PIERRE MANENT
« Les Européens s’imposent une apnée morale et sont incapables d’agir »
Vous soulignez le contraste entre la suspension du jugement des Européens, lorsqu’ils considèrent des moeurs étrangères, et le ton accusateur qu’ils se plaisent à adopter à l’égard de leur propre héritage. Pourquoi une telle opposition ?
En passant d’hier à aujourd’hui, de la IIIe ou de la IVe à la Ve République actuelle, notre rapport à la diversité du monde a été bouleversé. Nous sommes passés de l’assurance, voire de l’arrogance, à la timidité, voire la pusillanimité ; de l’évidence de la perspective coloniale à l’évidence de son caractère inadmissible. Que s’est-il passé ? Suspendons un instant le jugement moral, regardons la dynamique politique. La République colonisatrice déploie ses principes et sa force vers l’intérieur et vers l’extérieur. La formation de la nation démocratique, du « commun » républicain, entraîne un immense déploiement d’énergie qui donne son caractère à cette période, pour le meilleur et pour le pire. Nous avons alors le vif sentiment d’organiser la prise en compte des besoins humains et sociaux d’une manière incomparablement supérieure à ce que l’on observe alors en Afrique ou en Asie. Bref, nous nous sentons inséparablement « meilleurs » et « plus forts ». Nous tenons la diversité du monde sous notre regard, pour le conquérir, le mettre en valeur et aussi le comprendre, l’inventorier. Quelques décennies plus tard, que voyons-nous ? Le ressort des nations européennes est brisé par l’épuisement consécutif à la Grande Guerre et le déshonneur consécutif aux années 1933-1945. La décolonisation change radicalement les termes du problème, car, comme la colonisation, elle est une dynamique. Elle n’établit pas un ordre démocratique juste ou normal après l’injustice ou la pathologie coloniale. Elle enclenche un mouvement opposé. Notre être collectif que nous ne voulons plus imposer aux autres – l’idée nous est devenue inconcevable –, voici que nous ne savons plus quoi en faire pour nous. Que vaut un ordre collectif que l’on a prétendu imposer aux autres par la force ? Alors, commence la grande rétraction des nations européennes. Nous procédons à un évidement méthodique de notre être intérieur. Tout ce qui est nôtre, nous le marquons du goudron du soupçon. Place à l’Autre ! Cela fait deux ou trois décennies que les populations européennes s’imposent une sorte d’apnée sociale et morale, elles n’osent pas respirer. D’où la décision de l’Europe de n’être rien que le lieu des droits de l’homme – vide de toute forme de vie propre – pour que l’Autre puisse y être tout ce qu’il est ou veut être. Cette posture qui se veut « progressiste » gouverne les affects de tous les citoyens ou presque, même s’ils regimbent aussi bruyamment que vainement.
Le sens du verbe « discriminer » a évolué. Longtemps, il signifiait distinguer et désignait une opération de l’esprit légitime. Puis s’est imposé en français le sens américain du mot. Quels sont les enjeux de ce glissement sémantique ?
Il y a une « discrimination », au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme, lorsque nous introduisons entre deux personnes une différence de traitement là où elle n’a pas lieu d’être. Par exemple, en refusant, à cause de son origine ethnique, de louer un logement à un candidat solvable. L’interdiction de la discrimination en ce sens précis est
Nous procédons à un évidement méthodique de notre être intérieur. Tout ce qui est nôtre, nous le marquons du goudron du soupçon
La hantise de la discrimination nourrit la méfiance sociale, qui tend à pénétrer tous les champs et ressorts de la vie collective
parfaitement justifiée même si elle peut être difficile à prouver. Le problème se complique quand le dispositif idéologique conduit à regarder la discrimination non comme une somme d’actes de discrimination, mais comme la tendance même de la société, et sa « vérité ». La société se regarde alors comme une société coloniale à l’intérieur d’elle-même, avec cette complication supplémentaire que colonisés ou discriminés ne sont pas seulement des populations allogènes, mais les femmes, les homosexuels, etc. La société apparaît alors à ses propres yeux comme un système de discrimination généralisée. Or, la vie sociale réclame nécessairement des discriminations, mais alors de bonnes discriminations, pour choisir ceux avec lesquels il sera bon et utile de travailler, ou de s’associer pour tel objectif, choix qui se fait en fonction de critères « objectifs et pertinents ». Le soupçon de discrimination au mauvais sens du terme pèse sur le devoir de discrimination au bon sens de celui-ci ! Chaque petite décision peut devenir l’occasion d’un délit grave, avéré ou soupçonné. De même que la femme de César ne doit pas seulement être innocente, mais insoupçonnable, il ne faut pas seulement éviter toute discrimination, il faut rendre la non-discrimination explicite et évidente. D’où la tendance à la discrimination de sens contraire, que l’on appelle positive. Je ne serais pas personnellement hostile à toute discrimination positive, si celle-ci signalait une attention aux nécessités sociales plutôt qu’à la rigueur de la règle abstraite. En tout cas, la hantise de la discrimination nourrit la méfiance sociale, qui tend à pénétrer tous les champs et ressorts de la vie collective. Il est difficile de comparer les gains de justice et les dommages à la confiance sociale que produit nécessairement la lutte contre les discriminations. C’est un enjeu majeur. Les règles de fonctionnement de nos institutions reposent de plus en plus sur la méfiance : elles présupposent la méfiance, l’entretiennent, l’organisent. La vie universitaire reposait sur la confiance réciproque entre pairs, elle dépend de plus en plus de règles si soupçonneuses qu’elles empoisonnent la vie collégiale.
Vous constatez que l’idée de nature ne fait plus partie du discours public autorisé. Comment l’expliquer ?
La « nature humaine » est une notion à la fois indispensable et d’un maniement difficile. Elle a été élaborée par la philosophie grecque dans une intention universaliste : les hommes vivent selon des coutumes différentes, mais ils partagent une même nature. La meilleure façon de vivre est celle qui est la plus conforme à leur nature, une nature qui se révèle dans le meilleur régime de la cité. Les Grecs ont eu le sentiment d’avoir découvert avec la vie civique, avec la cité, la forme de vie la mieux adaptée au déploiement des capacités humaines. Et donc, la vie selon la nature, c’est la forme de vie que peuvent connaître les hommes dans le meilleur régime de la cité. Cette idée ne nous est pas devenue entièrement étrangère. Pour la plupart d’entre nous aujourd’hui, la vie dans nos démocraties, c’est la vie dans laquelle notre nature peut se déployer librement. Il est vrai que nous n’usons pas du terme, que même nous le repoussons avec dédain : l’homme n’est pas un être de nature mais un être de culture, telle est la première leçon, et trop souvent la dernière, de la classe de philosophie. Pourquoi avoir rejeté cette idée ? En vérité, nous ne l’avons pas rejetée, nous l’avons retournée ou renversée. Pour les Grecs, la nature, c’est ce qui nous lie, nous relie, nous rassemble : c’est la force associante de l’être humain. Pour nous, modernes, c’est le contraire : la nature, c’est ce qui nous sépare, car nous sommes « naturellement » des individus séparés, et nous ne sommes réunis que par l’artifice des institutions, ou de la « culture ». Donc, l’énergie et l’autorité de la nature n’ont pas disparu parmi nous, mais elles se sont concentrées, et cachées, dans la seule réalité humaine que nous jugions naturelle, à savoir l’individu séparé titulaire des droits de l’homme. Cette réduction de la nature à l’individualité est la condition des accomplissements de la politique moderne, en particulier de la liberté moderne. Elle présente aussi un coût humain et social considérable. Aujourd’hui, l’individu titulaire de droits est la seule source, le seul porteur de légitimité. Institutions, associations, groupes ont été dépouillés de toute légitimité, sauf à se faire les instruments dociles des droits, c’est-à-dire, finalement, des désirs de l’individu. Nous ne savons plus ni dire, ni penser, ni éprouver la légitimité et la bonté intrinsèques des « sociétés instituées » dans lesquelles nous continuons pourtant de mener notre vie. Nous souhaitons « refaire du lien social » et rejetons la seule idée qui pourrait donner sens et contenu à ce lien : cette nature humaine associante dans laquelle nous trouvons nos biens et nos fins.
A l’action et ses exigences, vous opposez le charme qu’exerce la formule « laissez-faire » associée au libéralisme. La pensée libérale qui s’affirme au XVIIIe siècle est-elle responsable de la paralysie de l’esprit public aujourd’hui ?
Le jeu des idées, des passions, des institutions, des circonstances est très difficile à démêler. La même idée qui, dans certaines conditions, est constructive deviendra destructive dans d’autres. Les théoriciens qui ont élaboré les principes du régime libéral, et à cette fin, la notion de l’individu radicalement indépendant, n’imaginaient pas que l’on pût vivre dans une société qui n’aurait d’autre principe directeur que les droits de l’homme. Ils voulaient réformer des monarchies incapables d’assurer ordre et liberté, non pas vivre dans une « société liquide » ! Ne sous-estimons pas la performance politique du libéralisme. C’est en grande partie sous son inspiration que furent construites ces républiques représentatives protectrices des libertés publiques qui sont la grande réussite de la politique moderne, et que nous voyons aujourd’hui en danger. C’est que nos pères surent lier le
principe émancipateur, mais « dissociant », des droits de l’homme à des principes « associants ». L’émancipation de l’individu était inséparable de la formation d’une nouvelle « chose commune », la république dans le cadre national. La singularité de la situation présente, sa bizarrerie, c’est que nous prétendons nous réunir, « vivre ensemble », sur la base exclusive d’un principe qui est strictement séparateur et dissociant. Il est douloureux et comique d’observer comment nous faisons un effort, hélas couronné de succès, contre tout ce qui nous réunirait, nous rassemblerait. La langue française, par exemple. Voyez comme elle est chassée méthodiquement à la fois des institutions universitaires et des chantiers où l’exigence de parler et comprendre le français est jugée discriminatoire, et donc attentatoire aux droits de l’homme. N’incriminons pas le libéralisme. Paix aux mânes de Locke et de Montesquieu. C’est nous qui dévorons notre propre substance au nom d’une idée devenue folle.
Envisageons que cette tendance perdure dans les décennies à venir. Quelles en seraient les conséquences ?
Vous êtes optimiste, en parlant des décennies à venir ! La paralysie s’est installée en Europe, au niveau de l’Union européenne et à l’intérieur des différentes nations. De quelque côté que l’on se tourne, c’est échec et mat : entre le Royaume-Uni et l’Union, entre Barcelone et Madrid, entre les populistes et les partis respectables, entre Paris et Berlin… Cette paralysie de tous les agents politiques en Europe nous jette dans une situation d’autant plus intenable que, hors d’Europe, des géants s’ébrouent et s’étirent. L’Union devait nous donner la force qui manque aux nations séparées ; le président Trump parle, le lendemain les plus grandes entreprises européennes annoncent qu’elles se retireront d’Iran à moins d’une grâce américaine. Pourquoi les autres agissentils – judicieusement ou sottement, mais enfin ils agissent – et pourquoi nous, les Européens, sommes-nous de plus en plus incapables d’agir ? Pourquoi sommes-nous les seuls agents dont les jarrets sont coupés ? Les grandes décadences ont toujours quelque chose d’énigmatique, mais je crois que, si nous sommes paralysés, c’est d’abord par l’idée du juste qui nous domine, l’idée de ce qui est juste et légitime, et qui se ramène à la légitimité exclusive des droits individuels. Nous ne croyons pas réellement que nous ayons le droit de faire quelque chose pour l’utilité ou l’honneur d’une chose commune, de décider et d’accomplir quelque chose pour l’utilité ou l’honneur de notre pays ou de l’Union. Nous nous sommes à ce point rétractés, empêchés de respirer, mis dans la dépendance de l’Autre, que nous sommes devenus incapables d’agir politiquement à l’intérieur et à l’extérieur. Or précisément, l’Autre agit, l’Autre est en mouvement, l’Autre nous bouscule… Le temps nous est compté.