystèmes et la santé humaine, il est urgent d’agir
Armés de gants, de pinces ou de masques, tous vêtus de leur tee-shirt jaune siglé d’un
« I’m a Trash Hero », une vingtaine de bénévoles se retrouvent sur la plage touristique de Padang Galak, à Bali, en Indonésie. Leur mission : empêcher les déchets de plastique de sombrer dans une mer sans fond. Sita, 34 ans, professeur d’anglais, fait équipage avec sa fille, sa mère et sa tante. Trois générations de « trash heroes », du nom d’un mouvement international qui compte 13 antennes en Indonésie. « C’est la moindre des choses que de faire ce nettoyage de plage en comparaison avec tout ce que la TerreMère nous offre : notre nourriture, notre eau, notre oxygène. N’oublions pas que nous faisons partie de quelque chose de
plus vaste que nous », confie la jeune femme.
Les touristes ne sont pas les seuls à être dérangés par cette pollution à laquelle, tel l’arroseur arrosé, ils contribuent. Au milieu des volutes d’encens qui virent, volent, virevoltent, Undung, né à Bali en Indonésie il y a 42 ans, prie les dieux hindous pour une pêche miraculeuse. A l’horizon, le soleil décline. Le vent se lève, il est temps de partir. Aidé d’autres pêcheurs, Undung pousse sa barque à balancier colorée sur le sable de la plage de Kedonganan vers les flots de l’océan Indien, pour une pêche nocturne. Mais de ces sombres étendues, l’équipage remonte, dans ses filets, les déchets que la société de consommation croit, à jamais, disparus. « Parfois, pendant la saison des pluies, surtout de décembre à février, avec mes deux équipiers, on n’arrive même pas à soulever notre filet tellement il est lourd de plastique. On est obligé de le rejeter par-dessus bord », tempête
Undung. Ses yeux marron virent au noir : « Depuis quelques années, on pêche de moins en moins de poissons et de plus en plus de détritus. » 8 MILLIONS DE TONNES DÉVERSÉES CHAQUE ANNÉE Cette histoire singulière maille tout un archipel. L’Indonésie est le pays qui déverse le plus de déchets de plastique dans l’océan, après la Chine (1). Pas étonnant que le Programme des Nations unies pour l’Environnement (Pnue), ait choisi, en février 2017, de lancer sa campagne mondiale Océans propres dans cet Etat du Sud-Est asiatique, le 4e plus peuplé de la planète avec 265 millions d’habitants. Objectif : mettre un terme aux déchets de plastique, dont 8 millions de tonnes sont déversées chaque année dans les océans du globe, l’équivalent d’une benne
Les Nations unies veulent mettre un terme aux déchets de plastique qui finissent leur course dans les océans du globe
Telle une cicatrice, le fleuve Citarum balafre l’île de Java, avant de se jeter dans la mer du même nom, charriant ses immondices
à ordure par minute (2). A cette occasion, l’Indonésie s’est engagée à réduire, de 70 % d’ici à 2025, cette pollution. Sans attendre, d’autres initiatives citoyennes essaiment à travers le territoire indonésien. La plus connue est Bye Bye Plastic Bags, une association fondée, en 2013, par Isabel et Melati Wijsen, deux soeurs néerlando-balinaises alors respectivement âgées de 10 et 12 ans. Leur conscience écologique est née à la Green School, une école privée créée par un couple d’expatriés nord-américains désireux d’apprendre à la jeune génération à vivre en harmonie avec la nature. A l’issue d’un cours sur l’engagement, inspirées par la maxime de Gandhi « Soyons le changement que nous
voulons voir dans le monde », Isabel et Melati ont commencé par ramasser les déchets de plastique qui parsemaient leur chemin vers la plage de sable noir volcanique de Seseh que viennent ourler les vagues bleues. Très vite, elles ont embarqué de nombreux autres jeunes pour des nettoyages d’envergure. Puis, les deux soeurs ont lancé une pétition en ligne visant à interdire les sacs plastique, dont la durée de vie s’élève à 450 ans. Convaincues que l’éducation est la clé du changement, les fondatrices de Bye Bye Plastic Bags interviennent régulièrement dans les écoles et ont publié une brochure de sensibilisation. Face à tant de détermination, le gouverneur de Bali les a reçues et s’est officiellement engagé à bannir ces sacs d’ici à la fin de cette année. L’aura des deux soeurs dépasse les frontières de leur île : plus de 1,3 million de personnes ont visionné leur conférence Technology, Entertainment
and Design (TED), et elles sont invitées à témoigner de leur expérience dans le monde entier.
A les rencontrer, à la sortie des classes, dans la maison de leurs parents qui ouvre sur un jardin luxuriant cerclé de rizières, on oublie la candeur de leur âge. Les deux adolescentes sont rompues aux interviews. « Les moins de 14 ans ne représentent peut-être que 25 % de la population mondiale, mais ils sont 100 % de l’avenir », déclament-elles.
Avant de préciser : « Changer l’état d’esprit des enfants est plus facile que de changer les habitudes des adultes qui ont grandi sans penser aux conséquences négatives du plastique dans les océans. Heureusement, on connaît désormais l’urgence à appliquer la règle des 3 R : Réduire (nos déchets), Réutiliser (les produits au lieu de les jeter), Recycler (les matières premières). » A l’évocation des promesses du gouverneur de Bali, le ton posé d’Isabel et Melati devient
houleux : « Il suffirait d’une loi, au niveau local ou national, pour interdire les sacs à usage unique et imposer, par exemple, des sacs en filet de coton réutilisables. Pourquoi cela prend-il autant de temps ? C’est trop frustrant. » LES POISSONS INGÈRENT LE PLASTIQUE L’enjeu est vital pour l’être humain : près de la moitié de la population mondiale dépend directement des océans pour sa subsistance (3) et le poisson est l’une des denrées alimentaires les plus échangées à l’échelle de la planète (4). Gede Hendrawan en est bien conscient. Directeur du groupe de recherche sur l’environnement marin et côtier à
l’université Udayana de Denpasar, il mène, depuis 2014, des recherches sur la pollution plastique marine. Les résultats énoncés par le professeur nous plongent dans l’abîme : « 80 % des détritus que nous avons récoltés au large de Bali sont composés de matière plastique, et 50 % d’entre eux mesurent moins de 0,2 millimètre. A cause des rayons ultraviolets et du sel de mer, ils se dégradent sous la forme de nanoparticules. Or, les poissons les ingèrent, car ils ne font pas la différence avec le plancton, à la base de leur chaîne alimentaire. » D’après lui, les « larmes de sirène » – comme on surnomme ces résidus – ont un impact négatif, non seulement sur la reproduction des poissons, mais aussi sur leur croissance. « Et dire que nous avons retrouvé entre 5 et 20 morceaux de plastique dans 100 % des estomacs des sardinelles analysées (une espèce de poissons très répandue autour de Bali), s’inquiète le scientifique. Au final, nous risquons de manger le plastique que nous jetons dans les océans. Ce qui
pourrait s’avérer néfaste pour la santé humaine. » Les emballages que l’on voit flotter à la surface des océans ou s’échouer sur la plage ne seraient ainsi que la partie émergée de l’iceberg.
Depuis le développement commercial, dans les années 1950, de cette matière issue de la pétrochimie, l’être humain est entré dans l’ère du tout jetable. A tel point qu’il est en train de plastifier la planète. En témoigne le « 7e continent ». Et les lugubres prévisions de la Fondation Ellen MacArthur : « Si rien ne change, les océans devraient contenir, d’ici à 2050, en poids, plus de plastique que
de poisson. » Le plongeur britannique Rich Horner en a déjà fait l’expérience. Début mars, dans une vidéo devenue virale sur la toile, il s’est filmé sur un site célèbre pour ses raies manta, à Nusa Penida, une petite île à l’est de Bali, entouré de sacs, bouteilles, gobelets, pailles, tubes, sachets à usage unique… Comme il le décrit en voix off : « So much plastic. » UNE DÉCHARGE À CIEL OUVERT
A écouter Enri Damanhuri, directeur du groupe de recherche sur la gestion de l’air et des déchets à l’Institut
technologique de Bandung, « le principal problème vient de l’absence, en Indonésie, d’un système de traitement des ordures digne de ce nom, système qui est à la charge des gouvernements locaux. En zone urbaine, seulement 70 % sont ramassées, et 40 % en milieu rural ». Le professeur pointe
également du doigt « l’habitude ancrée chez les habitants de jeter les emballages autour d’eux, comme à l’époque où les aliments étaient empaquetés dans des feuilles de bananier. Sauf que le plastique, devenu omniprésent, n’est pas biodégradable. » Selon l’étude qu’il a menée à Bali, 268 tonnes de détritus (plastique confondu) sont produites chaque jour. Sur ce total, 44 % finissent dans la nature, notamment dans les rivières et les fleuves qui se jettent dans les océans. 30 % sont brûlés, or le plastique dégage une fumée toxique. Et 26 % sont recyclés. Enracinés sur la décharge à ciel ouvert de Bali, les chiffonniers appelés les Pemulung
(au nombre d’environ 2 millions en Indonésie) sont le pre-
mier maillon de la chaîne de ce recyclage, en l’absence d’une logistique de tri à la source. Dans une odeur pestilentielle, sous la chaleur moite et le bourdonnement incessant des nuées de mouches, ils sélectionnent les emballages de plastique, le carton et le métal souillés. Une matière première qu’ils vendront à des intermédiaires du recyclage. Alors que la nature ne produit pas de déchets, l’être humain la marque de sa funeste empreinte. Direction le Citarum, le fleuve le plus pollué au monde (5). Telle une cicatrice, ce cours d’eau de près de 300 kilomètres balafre l’île de Java, avant de se jeter dans la mer du même nom, charriant ses immondices. Soucieux de lancer l’alerte, Gary Bencheghib, 22 ans, et son frère Sam, 20 ans, deux Français expatriés en Indonésie depuis leur enfance, ont pagayé sur le Citarum pendant quinze jours en août 2017. Leur embarcation de fortune : deux kayaks fabriqués à partir de bouteilles d’eau. Une façon ingénieuse de prouver que ce que l’on considère habituellement comme un détritus peut être une précieuse ressource. « L’idée était de prendre, à la source, le problème de la pollution plastique marine, explique Gary, parce que c’est là qu’on peut encore agir, avant que les déchets se dispersent et se désagrègent en mer. Grâce au pouvoir de l’image, nous voulions créer un choc visuel : à certains endroits du fleuve, il y avait tellement de déchets flottants qu’on ne pouvait même plus avancer. » Tout au long de leur expédition, menée sur 70 kilomètres, les deux frères ont réalisé des vidéos qu’ils ont postées sur le site internet et la page Facebook de leur association Make a Change World. L’ÉDUCATION EST LA CLÉ DU CHANGEMENT
« Les jeunes peuvent changer le monde dans lequel ils vont
vivre », estime celui que les riverains du Citarum ont baptisé « No plastic man » ! La preuve : après avoir vu leurs vidéos, le ministre de l’Environnement a annoncé, fin septembre, son intention de nettoyer le fleuve. Le directeur des affaires maritimes, puis le chef des armées lui ont emboîté le pas, jusqu’au président de l’Indonésie, Joko Widodo qui, en décembre, a pris l’engagement – présomptueux – de « rendre potable l’eau du fleuve, d’ici à 2025 ».
Cet hiver, 4 400 militaires ont été déployés pour coordonner ce chantier titanesque qui implique toute une collectivité : non seulement le gouvernement national et l’armée, mais aussi les gouvernements locaux, les industries qui rejettent leurs produits chimiques toxiques dans le fleuve jusqu’aux pemulungs et aux habitants riverains du Citarum et ses affluents. Chacun fait sa part, à l’instar d’Indra Darmawan. « Enfant, je me baignais dans le fleuve. Nous pêchions dans ses eaux limpides. Depuis les années 1990, la pollution l’a transformé en une poubelle aquatique géante », témoigne cet homme de 46 ans. En 2001, Indra Darmawan a
La matière plastique représente 80 % des déchets marins. D’ici à 2050, sa masse dans les océans pourrait être supérieure à celle du poisson
commencé à collecter le plastique qui recouvre le Citarum, tel un tapis. Autant vouloir vider la mer à la petite cuillère. Aussi a-t-il fondé une coopérative qui rassemble aujourd’hui 58 pemulungs. A bord de barques, ces pêcheurs attrapent à mains nues une nouvelle espèce envahissante. « Si les riverains prennent conscience de la valeur économique de ce matériau, ils ne le jetteront plus dans le
fleuve et feront un tri sélectif à la source », espère Indra Darmawan. Convaincu, lui aussi, que l’éducation est la clé du changement, il a créé, dans son quartier, un lieu dédié au zéro déchet, qui abrite un jardin d’enfants. Les petits sont sensibilisés au tri sélectif : une fois par semaine, ils sont invités à lui rapporter un sac rempli d’emballages de plastique qu’ils échangent contre une brique de lait. A travers l’Indonésie, un réseau de banques de déchets est d’ailleurs en pleine expansion. Les mères de famille les troquent contre de l’argent, le plus souvent, mais aussi du riz, de l’électricité ou même un accès aux soins.
UNE MONDIALISATION DE LA MOBILISATION
Car c’est tout un pays qui se noie dans le plastique. Jusqu’au petit archipel reculé de Pulau Seribu, situé dans la mer de Java, au nord de la capitale Jakarta. L’ONG Divers Clean Action, cofondée en 2015 par Swietenia Lestari, alors étudiante à l’Institut technologique de Bandung, s’est donné pour mission de nettoyer les fonds marins où elle a passé son enfance. Chaque trimestre, d’autres étudiants inscrits dans des clubs de plongée suivent le sillage de cette jeune fille de 23 ans lors de vastes nettoyages, notamment sur les récifs coralliens qui souffrent de cette prolifération. L’ONG de Swietenia Lestari fait aussi pression pour que les grandes enseignes de la mondialisation, comme KFC, interdisent les pailles à usage unique, cinquième déchet le plus ramassé en bord de mer (6) : « J’ai emmené le directeur du marketing faire une plongée sur l’île de Panggang pour qu’il expérimente, par lui-même, les dégâts de cette pollution. » On imagine sa conscience à jamais imprimée : face à la surpopulation de leur île, les habitants gagnent des terres en s’accaparant la mer. Ils aménagent des décharges marines dans lesquelles ils jettent leurs déchets retenus par des filets. A terme, ils consolident ces polders artificiels de plastique avec des coraux morts. Les sirènes n’ont pas fini de verser des larmes.
Face à cette pollution, les jeunes se mobilisent. Parmi leurs initiatives porteuses d’espoir : le nettoyage des plages et des fonds marins.
Sources :
(1) Jambeck Research Group.
(2) International Solid Waste Association (Iswa).
(3) Our Ocean.
(4) Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). (5) D’après le classement des ONG Blacksmith Institute et Green Cross. (6) Ocean Conservancy.