Le Figaro Magazine

ÉRIC NAULLEAU / ROBERT REDEKER

Faut-il regarder la Coupe du monde ?

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio et Paul Sugy

Adolescent, Eric Naulleau a joué avant-centre tandis que Robert Redeker était ailier. Pour « Le Figaro Magazine », l’essayiste et le philosophe confronten­t leur vision du football contempora­in.

Le match intellectu­el de ce début de Coupe du monde.

Robert Redeker, votre livre s’intitule Peut-on encore aimer

le football ? Vous-même, aimez-vous le foot ? Et regardezvo­us les matchs de la Coupe du monde ?

Robert Redeker – Oui, je les regarde ! Mais qu’est-ce que cela veut dire, aimer le football ? Pour moi, ce sport est associé à de nombreux souvenirs d’enfance, en particulie­r de complicité avec mon père. Mes parents étaient allemands, tandis que j’ai toujours été très attaché à la France : cela a occasionné des soirées assez vives, les soirs où la France jouait contre la RFA ! Ensuite, pourquoi ce livre ? Eh bien simplement parce qu’il y a des choses qui me déplaisent beaucoup dans le football. Je pose la question de la possibilit­é d’un « amour » du foot. Que signifie ce mot ? En réalité, on aime rarement le foot : on est passionné par ce sport, au sens où l’on est affecté par lui, au sens d’une passivité qui est le contraire de l’attitude active. Dans l’amour au contraire, il y a quelqu’un en face dont on attend une réponse. Je suis donc un passionné de football, mais je ne peux pas dire que je l’aime ! Et vous, Eric, vous ne vous lasserez jamais du football…

Eric Naulleau – Sur un plan personnel, je vis aujourd’hui encore sur le stock de passions que j’ai accumulées lors de mon enfance et de mon adolescenc­e, c’est-à-dire le rock, la littératur­e et le foot ! J’exploite donc ce gisement inépuisabl­e, dont le football fait pleinement partie. Je regardais souvent les matchs de foot avec ma grand-mère, qui n’y connaissai­t rien et se laissait finalement gagner par mon agitation. Et ce que je dois dire, c’est que le football n’a jamais émis autant de lumière qu’aujourd’hui : c’est spectacula­ire, les joueurs sont bien supérieurs sur le plan athlétique, les matchs vont bien plus vite. Cependant, qui dit lumière dit aussi ombre ; le football-business règne désormais sans partage. Je comprends donc les réserves de Robert Redeker. Mais ce football tant dévoyé, ce football impur, Robert Redeker le regarde quand même !

Robert Redeker – Je crois que je suis un peu schizophrè­ne. J’ai toujours cru qu’il fallait, ainsi que je l’ai appris de la lecture de Platon, penser contre soi-même : écrire, c’est écrire contre soi, et je ne peux pas m’empêcher d’écrire contre mes propres passions (ou vices, si le sport en est un), un peu sous la forme d’une confession.

Eric Naulleau – J’espère que vous n’allez pas jusqu’à marquer contre votre camp, tout de même !

Eric, vous parlez des années 1980 comme d’un âge d’or. Qu’est-ce qui a changé ? L’argent a-t-il pris trop de place dans le sport ?

Eric Naulleau – En tant que supporter, et même comme supporter chauvin, j’ai assisté dans les années 1980 à de grands changement­s. Tout d’abord, on a vu la France commencer à gagner, et même remporter un titre en 1984. On a vu aussi Saint-Etienne devenir un immense club ! Ils ont d’ailleurs ouvert la voie, et Bastia s’y est engouffré par la suite. Puis, on a vu émerger des figures auxquelles on pouvait s’identifier : c’était le début du football people. Il y avait en particulie­r Dominique Rocheteau, footballeu­r aux allures de rock star : il ne pouvait plus aller au restaurant sans que les filles se jettent sur lui. Bref, notre idéal. Et on a vu ensuite apparaître tous les maux du football : les premiers cas de dopage, le début du règne de l’argent. Evidemment, si l’on compare avec maintenant, cela fait sourire ! Mais c’était le début d’une rupture. Les dernières digues ont sauté avec l’arrêt Bosman en 1995, qui a supprimé les quotas de nationalit­é dans les clubs sous prétexte que c’était contraire à la libre circulatio­n des travailleu­rs.

Robert Redeker – L’arrêt Bosman, et l’apparition d’une première chaîne à péage, Canal+, qui captait les droits télé sur le football ! Avant ces ruptures, le foot se vivait principale­ment dans les stades. Le foot de haut niveau était pratiqueme­nt invisible, les matchs télévisés restaient rares. Depuis, le modèle économique a changé du tout au tout : il y a les droits télé, mais aussi les maillots et les produits dérivés, supports d’un certain fétichisme, les tournées de promotion des grands clubs… Est-ce le foot qui a changé ou tout simplement le monde ?

Robert Redeker – Le foot spectacle a un rôle dans l’adaptation des mentalités aux changement­s du monde.

Eric Naulleau – Ce que l’on dit du football est en effet vrai de beaucoup d’autres choses : ce sport reflète en grande partie la marche du monde en général, et la dérégulati­on en particulie­r. Seulement, nous l’avions découvert avec un esprit d’enfance : cela rend encore plus difficile d’accepter ces changement­s. Le football que nous avons connu n’existe, hélas, plus. Ne seriez-vous pas finalement un peu réactionna­ire ?

Eric Naulleau – En fait, j’ai eu la chance d’avoir eu le bon âge au bon moment, à savoir 16 ans en 1977. Au moment idéal pour assister à l’épopée stéphanois­e, pour voir apparaître

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