À BORD DU “USS GEORGE BUSH” AVEC LES MARINS FRANÇAIS Reportage
Au large de la Virginie, durant près de deux mois, la Marine nationale et l’US Navy ont effectué ensemble des manoeuvres militaires d’une ampleur sans précédent, avec l’ambition de renforcer de façon inédite la coopération opérationnelle entre les deux pa
A bord de l’immense porteavions américain, un détachement composé de
350 marins français, 12 Rafale Marine et un avion de surveillance Hawkeye, a pris ses quartiers.
Le grondement assourdissant des F-18 Super Hornet, des EA-18G Growler de l’US Navy et des Rafale de la Marine nationale est presque insupportable, tout comme l’écoeurant parfum de carburant et de métal chauffé à blanc qui sature l’atmosphère. Sur la passerelle extérieure de l’îlot, la chaleur des réacteurs, renvoyée par les panneaux d’acier des superstructures, est intenable. A pleine vitesse au large de Norfolk, en Virginie, sur la côte Est des EtatsUnis, la conduite du navire, qui fait toujours route face au vent pendant les appontages et les catapultages, entre dans une phase délicate. Sur la passerelle, les équipes sont particulièrement concentrées. Le captain Sean Bailey, commandant du porte-avions américain USS George H. W. Bush, est sur le qui-vive. Depuis de longues heures, sur le pont brûlant du navire, les manoeuvres opérationnelles de la mission « Chesapeake », le premier déploiementaéronaval franco-américain de cette ampleur s’enchaînent les unes après les autres à un rythme infernal.
Quand un appareil se présente à l’arrière pour apponter, brutalement freiné dans sa course par l’un des trois brins d’arrêt qu’il a saisi avec sa crosse, deux chasseurs-bombardiers partent presque simultanément à
l’avant, tandis que d’autres attendent derrière les déflecteurs pour rejoindre l’une des quatre catapultes. Une fois en l’air, les avions simulent des missions conjointes : attaque ou défense de navires, bombardement, combat aérien ou reconnaissance, avant de recommencer l’exercice. « Aujourd’hui, on en est déjà à plus de 80 appontages et la journée est encore loin d’être terminée. Cette nuit, on en fera encore une soixantaine. Il faut profiter de cette fantastique opportunité », lance le commandant de la flottille 17F, le capitaine de frégate Vincent, détaché du 3 avril au 27 mai dernier aux Etats-Unis, comme 350 autres marins français, 12 Rafale et un avion de surveillance Hawkeye. Destiné à « parfaire le maintien des
compétences françaises », alors que le porte-avions Charles de Gaulle, poursuit actuellement son grand chantier de rénovation entamé depuis le début de l’année 2017, « Chesapeake » vise aussi « à entretenir un haut niveau d’interopérabilité entre la Marine nationale et l’US Navy », partenaire militaire historique de la France.
6 000 MARINS, 333 MÈTRES DE LONG
Depuis le début de l’arrêt technique majeur du Charles, le groupe aérien embarqué (Gaé) s’est entraîné régulièrement depuis la terre, lors des exercices de l’Otan tel le « Nato Tiger Meet », comme à l’occasion des « Carriers Weeks », des campagnes dédiées aux pilotes et aux personnels du pont d’envol chargés des manoeuvres d’aviation, sur la base aéronautique navale de Landivisiau. Sans oublier les séances d’appontages simulées sur piste, au cours desquelles pilotes et officiers spécialisés révisent en profondeur les procédures. « Mais rien ne vaut les conditions
réelles, lance en souriant un pilote français qui a déjà participé à plusieurs opérations au Levant. Ici, sur
le Bush, en plus de renforcer notre coopération opérationnelle, nous pouvons faire apponter les avions et en catapulter d’autres en même temps, ce qui n’est pas le cas à bord du
Charles de Gaulle. Ses dimensions nous permettent d’aller beaucoup plus loin dans les cadences et de former au mieux nos jeunes pilotes, qui suivent systématiquement une part de leur cursus aux Etats-Unis dans le cadre d’un programme d’échange ancien et très structuré. » De fait, à bord de ce navire de la classe Nimitz, l’un des onze porteavions nucléaires géants de l’US Navy et le second de la sous-classe Ronald Reagan, tout ou presque semble surdimensionné. Capable d’embarquer 6 000 marins, il mesure 333 mètres de long, 78,6 mètres de large, et son tonnage est de 98 000 tonnes. Un monstre d’acier susceptible d’emporter jusqu’à 90 appareils. A titre de comparaison, le navire amiral français, long de 261,50 mètres, large de 64,36 mètres et d’un tonnage de 42 500 tonnes,
De jour comme de nuit, presque partout à bord, les « bonjour » ou « bonsoir » des Français se mêlent aux « hi » ou « hello » des Américains
peut accueillir jusqu’à 40 aéronefs et un équipage de 2 000 personnes environ dont 600 affectées au Gaé. Inlassablement, Français et Américains répètent ensemble les mêmes manoeuvres, chacun observant attentivement l’autre. Tout est millimétré, validé encore et encore. La sécurité et l’efficacité sont des obsessions permanentes. Le lieutenant de vaisseau Bruno, l’un des chefs de pont d’envol du Charles de Gaulle ne quitte pas ses homologues des yeux. Dans le vacarme, les mots sont inutiles et les équipes communiquent par signes dans un langage codé compris par tous les personnels du pont et les pilotes. « A ceci près que nous n’utilisons pas tout à fait les mêmes gestes pour faire passer les mêmes informations aux mêmes moments, explique tranquillement
le capitaine Bruno. Parfois, les interprétations divergent un peu, mais globalement nous arrivons à bien nous comprendre. Car la moindre erreur, la plus petite approximation se paye cher. Ici, par exemple, la distance entre les avions et le personnel est plus réduite que sur le pont du
Charles de Gaulle et l’orientation des réacteurs des Rafale est plus basse que celle des F-18. Par conséquent, nous devons nous méfier de nos habitudes de travail. Sortir de notre zone de confort est indispensable. Le danger est omniprésent. Tout va très vite et comme nous sommes aussi beaucoup plus nombreux autour des aéronefs qu’en France, il faut avoir des yeux dans le dos. Mais en l’occurrence, c’est à nous de nous adapter. »
CHAQUE GESTE EST MILLIMÉTRÉ
L’avion de surveillance et de contrôle aérien Hawkeye de la 4F, peint aux couleurs franco-américaines, à la fois pour l’occasion et pour le centenaire de la flottille, vient de se présenter à son tour sur la catapulte n° 3. Exactement comme il le ferait à bord du Charles, l’élingueur, en vert, met d’abord en place la tow bar, permettant à la catapulte de tracter l’avion, puis le hold back sous le contrôle d’un officier et d’un directeur du pont d’envol, tous deux en jaune, et du chef de piste, habillé d’un maillot blanc. Mais au lieu de lever un drapeau, comme le ferait un Français, le « chien jaune » américain lève le pouce en exécutant ce qui
ressemble à un pas de danse, élégant et légèrement déhanché. De quoi faire sourire le capitaine Bruno, habitué à moins de style et à plus de sobriété dans les mouvements. « En général nous sommes un peu moins lyriques, mais le professionnalisme des Américains est très impressionnant », assure-t-il. Le bruit des hélices est maintenant de plus en plus fort. Malgré les doubles protections auditives, obligatoires à bord, le seuil de douleur n’est plus très loin. Ses moteurs tournent à plein régime et l’appareil vibre comme s’il allait se rompre. Il est projeté en moins de deux secondes à plus de 250 km/h et disparaît très vite dans le ciel au-dessus de la mer, tandis qu’un épais nuage de vapeur danse doucement sur le pont. Puis un Rafale Marine se prépare. Les mêmes mouvements et le même ballet se répètent. Les catapultages se suivent à moins de deux minutes d’intervalle.
Dans l’immense hangar, où sont parqués les avions et les hélicoptères MH-60S Seahawk des neuf escadrons du groupe embarqués du
Bush, ainsi que les 13 appareils de la Marine nationale, l’atmosphère est bon enfant. De jour comme de nuit, les « bonjour » ou « bonsoir » des Français se mêlent aux « hi » ou
« hello » des Américains qui s’étonnent toujours de croiser, dans les coursives et les échappées, des marins qui portent barbes ou moustaches, formellement interdites dans l’US Navy. Dans la salle de sport où matelots, quartiers-maîtres et officier mariniers tapent dans des sacs de frappe comme si leur vie en dépendait, pendant que d’autres soulèvent sans effort apparent des haltères de plusieurs dizaines de kilos, les marins des deux nations s’observent. Le personnel féminin n’est pas en reste et une impressionnante gymnaste enchaîne les figures de pilates à une cadence vertigineuse.
À BORD, UN CAFÉ STARBUCKS
A bord, il n’y a pas de carrés. Ces lieux de détente et de sociabilité accessibles en fonction des grades et au gré des invitations individuelles, considérés comme indispensables pour le moral de l’équipage sur les navires de guerre français, n’existent pas ici. Mais les hommes et les fem- mes du Charles de Gaulle et du Gaé profitent des nombreux self-services, ouverts 24 heures sur 24, des distributeurs gratuits de sodas installés un peu partout et des offres alléchantes du Starbucks situé sous le pont d’envol. Ils peuvent aussi à tout instant faire leurs courses dans la supérette du bord ou rejoindre l’une des vastes cafétérias où les derniers succès hollywoodiens sont projetés sur des écrans géants. Dans les postes d’alerte des flottilles, la course aux patchs est ouverte et les caisses des coopératives sont pleines. « Nous avons été littéralement dévalisés, raconte, encore incrédule, un des techniciens de la 17F. Je n’avais encore jamais vu ça. C’est incroyable
ce qu’ils sont collectionneurs. » Pour la cueillette, l’inspection du pont d’envol qui a lieu ici plusieurs fois par jour, marins français et américains se livrent à une compétition amicale pour savoir qui trouvera le premier le plus grand nombre de débris qui pourraient se révéler dangereux pour les réacteurs des avions. « Après un mois d’entraînement à terre en Virginie, sur la base navale d’Oceana, près de Norfolk, les dix
La mission « Chesapeake » signe aussi le retour en grâce du porte-avions considéré comme un moyen essentiel de projection de puissance
jours d’embarquement à bord du porte-avions de l’US Navy ont été vécus par l’ensemble du détachement comme une expérience hors du commun, assure le capitaine de vaisseau Jean Emmanuel Roux de Luze, l’attaché militaire naval français aux
Etats-Unis. La portée stratégique de la contribution américaine à la remontée en puissance du groupe aéronaval français aura été déterminante. Mais au-delà, l’US Navy et la Marine nationale ont prouvé une nouvelle fois la force et la solidité de la relation de confiance qui les unit ces dernières années dans de nombreux domaines, dont la lutte antisous-marine, les opérations amphibies et l’aéronautique navale. » Mais les choses ne se sont pas faites du
jour au lendemain. « Le déploiement “Chesapeake” est le résultat d’un long travail entrepris en 2015 par l’amiral Rogel, aujourd’hui chef d’état-major particulier du président de la République, auprès de son homologue l’amiral Greenert, poursuit l’attaché
militaire. En octobre 2016, après de nombreux contacts bilatéraux, la première réunion de mise en oeuvre s’est tenue à Norfolk. Puis au printemps 2017, les choses se sont peu à peu accélérées et nous avons eu confirmation du nom du porte-avions, des dates et du choix de la localisation. »
L’ENJEU DE L’INTEROPÉRABILITÉ
Si la technologie est un trait d’union essentiel entre les deux marines qui partagent notamment le même système de catapultage et d’appontage, l’interopérabilité franco-américaine dépasse largement ce cadre, comme est venu le rappeler, le 14 mai dernier à bord du USS George H. W. Bush, l’amiral Christophe Prazuck, chef d’état-major de la Marine, aux côtés de son homologue l’amiral John Richardson. De fait, Français et Américains ont derrière eux des années d’opérations conjointes, en particulier au Levant. De décembre 2015 à février 2016, dans le cadre de la mission « Arromanches 2 », le
Charles de Gaulle, accompagné par son escorte, constituée de navires français et européens, a ainsi pris la tête de la Task Force 50 américaine alors qu’il était déployé dans le golfe Arabo-Persique. Une grande première pour un bâtiment non américain.
Sur le plan purement stratégique, au-delà des désaccords sur la question iranienne ou ceux affichés lors du dernier G7, la réussite de la mission « Chesapeake » démontre la force des liens militaires qui unissent les Etats-Unis et la France, considérée comme un « partenaire fiable et
d’avenir », et signe le retour en grâce du porte-avions, considéré à nouveau comme un moyen essentiel de projection de puissance : le fameux « 42 000 tonnes de diplomatie » incarné par le Charles de Gaulle.
Parfois perçus comme inadaptés aux nouvelles menaces et considérés comme vulnérables par certains experts, ces navires soutenus par un groupe aéronaval permettent pourtant à une nation de maîtriser efficacement un espace aérien donné et d’effectuer des frappes déterminantes, comme l’a fait la France en Libye ou en Irak et en Syrie contre l’Etat islamique. Au point que toutes « les puissances qui comptent ou qui veulent compter, selon les mots de l’amiral (2S) Alain Coldefy, directeur de la Revue de défense nationale, sont équipées de porte-avions ou aspirent désormais à
s’en équiper. » Comme les Britanniques dont le nouveau porte-aéronefs Queen Elizabeth sera suivi par son sistership le Prince of Wales, à l’horizon 2023. Ou les Russes qui se préparent à construire prochainement leur second porte-avions. Dans la zone Asie-Pacifique, la Chine, qui affiche clairement des ambitions expansionnistes et veut accroître son assise dans le Pacifique, vient d’entamer les premiers essais en mer de son deuxième bâtiment, le tout premier construit de façon indépendante par Pékin. Et l’Inde pourrait en avoir trois d’ici à dix ans. Pour conserver sa suprématie, pour l’instant toujours absolue sur les mers du globe, la marine américaine a décidé de miser sur une nouvelle catégorie de « super porte-avions » de 100 000 tonnes, à l’image du premier d’entre eux, l’USS Ford. La France, seul pays avec les Etats-Unis à être équipé d’un porte-avions à propulsion nucléaire et à catapulte, doit prochainement lancer des études pour disposer d’un nouveau navire au plus tard avant la fin de vie du