NETFLIX, LE NOUVEL HOLLYWOOD Enquête
Alors qu’elle vient brièvement de dépasser Disney en valorisation boursière, la plate-forme de streaming payante poursuit sa fulgurante ascension. Jusqu’à chambouler l’ordre établi dans l’industrie cinématographique, notamment en France. Enquête sur la florissante entreprise américaine à l’origine d’une révolution tranquille dans le septième art.
Vous voulez savoir ce qui ne va pas à Hollywood ? Un réalisateur comme Martin Scorsese qui ne trouve personne, pendant huit ans, pour faire son film. » Confortablement assis dans la suite d’un palace de Rome où il nous reçoit, Ted Sarandos, le charismatique directeur des programmes de Netflix, met rapidement le doigt sur la plaie. C’est, en effet, le géant du streaming payant qui produit The Irishman, la nouvelle fresque criminelle du réalisateur américain oscarisé. Outre un casting en béton armé (Robert De Niro et Al Pacino en têtes d’affiche), le film dispose d’un budget estimé à 140 millions de dollars. Et pourtant. Jusqu’à ce que Netflix lui signe ce chèque record, Scorsese semblait condamner à voir The Irishman maintenu à l’état de projet rejeté par les autres studios. Le film sortira en 2019, sur la plate-forme de streaming avant d’être éventuellement projeté dans une salle. « Il faut bien que les nouvelles voix, les différents regards soient soutenus d’une manière ou d’une autre, affirme le réalisateur. Le plus important, c’est de continuer de faire des films. » Cette phrase, prononcée au micro de France Info par Scorsese au dernier Festival de Cannes, où il était l’invité d’honneur de la Quinzaine des réalisateurs, a été l’un des nombreux soufflets donnés au visage de cette manifestation, qui fêtait ses 71 ans. Ses organisateurs n’ont-ils pas banni de la compétition officielle l’intégralité des films de Netflix, qui refuse de réserver la diffusion de leurs productions aux salles obscures avant de les mettre en ligne sur sa plate-forme ? Cette année, 86 films produits par Netflix sortiront, et aucun n’a donc eu le droit de concourir sur la Croisette.
TRANSFORMER LES HABITUDES DES SPECTATEURS
Pour comprendre cette guerre de tranchées que se livrent Netflix et le Festival de Cannes, il faut revenir en arrière. Netflix, fondé en 1997 par Reed Hastings, se contentait d’être un service de location de DVD par correspondance, puis un pionnier dans le business de la série en lançant son service de streaming en 2007. Mais le réel changement a été amorcé en 2011 : avec l’achat de contenus originaux réservés aux abonnés. En proposant simultanément tous les épisodes d’une même saison et en ne faisant souffrir ses abonnés d’aucune publicité, la plate-forme de Reed Hastings a su transformer les habitudes de consommation des téléspectateurs – notamment américains. Autre tour de force : avoir développé les productions régionales. « En ce moment, nous tournons dans plus de 17 pays, affirme Reed Hastings lors de notre interview à Rome. Et d’autres colla--
borations sont à venir dans de nouvelles régions : le tournage de notre première série arabe débute cette année. » Ces productions « locales » sont le fer de lance de Netflix. Car dans le sillage des succès détonants de leurs séries américaines comme Orange is the New Black ou Stranger Things, des oeuvres d’autres pays parviennent à atteindre
la même popularité. En témoignent la britannique Black Mirror (que Netflix a repris dès la saison 3) ou La Casa de Papel en Espagne. « Nous pouvons distribuer des séries ou des films avec une fibre régionale à une audience mondiale,
continue Ted Sarandos. Et nous passons au-dessus des problèmes de distribution : ces mêmes problèmes qui peuvent parfois plomber la réussite d’un film. Comme Valerian de Luc Besson : c’était très audacieux comme projet, mais extrêmement compliqué à promouvoir. Sur Netflix, le film aurait connu plus de succès. »
RESSUSCITER DES GENRES DÉLAISSÉS PAR LE CINÉMA
Ce n’est pas un hasard si Sarandos évoque le blockbuster européen de Besson, gros échec au box-office mondial. Certes, la plate-forme de streaming s’est fait une réputation en produisant des séries de tout genre et de tous pays, en développant des ponts avec le cinéma (les séries de super-héros Marvel, sur le modèle de la saga cinématographique de Disney) ou en ressuscitant des genres délaissés par le grand écran (la mini-série western Godless ou la série de science-fiction The
Expanse). Puis, en 2015, Beasts of No Nation est arrivé sur Netflix. Premier long-métrage entièrement produit par la plate-forme. Deux ans plus tard, en 2017, deux films Netflix étaient sélectionnés à Cannes : Okja et The Meyerowitz Stories. En avril de la même année, le géant américain annonçait que les longs-métrages ne seraient pas diffusés en salles et provoquait l’ire du gratin cannois. « L’invitation qui avait été faite à ces deux
films a causé une vive tension avec les salles de cinéma, nous raconte Thierry Frémaux, directeur délégué du Festival de Cannes. Cela a conduit le conseil d’administration de Cannes à voter une nouvelle règle interdisant la participation en compétition d’un film qui ne sortirait pas en salles – ce qui visait les films de Netflix. Appliquée cette année, cette règle nous a valu de nombreuses critiques, venues en particulier de la presse américaine et sans que personne en France ne défende le festival et le modèle culturel dont il se fait porteur. » Cannes, mai 2018. Déclaré persona non grata par les organisateurs, Netflix décide de jouer les trouble-fête en noyant l’édition sous une cascade d’annonces. Une offensive qui a débuté, quelques jours avant l’inauguration, par une rumeur sur l’éventuelle acquisition par le site de streaming des droits de diffusion du film d’ouverture, Everybody Knows. Un insolent coup de semonce suivi par l’arrivée au sous-sol du palais des Festivals, là où se tient le marché international du film, de 28 acheteurs envoyés par la firme pour garnir un peu plus son catalogue. Ensuite, pas un jour n’a passé sans que tombe une information achevant de mettre sur l’orbite du succès la société américaine. Une série à rebondissements qui a atteint son point d’orgue, le 24 mai, lorsque la valorisation boursière de Netflix a brièvement dépassé celle de Disney avec 152 milliards de dollars… De leur côté, dans le match Netflix contre Cannes, les médias ont effectivement rapidement – et quasi unanimement – déclaré le premier vainqueur par K.-O.
Aujourd’hui, alors que Netflix est disponible dans 190 pays, le directeur financier David Wells a annoncé que les abonnés disposeraient en 2018 « d’environ 700 programmes originaux ». Autant de créations qui seront potentiellement vues par les 125 millions d’abonnements Netflix – et donc les 300 millions de spectateurs qui y sont rattachés, les différents membres d’une famille nombreuse pouvant utiliser simultanément le même compte sur leurs différents appareils.
“Le film « Valerian » de Luc Besson aurait connu plus de succès sur Netflix car nous passons au-dessus des problèmes de distribution” Ted Sarandos, directeur des programmes de Netflix
« Netflix est à 100 % du côté de ses abonnés. Nous voulons aller là où l’audience se trouve car nous pensons que le but des artistes, c’est d’être vus, d’être consommés, nous explique Ted Sarandos. Sur les neuf films nommés aux Oscars cette année, si l’on compte toutes les projections faites, ces films ont été joués devant plus de 600 millions de sièges vides. Même les films populaires, comme Black Panther, sont majoritairement projetés devant des salles vides au bout de la troisième ou quatrième semaine d’exploitation… » Et de poursuivre à l’intention du Festival de Cannes : « Je ne suis pas du tout antisalles de cinéma. J’adore y aller. En 2017, nous avons accepté de projeter 33 films dans 40 villes différentes. Mais la France est le seul pays au monde où la chronologie des médias est aussi sévère. Thierry Frémaux n’était pas obligé de prendre cette décision. Mais son conseil d’administration étant majoritairement composé d’exploitants de salles, il n’a pas eu le choix. Personnellement, je pense que c’est une insulte pour les réalisateurs et pour l’art cinématographique en général. »
« Exploitants de salles ». Le mot est lâché. Via leur Fédération nationale des cinémas français, ce sont eux qui ont poussé le Festival de Cannes à revenir sur sa décision de 2017 et à ne plus programmer de films Netflix en compétition officielle. Parmi eux, notamment, Guy Verrecchia, 77 ans, président du groupe UGC, président du Blic (Bureau de liaison de l’industrie cinématographique) et coprésident de l’API (Association des producteurs indépendants) qu’il représente au sein du Conseil d’Administration de Cannes. Le même Guy Verrechia qui, grand visionnaire en son époque, déclarait en 2009 que la 3D ne marcherait jamais car elle « tirait le cinéma vers le parc d’attractions » et que le numérique était « un marché de dupes » promu par « la pensée unique ». On ne sait rien de l’intensité des négociations qui ont eu lieu en coulisses à l’époque, mais le site anglais ScreenDaily affirmait en avril dernier que Thierry Frémaux avait failli perdre son travail. Pour les exploitants, une seule loi prévaut, celle de la chronologie des médias à la française : exploitation en salles, puis en vidéo quatre mois plus tard, puis sur les chaînes payantes un an après, environ deux ans après sur les chaînes gratuites, et trois ans après sur les plates-formes de streaming payantes comme Netflix ou Amazon. Or, de plus en plus d’acteurs importants du secteur du cinéma rejoignent le directeur de programme de Netflix et estiment cette position intenable à terme.
En 2018, 8 milliards de dollars auront été investis dans la production et l’achat de contenus originaux, dont 86 longs-métrages
Le réalisateur belge Fabrice Du Welz, qui a sorti l’an dernier son premier film américain – le thriller urbain Message from the King – dans les salles françaises et sur
Netflix dans le reste du monde nous confie : « Le cinéma français est aux mains des exploitants, et ces derniers font tout pour que le public n’ait accès qu’à deux genres de films : les gros blockbusters hollywoodiens débiles et les comédies françaises insipides. Si la seule alternative qu’il me reste, c’est Netflix ou Amazon, je n’aurai aucun problème à aller bosser avec eux. Et je n’ai qu’une chose à répondre aux gens qui se mettent à pleurer parce que ces films ne sortent pas en salles : mon film Message from the
King, qui avait une sortie en salles en France, les exploitants n’en ont même pas voulu. J’aurais préféré qu’il sorte également sur Netflix en France. Les Français sont en train de passer complètement à côté du bouleversement actuel, tout ça par pure hypocrisie. D’un côté, on nous vante l’exception culturelle, le pays du cinéma et la grandeur de la culture. De l’autre, on perpétue un système qui organise le règne sans partage de Franck Dubosc et de Kad Merad dans les salles de cinéma. Donc c’est à nous, réalisateurs, de nous adapter si nous voulons survivre. Scorsese, qui a survécu à tout, et qui est dans le business depuis près de cinquante ans, s’adapte bien, lui. » De l’autre côté de l’Atlantique, le système hollywoodien, s’il ne fonctionne pas de la même manière, n’est pas vraiment mieux loti : lui qui semble ne plus produire que de grosses franchises aux budgets démesurés qu’il transforme en marques déclinables à l’infini, comme le fait Disney avec Marvel et les nouveaux Star Wars. Florent Emilio-Siri, réalisateur français du film de guerre L’Ennemi intime, du biopic Cloclo, mais aussi de la série
Netflix Marseille – la première série française produite par la société –, analyse les racines de ce changement :
« Le marché de la salle est devenu très compliqué depuis une dizaine d’années pour les créateurs qui veulent faire quelque chose d’original. A cause de la crise financière de 2008, les studios se sont peu à peu séparés de leurs satellites, de plus petites compagnies qui leur permettaient de produire des petits ou des moyens films à moindre coût. Du coup, il n’y a plus que des grosses machines à gros budget dans les salles… et les boîtes comme Netflix récupèrent peu à peu les talents. »
UNE ALTERNATIVE POUR LES RÉALISATEURS
Ce sentiment est très prégnant chez les réalisateurs, qui ne veulent pas se laisser étouffer par le système et veulent
continuer de créer des oeuvres portant leur patte. « Le business plan de Netflix profite d’un contexte extraordinairement bénéfique, confirme Thierry Frémaux. Hors de ces deux extrêmes hollywoodiens, les films des grands auteurs ont du mal à se faire. Et ils se sont engouffrés dans la brèche en offrant à ces auteurs des millions de dollars pour faire la même chose mais pour un autre public : celui qui ne va plus au cinéma ou celui des jeunes scotchés à leurs écrans de smartphone. » Ces réalisateurs que Ted Sarandos et Reed Hastings ont réussi à séduire, ce sont les grands noms d’Hollywood. « Damien Chazelle, Alfonso Cuaron, David Fincher, Martin Scorsese, Paul Greengrass, Guillermo Del Toro…
Et je peux continuer longtemps comme ça, plaisante, extatique, Sarandos. Si je suis la logique du Conseil d’Administration du Festival de Cannes : leurs films, parce qu’ils sont sur Netflix, ne sont pas des films ? »
UN ART DE LA PROVOCATION TEINTÉ D’ARROGANCE
David Fincher, réalisateur de grands films de studios qui ont marqué leur époque comme Seven ou The Social Network, tourne aujourd’hui des séries pour Netflix (House of Cards, mais aussi le récent Mindhunters). Il s’est affiché très remonté contre les salles de cinéma qui, selon lui, ont laissé la situation se déliter pendant des années pour se concentrer sur la vente de pop-corn, de friandises et de boissons. A l’automne dernier, il déclarait ainsi à nos confrères du magazine So Film : « 70 % des salles de cinéma sont d’une qualité médiocre. […] Et aussi, quand des critiques français disent que pour que l’on considère un film comme un vrai film, il doit être vu dans une salle de cinéma, mais que cela signifie de le voir dans une salle merdique avec un écran minuscule et des enceintes qui grésillent, c’est n’importe quoi. Si Netflix fait fermer cette salle, ça ne me dérange pas du tout. » L’entreprise de Reed Hastings a donc réussi à se mettre dans la poche les créatifs, et cela devrait perdurer pour peu que son fameux algorithme qui analyse les goûts et les habitudes des spectateurs ne débouche pas à la longue sur un formatage de leurs contenus aux dépens de l’inventivité et de l’originalité.
Si Netflix ne souhaite pas « la mort des salles » comme l’en accusait l’an dernier le distributeur français Jean Labadie, il souhaite clairement bouleverser l’ordre établi. Et montrer qui est le nouveau patron. Fabrice Du Welz, qui est allé visiter l’immeuble Netflix à Los Angeles en témoigne : « Leurs locaux sont impressionnants : ils ont construit en plein coeur d’Hollywood une espèce d’étoile noire sortie du sol, qui domine toute la vallée et qui dit un gros “merde” à tous les studios alentour. » Leurs tentatives d’acheter un certain nombre de films projetés à Cannes cette année dénotent aussi, de la part de Netflix, d’un certain art de la provocation teinté d’une touche d’arrogance. Et il se dit également que le géant du streaming devrait finir par acheter des salles de cinéma pour pouvoir y projeter ses productions. Mais les choses risquent de se normaliser et de s’apaiser à terme, comme nous l’explique Florent Emilio-Siri : « De toute façon, on est dans une période de transition pour tout le monde, pour les spectateurs, mais aussi pour les producteurs de contenus. Et c’est pour cela qu’il y a autant de crispations autour de ça, y compris à Cannes. Je pense que Netflix, en se développant de plus en plus, va muter et s’adapter à son tour. » Une vision que semble partager Thierry Frémaux, qui tente de faire progresser le festival tout en composant avec une myriade d’acteurs aux intérêts divergents : « Dans le passé, les grands studios ont fini par respecter l’exception culturelle française. Et ce sera le cas des grandes sociétés comme Netflix car elles n’ont pas pour ambition, ni pour intérêt, de la détruire. Avec Pierre Lescure (président du Festival de Cannes, ndlr), nous dialoguons avec eux car il est évident que le surgissement de ce nouveau monde change la donne. Il faut accepter le débat, Cannes le fait. » Finalement, pour survivre, Cannes sera bien obligé de se caler sur le comportement des autres grands festivals internationaux que sont Venise, Telluride, Toronto ou Berlin, qui accueillent les films de Netflix et de ses semblables sans états d’âme. Et de son côté, Netflix devrait finir par contribuer aux industries cinématographiques des différents pays où ils sont diffusés en leur reversant un pourcentage de ses revenus, comme vient d’ailleurs de lui intimer une décision de justice allemande. « Les choses vont évoluer, conclut Thierry Frémaux. Netflix va changer, Cannes va changer. 2017 et 2018 ont été le premier et le deuxième épisode : un accord suivi d’un désaccord. Rendez-vous pour le troisième volet. » Un dénouement qui devrait arriver plus tôt que prévu. En nous quittant à la fin de notre entretien, Ted Sarandos, malicieux, nous lance : « On se revoit bientôt, j’espère… L’année prochaine à Cannes ? »
Face au trublion Netflix, les studios traditionnels et les festivals ronronnants ont été contraints d’évoluer et de s’adapter