CINÉMA et l’apostrophe de J.-Ch. Buisson
Au-delà de ses fonctions sportive, divertissante et spectaculaire, l’univers du ballon rond peut receler des histoires qui disent beaucoup sur la nature humaine.
CHERS FOOTBALLOPHILES, CHERS FOOTBALLOPHOBES, les semaines prochaines vont être agitées pour les uns et les autres. Des noms d’oiseaux seront échangés entre vous, des disputes déclenchées, des ruptures précipitées, des divorces prononcés. Parmi les arguments des allergiques au rond de cuir reviendra sur la table le sempiternel adjectif « abêtissant » supposé caractériser ce sport où 22 millionnaires-mercenaires tapent chacun son tour dans un ballon le temps d’un film pour enrichir des sponsors, des agents et des chaînes de télévision. D’où l’étonnement faussement benoît de ces mêmes esprits forts à constater que des êtres aussi intelligents qu’Alain Finkielkraut ou Edgar Morin (après Camus, Péguy, Pasolini et bien d’autres) s’enthousiasment puérilement pour des compétitions comme la Coupe du monde. Shakespeare n’écrivait-ils pas lui-même dans Le Roi Lear : « Toi, méprisable joueur de football » ?
A ceux-là, on ne saurait trop conseiller la lecture d’un récit saisissant dont le titre à lui seul est une preuve de vie culturelle : La Nuit des maudits (Fayard). Car y a-t-il plus littéraire, plus romanesque que la figure du maudit ? Voir le film de René Clément sur les collabos, les rois de Maurice Druon, le roman diabolique de Joyce Carol Oates, la magistrale nouvelle de Chesterton, etc. En l’occurrence, les maudits dont parle Karim Nedjari sont les six joueurs de l’équipe de France de football qui, en mai 1998, furent écartés de la sélection des Bleus qui allait remporter la Coupe du monde. La description des heures ayant précédé et suivi le moment où ils apprennent leur éviction ; l’impact que cet instant – vécu comme une injustice, une punition ou un scandale – a eu sur leur carrière et leur vie ; ses conséquences psychologiques sur les chanceux ayant, eux, échappé au couperet : étayé par des témoignages inédits, ce texte superbement écrit et mis en perspective (sociologique, sociale, voire politique) relève moins de la chronique sportive que du roman quasi policier, de la comédie amère, de la tragédie grecque. Tout ce qui fait l’homme noir (sa bassesse, son hypocrisie, son aveuglement, sa cruauté, son refus du sacrifice, son esprit de revanche, son incapacité au pardon, son individualisme) et parfois sa noblesse d’âme (voir l’élégance de Lamouchi, l’humilité de Laigle, la lucidité de Djetou) est évoqué. Sans jugement, sans moraline, sans leçon. Factuellement. Brutalement. Abruptement. Et on se dit que le foot, c’est plus que du foot. Et on regardera la Coupe du monde en Russie, terre de drames éternels. Post-apostrophum : au fond, comme le disait Groucho Marx, « l’ennui, c’est que nous négligeons le football au profit de l’éducation ».