LE RÈGNE DU TOUT-À-L’EGO
Narcisse über alles. » Tel semble être le mot d’ordre d’une humanité débarrassée de toute transcendance, donc libre d’adorer ses reflets indigents. Deux touristes australiens sur les côtes portugaises s’essayaient au selfie en haut d’une falaise. La chute survint, la mort aussi ; ainsi s’achève l’« amor sui ».
Que l’egolâtrie soit l’esprit du temps, l’épidémie de peste buboselfique en témoigne. Pas un lieu du globe qui ne serve de décor à des bipèdes hilares en mal d’identité. Pas un événement, même tragique, qui ne puisse être le support d’une soif cupide de notoriété. Partout, les ego réduits à leurs déjections imagées inondent écrans et réseaux. Ils y mendient en vain le désir de l’autre. Ils pensent y trouver la substance qui leur manque, et remédier ainsi à leur indigence ontologique.
« Cogito ergo sum », disait Descartes, « Selfie ergo sum », balbutient nos contemporains.
« Ergo non sunt », faudrait-il ajouter puisque les images sont par définition mirages, donc néant. En 1859, Baudelaire avait déjà résumé l’affaire, commentant l’engouement pour la photographie naissante : « A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image […]. D’étranges abominations
se produisirent. » Elles n’ont plus rien d’étrange : nous baignons dans les egolatrines.