Le Figaro Magazine

LECTURE / POLÉMIQUE

Esprit républicai­n, es-tu là ?

- Eugénie Bastié

On ne déplace pas un dieu sans que cela fasse du

bruit » : la formule est d’Edgar Quinet, historien anticléric­al et père de la IIIe République. Elle résume parfaiteme­nt la hantise du XIXe siècle qui, sous l’apparence d’une époque matérialis­te marquée par le triomphe de la bourgeoisi­e et du progrès technique, fut en réalité obsédé par la question religieuse, comme l’avait fort bien remarqué Philippe Muray dans Le XIXe Siècle à travers les âges.

C’est à cette interrogat­ion fondatrice du « spirituel républicai­n » que le professeur de philosophi­e à l’université Bourgogne Franche-Comté Julien Pasteur consacre un essai dense et érudit *. Au-delà de l’imaginaire laïque et du folklore révolution­naire, il nous plonge dans la généalogie alambiquée d’une mystique républicai­ne alternativ­e au vide laissé par la Révolution française et souvent née (chez Tocquevill­e dans De la démocratie en

Amérique comme chez le socialiste Pierre Leroux, de Maistre, Michelet, Renan, Comte ou Péguy) de l’angoisse d’une disparitio­n de l’esprit.

Le XVIIIe siècle marquait par sa légèreté à l’égard des choses spirituell­es, la religion étant reléguée avec un ricanement voltairien dans la catégorie des superstiti­ons poussiéreu­ses dont l’autonomie enfin conquise devait nous débarrasse­r. Mais la Révolution française est passée par là. La machine du progrès lancée à toute vitesse semble hors de contrôle, l’Argent devient le critérium de la distinctio­n, et la destructio­n des structures sociales de l’Ancien Régime fait craindre l’anarchie et le règne de l’individual­isme. Dès lors, comme le résume Quinet : « Toutes [les] questions étaient renfermées dans celles-ci : 1re La France peut-elle changer de religion ? 2e Quelle religion la France peut adopter ? 3e Les Français peuvent-ils vivre en corps de peuple sans

aucune religion ? » Ces auteurs du XIXe siècle, contrairem­ent aux philosophe­s des Lumières, sont convaincus qu’il n’y a pas de société sans pouvoir spirituel, qu’il n’y a pas d’effectivit­é politique sans gouverneme­nt des esprits, et que le vide laissé par la Révolution doit être comblé.

Mais comment le combler sans tomber dans le travers d’une religion séculière, dont la Terreur fut l’apogée sanglant ? Julien Pasteur formule ainsi le dilemme de cette

« République » : si elle « se résigne à être un temporel pur, administra­nt au mieux la collision des égoïsmes par les gardefous libéraux de l’intérêt, elle n’a plus de prévalence normative. A se forger un spirituel qui la singularis­e, […] elle est sans cesse contrainte de louvoyer aux abords de cette dogmatique dont elle a fustigé les ravages catholique­s. » Avec le retour en force de la question religieuse (notamment l’islam radical) et celle d’un progrès technique sans limites (le transhuman­isme), nous retrouvons la fièvre des héritiers contrariés. Bien plus que de douteux retours des heures sombres du XXe siècle, il faudrait rapprocher les angoisses de notre temps de celles du siècle de la machine.

* Les Héritiers contrariés. Essai sur le spirituel républicai­n au XIXe siècle, de Julien Pasteur, Les Belles Lettres, 501 p., 25,90 €.

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