Le Figaro Magazine

LE RÈGNE DU TOUT-À-L’EGO

- Paulin Césari

Narcisse über alles. » Tel semble être le mot d’ordre d’une humanité débarrassé­e de toute transcenda­nce, donc libre d’adorer ses reflets indigents. Deux touristes australien­s sur les côtes portugaise­s s’essayaient au selfie en haut d’une falaise. La chute survint, la mort aussi ; ainsi s’achève l’« amor sui ».

Que l’egolâtrie soit l’esprit du temps, l’épidémie de peste buboselfiq­ue en témoigne. Pas un lieu du globe qui ne serve de décor à des bipèdes hilares en mal d’identité. Pas un événement, même tragique, qui ne puisse être le support d’une soif cupide de notoriété. Partout, les ego réduits à leurs déjections imagées inondent écrans et réseaux. Ils y mendient en vain le désir de l’autre. Ils pensent y trouver la substance qui leur manque, et remédier ainsi à leur indigence ontologiqu­e.

« Cogito ergo sum », disait Descartes, « Selfie ergo sum », balbutient nos contempora­ins.

« Ergo non sunt », faudrait-il ajouter puisque les images sont par définition mirages, donc néant. En 1859, Baudelaire avait déjà résumé l’affaire, commentant l’engouement pour la photograph­ie naissante : « A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image […]. D’étranges abominatio­ns

se produisire­nt. » Elles n’ont plus rien d’étrange : nous baignons dans les egolatrine­s.

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