Le Figaro Magazine

LE BLOC-NOTES de Philippe Bouvard

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“J’admire que l’Eglise ait autorisé la crémation sans renoncer à la résurrecti­on”

J’admire que les téléphones portables soient à la fois interdits à nos enfants les lundis, mardis, jeudis, vendredis en classe et les mercredis matin à nos ministres réunis en Conseil à l’Elysée. J’admire les wagons de TGV si larges (jusqu’à quatre fauteuils et un couloir central) alors qu’ils empruntent des voies si étroites. J’admire ceux qui continuent de procréer alors que la prime à la naissance ne permet plus le changement de machine à laver. J’admire que la musique se soit démocratis­ée au point que, voilà quelques années, on affichait à Paris « Les Garçons Bouchers en concert ». J’admire que l’athlétisme comptabili­se toutes sortes d’enjambées qui ne font en rien avancer l’humanité. J’admire que l’homme puisse parler de l’amour comme un poète et le faire comme un animal. J’admire que les documentai­res diffusés par la télé nous en apprennent plus en une semaine que toutes nos études. J’admire que les restaurate­urs puissent passer leur temps à attendre des clients qui ne viennent pas et les jours où ils viennent d’être capables de nourrir à l’impromptu plusieurs dizaines de convives. J’admire que les peintres vendent de plus en plus cher des portraits statiques et des paysages immobiles alors que notre civilisati­on semble dédiée à l’image en mouvement. J’admire que les rois et les reines, presque tous privés de pouvoir politique, conservent leur puissance médiatique. J’admire que l’Eglise ait autorisé la crémation sans renoncer à la résurrecti­on. J’admire les groupies plus que les vedettes dont ils célèbrent le culte. J’admire que l’Homo sapiens ait réussi à faire son principal acte social de la nutrition, sa posture publique la moins ragoûtante. J’admire que dans les journaux de 20 heures on préfère maquiller les vivants qui montrent le bout de leur nez et pas les morts qui en auraient davantage besoin. J’admire que certains impôts ne parviennen­t même pas à rétribuer les fonctionna­ires chargés de les collecter. J’admire que pour s’approprier un argent qui a cessé de rapporter de l’argent, on commette toujours autant de crimes et d’escroqueri­es. J’admire moins ceux qui gardent le silence que ceux qui savent parler pour ne rien dire. J’admire les copropriét­aires lorsqu’ils tiennent d’interminab­les assemblées tantôt pour savoir si le local des poubelles peut accueillir aussi des vélos tantôt afin de débattre du schéma inverse. J’admire que les musiciens puissent faire preuve de génie à l’aide de sept notes seulement et en répétant souvent plusieurs fois le même son, alors que les écrivains n’ont le droit que de doubler l’une des 26 lettres. J’admire autant ceux qui conduisent une belle voiture que les usagers du Vélib’qui poussent la simplicité jusqu’à remplacer par un panier la Victoire de Samothrace.

J’admire qu’on consacre des livres aussi rebondis qu’un ventre de chef étoilé à des chefs-d’oeuvre aussi périssable­s que ceux de la cuisine. J’admire le Saint-Père d’avoir renoncé à toute vie de famille pour la seule satisfacti­on d’être traité comme une divinité. J’admire ceux qui prennent plaisir à cultiver la terre avant de lui servir d’engrais. J’admire plus les bipèdes qui ont su se faire adopter par un chien que ceux qui en ont adopté un. J’admire moins les contempora­ins élégamment vêtus que ceux qui n’ont pas besoin d’être bien habillés pour séduire. J’admire Beethoven d’avoir frappé de plus en plus fort son clavecin jusqu’à se rendre sourd afin de ne plus entendre les plaisanter­ies scatologiq­ues de Mozart. J’admire que l’armée ait répertorié également comme une dignité le maréchalat des chefs de guerre et la première classe des soldats méritants. J’admire moins que les gentils éleveurs donnent encore des prénoms féminins à leurs bovins lorsqu’ils les mènent à l’abattoir. J’admire les gouvernant­s chez lesquels, à un moment de leur parcours, l’appétit sexuel a été plus fort que la faim politique. J’admire les militaires qui acceptent qu’on soit renseigné sur leur mérite rien qu’en lorgnant leur képi ou leurs épaulettes. J’admire l’abnégation des ecclésiast­iques mais je me refuse à appeler « mon père » des hommes qui n’ont jamais vécu avec ma mère. J’admire les notables qui font coudre leurs décoration­s sous le revers de leur veston. A condition qu’ils ne marchent pas le col relevé. J’admire qu’on prête plus de talent aux gens de théâtre et de cinéma qui reconstitu­ent une tranche d’existence qu’à la vie elle-même. J’admire les turfistes d’encourager une race chevaline qui finit toujours par les ruiner. J’admire les CRS de jouer si tranquille­ment à la belote dans leur car avant d’aller en découdre avec les casseurs. J’admire que le baisemain ait survécu aux déodorants. J’admire que l’abdomen prenne la forme d’un rouleau lorsqu’on abuse de la pâtisserie. J’admire que la détention d’un unique certificat d’études primaires m’ait permis de tenir le crachoir plus abondammen­t que si j’avais décroché une agrégation de philosophi­e. J’admire, chers lecteurs, que vous ayez été au bout de ces divagation­s.

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