TIBHÉRINE, LES MOINES SONT DE RETOUR En couverture
Vingt-deux ans après l’assassinat sauvage de sept moines trappistes en Algérie, une nouvelle communauté catholique s’est installée à Tibhérine. Alors que l’enquête n’a toujours pas déterminé les vrais responsables du massacre, nous avons rencontré ces qua
Elle est toujours là, perchée sur le rocher Abd el-Kader qui surplombe le village. La Vierge de l’Atlas n’a jamais cessé de contempler Tibhérine, veillant sur les villageois et sur le monastère. Elle a tout vu : l’indépendance de l’Algérie, le repli de l’abbaye sur quelques hectares après la nationalisation de ses terres, et bien sûr le drame de 1996, au plus fort de la guerre civile : l’enlèvement et l’assassinat des sept moines catholiques, annoncé le 21 mai dans un communiqué attribué au Groupe islamique armé (GIA). Un sacrifice qui a acquis une dimension planétaire avec le film Des hommes et des
dieux, de Xavier Beauvois (2010), et qui a laissé ici des cicatrices aussi profondes que les vallées de la région. Vingt-deux ans après, une nouvelle communauté religieuse s’est installée à Notre-Dame de l’Atlas. Depuis deux ans, dans une grande discrétion, père Eugène, soeur Félicité, frère Yves et frère Bruno de la Communauté du Chemin Neuf (1) ont décidé de faire revivre l’esprit des moines dans ces montagnes meurtries par ce que les Algériens appellent désormais « la
décennie noire ».
LES BAROUDEURS DE LA FOI
A la suite des moines cisterciens, ils se sont installés dans ce monastère perché à 1 000 mètres d’altitude audessus des gorges de la Chiffa, une merveille naturelle connue pour le ruisseau des Singes où les Algérois aiment à se rendre en famille. Un havre de paix à une centaine de kilomètres au sud de la capitale où la terre est fertile et la nature généreuse, grâce à des sources d’eau abondantes qui permettent l’irrigation des cultures. « Tibhérine » signifie, en langue tamazight, « les jardins potagers ». A l’image de père Eugène, un ancien médecin passé par l’Afghanistan et la
jungle congolaise, les nouveaux habitants de l’abbaye sont des baroudeurs de la foi ayant déjà servi l’Eglise dans les endroits les plus reculés. Eugène a accepté de s’installer à Tibhérine après
un temps de réflexion. « C’est un beau cadeau d’être ici, nous prenons la suite des moines qui sont restés à Tibhérine par amour de Dieu et des Algériens. Avant de m’en aller pour le monastère, je suis parti faire une retraite et j’ai compris que la Vierge avait reçu notre projet ; je savais que nous serions guidés une fois sur place. » Eugène a été ordonné prêtre en 1986 puis a consacré
sa vie à l’Eglise. « Le testament de Christian de Chergé (un des moines assassinés, qui avait accepté par écrit une mort violente au nom de sa foi,
ndlr) nous montre le chemin. C’est un prophète car il voit loin, il sent bien qu’un rapprochement est possible. Il a une vision de Dieu qui ne nous sépare pas. Les moines font voeu de stabilité, ils sont enterrés là où ils sont morts. »
« Le café est prêt. Viens ! » Au téléphone, Youssef appelle frère Yves, 75 ans, un autre religieux du monastère, fine barbe blanche et yeux bleus perçants, qui a consacré sa vie à la spiritualité de saint Ignace. Chaque matin, les frères se retrouvent avec Youssef et Samir, les deux ouvriers agricoles originaires du village qui, comme leurs pères avant eux, partagent la vie de ces hommes de religion. En apparence, la vie s’écoule paisiblement. Le monastère produit à nouveau du fromage, des confitures et du miel dont la vente permet de rémunérer les deux ouvriers agricoles et les dépenses courantes des frères. Depuis la fondation de l’abbaye en 1938, l’activité agricole a permis de créer des liens solides avec les habitants des villages voisins. Un temps, les paysans de la vallée venaient même y utiliser le pressoir pour fabriquer leur huile d’olive.
SOUS ESCORTE POLICIÈRE
Mais le temps de la paix n’est pas encore revenu : aujourd’hui, les frères sont tenus de sortir dans le village accompagnés d’une escorte policière, et vivent le plus souvent reclus derrière les murs du monastère, surveillés jour et nuit par des gardiens communaux installés face à l’entrée. La Communauté du Chemin Neuf tente tant bien que mal de faire perdurer l’esprit de Tibhérine en continuant le travail de dialogue interreligieux commencé par les moines assassinés. C’est le Ribat es-salam – le Lien de la paix –, fondé par le père Christian de Chergé en 1979, qui consiste en des rencontres avec les autorités religieuses musulmanes, notamment la communauté soufie et son représentant, le cheikh Bentounès. Ce lien, Père Eugène le résume ainsi : « Pour nous, Tibhérine doit être un espace de dialogue avec les Algériens. Une passerelle plutôt qu’un mur. » Des visiteurs venus de tout le pays toquent chaque jour à la porte métallique noire du monastère, celle-là même par laquelle les habitants de la vallée sont entrés pendant près de cinquante ans afin de se faire soigner par le frère Luc, le médecin. Il s’agit « d’accueillir l’amitié de l’autre, comme Marthe et Marie accueillaient l’amitié de Jésus à Béthanie », résume Jean-Marie Lassausse, prêtre et agronome, qui a passé quinze ans à cultiver la terre du monastère et à découvrir l’héritage spirituel des frères, avant de passer la main. Ouvrir les portes aux visiteurs, quelles que soient leurs confessions, « c’est le chemin pour que les barrières de la langue, de la culture et des traditions s’estompent ». C’est la statue de la Vierge qui remporte le plus franc succès auprès des visiteurs algériens qui enchaînent les selfies. Frère Bruno qui a appris l’arabe en Égypte puis étudié l’islamologie au Caire l’explique ainsi : « La Vierge Marie est un pont entre l’islam et le christianisme. Marie est souvent citée dans le Coran comme la mère de Jésus. Les musulmans lui vouent aussi une dévotion. » Les visites s’achèvent dans le cimetière du monastère, où les sept moines assassinés reposent côte à côte, comme ils l’étaient dans leur foi, dans leurs doutes, et peut-être dans leur peur, jusqu’à la mort. Les stèles de marbre blanc affichent leurs prénoms, Christian, le responsable de la confrérie ; Célestin, l’hôtelier ; Luc, le médecin ; Christophe, l’agriculteur ; Michel, le cuisinier, et les frères Bruno et Paul, qui étaient arrivés au monastère la veille de leur enlèvement, dans la nuit du 26 au 27 mars 1996.
LE SOUVENIR DES MARTYRS
Ce matin, un groupe d’une dizaine de visiteurs suivent frère Yves. Parmi eux, Souleymane, originaire de la région se souvient de frère Luc, « Frélou » de son surnom, interprété
par Michael Lonsdale dans Des hommes et des dieux. « Il m’a soigné pour une otite en 1966 à l’âge de 6 ans. Les moines étaient des personnes d’une grande humanité qui priaient Dieu chaque jour. » Youcef Sekini, un
autre visiteur, en convient : « Ils étaient une source de bonheur, ils ont choisi de rester au côté du peuple algérien pendant la décennie noire. C’est une preuve d’amour que nous ne pouvons oublier. » Le comédien Michael Lonsdale s’est lui-même rendu ce printemps à Tibhérine. Il évoquera ce voyage bouleversant dans un ouvrage à paraître cet été (2). En particulier le moment où il a découvert la tombe de Paul Gabriel Dochier (frère Luc). « Quelle émotion ! Une émotion rentrée. Un peu privée. Je cherche mes mots pour le saluer. Nous nous connaissons depuis longtemps, mais nous nous rencontrons pour la première fois ! C’est pour lui que je viens en premier lieu puisque c’est lui que j’ai incarné à l’écran, mais, à travers lui, ma pensée va à tous les moines, ses frères ». Lorsqu’ils évoquent les moines, les deux ouvriers agricoles du monastère, se souviennent eux aussi « d’hommes de paix appréciés par les
habitants de la vallée ». Youssef
esquisse un large sourire, « les frères
La Communauté du Chemin Neuf tente tant bien que mal de faire perdurer l’esprit de Tibhérine, celui d’un dialogue interreligieux
En Algérie, le prosélytisme non musulman constitue une infraction criminelle passible de cinq ans de prison
ont toujours aidé les gens d’ici », et Samir de baisser le regard puis de murmurer : « Lorsque nous avons appris leur disparition, j’étais à la maison. Nous n’aurions jamais pensé qu’ils seraient tués. Jusqu’à l’annonce de leur mort, nous étions convaincus qu’ils reviendraient. » Personne ici ne souhaite s’attarder sur les circonstances de ces assassinats. Seules les têtes des moines ont été retrouvées un mois après leur enlèvement devant une stationservice à l’entrée de Médéa. Youssef concède seulement que « c’était une période très difficile. Nous devions nous cacher. Nous vivions dans la peur ». Mgr Paul Desfarges, l’archevêque d’Alger qui nous reçoit dans son bureau du centre-ville, veille avec sollicitude sur les nouveaux habitants du monastère. « C’est une excellence chose que des religieux retournent vivre à Tibhérine. C’est une joie pour nous. Vous savez, nous sommes une petite Eglise. Pour nous, l’important n’est pas de se montrer mais d’aider les autres. Nous mettons en place des bibliothèques, des centres culturels dans les maisons diocésaines. C’est une manière de servir sans être prosélyte. »
LA PRUDENCE DES CATHOLIQUES
La vie des catholiques en Algérie n’est pas simple. L’Eglise nationale compte 5 000 fidèles répartis sur quatre diocèses qui sont menacés depuis 2008 par l’application de plusieurs lois, notamment l’ordonnance 06-03 qui limite la pratique des religions non musulmanes. Le prosélytisme non musulman constitue une infraction criminelle passible d’une amende d’un million de dinars (7 500 euros) et d’une peine de cinq ans de prison pour quiconque « incite ou contraint un musulman à se convertir à une autre
religion ». Les personnes qui fabriquent ou distribuent des documents dans l’intention « d’ébranler la foi » d’un musulman peuvent se voir infliger cette peine.
Mgr Desfarges en est convaincu, « la suspicion des musulmans et des autorités augmente à cause des Eglises évangéliques. Contrairement à nous, elles sont dans une dynamique de conversion de natifs algériens et de rejet de l’islam ».
Pour l’évêque, « c’est leur activisme qui a provoqué la rédaction de cette ordonnance qui nous mettrait tous hors la loi si elle était vraiment appliquée ». La presse arabophone qui mène une campagne contre le prosélytisme évangélique organise cet amalgame en illustrant systématiquement ses articles par des photos de la basilique
Notre-Dame d’Afrique, à Alger. Pourtant, l’évêque confie ne pas se
sentir menacé en Algérie : « Parfois, des musulmans frappent à nos portes. Nous prenons le temps d’un long discernement afin de vérifier qu’il s’agisse d’une réelle expérience spirituelle. La difficulté de certains chrétiens algériens vient de leurs familles. Parfois, cela peut être très difficile, certains sont déshérités. »
BIENTÔT BÉATIFIÉS
Le décret en béatification des 19 ecclésiastiques tués pendant les années noires, signé en janvier dernier par le Vatican, fait la joie de la communauté catholique algérienne malgré certaines inquiétudes. Il concerne Mgr Pierre Claverie tué en août 1996 par une bombe déposée dans l’enceinte de l’évêché d’Oran, et 17 religieux tués entre 1993 et 1996, dont les moines de Tibhérine. « Nous souhaitons construire une humanité avec ce que nous avons et avec ce que nous sommes », résume le père Christian Reille en visite au monastère. Les béatifications n’étaient pas une évidence pour celui qui a rejoint la communauté jésuite de Constantine en 1970 : « A titre personnel, j’étais contre, par crainte de blesser les Algériens. 99 imams ont aussi été tués. Des centaines de milliers de victimes innocentes ont perdu la vie pendant le conflit. Ils étaient pour leur immense majorité des Algériens. » Ne pas donner le sentiment d’une autocélébration, c’est le dilemme auquel est
confrontée la communauté. « Notre vocation ici, poursuit ce père jésuite, est d’être ouvert à ce pays qui est magnifique. Dieu fait partie de la vie des Algériens. Nous devons favoriser le dialogue entre les religions. Etre chrétien seul dans son coin est inutile, nous croyons que nous avons quelque chose à faire ensemble. »
(1) Fondée par le père jésuite Laurent Fabre, à Lyon, en 1973, à partir d’un groupe de prière charismatique, la Communauté du Chemin Neuf, à vocation oecuménique, compte aujourd’hui près de 2 000 membres permanents répartis dans 26 pays.
(2) Retour à Tibhirine, Cerf, 144 p., 15 €. Le même éditeur publiera aussi les autobiographies spirituelles des moines assassinés :
Heureux ceux qui espèrent, 448 p., 22 €.