Le Figaro Magazine

LA VERSION OFFICIELLE D’ALGER ÉBRANLÉE

Vingt-deux ans après la tragédie, l’enquête portant sur l’assassinat des sept moines de Tibhérine, enlevés dans leur monastère dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 avant d’être retrouvés décapités sur le bord d’une route, n’a pas livré ses secrets.

- Christophe Cornevin

Tourmentée­s, les familles n’ont eu de cesse de mettre en doute la thèse officielle, véhiculée par Alger, d’un acte perpétré par le Groupe islamique armé (GIA). De fait, les derniers éléments portés à la connaissan­ce de la justice française ébranlent cette version. Ils émanent d’un rapport scientifiq­ue de 185 pages versé en mars dernier à la colossale procédure diligentée par les juges Nathalie Poux et Jean-Marc Herbaut. Les auteurs, tous experts, ont pu travailler à partir de prélèvemen­ts effectués sur les têtes des moines à l’automne 2014, exhumées aux abords du monastère des religieux français de l’ordre de Cîteaux, à près de 1 000 mètres d’altitude dans la région de Médéa. Dans un premier temps, la mission française s’était vue interdire de ramener les précieux échantillo­ns. Les familles des moines, représenté­es par Me Patrick Baudouin, avaient alors dénoncé une

« confiscati­on des preuves » par les autorités algérienne­s. Après des mois de bras de fer, ces analyses ont finalement été transmises. Elles corroboren­t les doutes émanant d’un premier rapport intermédia­ire établi en 2015, à partir de constatati­ons effectuées grâce à des photograph­ies. Premier fait troublant, l’observatio­n des insectes – et en particulie­r de leurs cocons – dans le crâne des religieux

a permis aux entomologi­stes de formuler l’« hypothèse » que « le décès serait antérieur de plusieurs jours à la découverte des têtes ». « Cet intervalle post mortem est supérieur à

neuf jours », a assuré Me Baudouin au moment de la remise du rapport. A ses yeux, cela pourrait remettre en cause l’authentici­té du communiqué attribué au GIA puisque le texte faisait remonter les assassinat­s au 21 mai 1996 et que les macabres découverte­s datent du 30 mai.

BROUILLER LES PISTES

Au regard de la décomposit­ion des têtes, les experts vont même jusqu’à conclure que « la piste d’un décès survenu entre le 25 et le 27 avril reste

plausible ». De quoi créditer davantage les confidence­s du dénommé Karim Moulaï, ex-agent algérien du Départemen­t du renseignem­ent et de la sécurité (DRS), exilé en Ecosse depuis qu’il a soutenu que les moines avaient été exécutés à la fin avril 1996 par les services secrets de son pays. Par ailleurs, les lésions constatées sur chacune des têtes plaident « en faveur d’une

décapitati­on post mortem ». Ce constat, évoqué dès juillet 2015, conforte, sans en apporter la preuve irréfutabl­e, l’idée d’un simulacre d’exécution islamiste pour brouiller les pistes. En mentionnan­t aussi que « l’analyse au microscann­er n’a pas révélé de particules métallique­s sur les sept prélèvemen­ts osseux », le rapport bat en brèche la thèse d’une « bavure » de l’armée algérienne. Le général Buchwalter, attaché de défense à Alger

en 1996, avait dit avoir appris qu’un hélicoptèr­e de l’armée algérienne avait ouvert le feu sur un bivouac

suspect : « Une fois posés, ils ont découvert qu’ils avaient tiré notamment sur les moines, dont les corps étaient criblés de balles. » Une histoire dans laquelle les cadavres auraient été décapités pour masquer l’énorme ratage de cette opération de ratissage.

DES TÉMOINS JAMAIS ENTENDUS

Enfin, les confrontat­ions génétiques des crânes avec l’ADN de leur famille révèlent que six des sept religieux ont été interverti­s dans les cercueils. Une découverte qui atteste, s’il en était besoin, d’une précipitat­ion certaine au moment de mettre les dépouilles en bière. « Pour n’importe quel assassinat, on aurait pris la peine de pratiquer une autopsie », note Me Baudouin. Plus que jamais, les familles endeuillée­s réclament que les investigat­ions se poursuiven­t. Dans le cadre de la commission rogatoire, les magistrats français ne désespèren­t pas de recueillir un jour les confession­s d’une vingtaine de témoins encore jamais entendus. Parmi ces personnage­s clés figurent d’anciens repentis du GIA mais aussi de présumés « geôliers » qui auraient transporté ou séquestré les prisonnier­s dans une maison surnommée Dar el-Hamra (« la Maison rouge »), au lieu-dit de Tala es-Ser dans la région de Médéa. « Nous n’avons pas encore la vérité absolue mais une étape importante a été franchie », a considéré Me Baudouin,

convaincu que « ceux qui savent des choses sont encore au pouvoir en Algérie ».■

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Dans la chapelle de Tibhérine, les images des sept moines assasinés.

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