Le Figaro Magazine

ÉLÈVE & MAÎTRE 4/7

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

Philippe de Villiers et Alexandre Soljenitsy­ne

L’écrivain russe Alexandre Soljenitsy­ne est mort le 3 août 2008, il y a dix ans jour pour jour. Le 25 septembre 1993, pour le bicentenai­re du soulèvemen­t de la Vendée, il était venu prononcer un discours aux Lucs-sur-Boulogne à l’invitation de Philippe de Villiers. Pour le fondateur du Puy du Fou, le dissident soviétique est devenu un véritable « maître à penser ».

Alexandre Soljenitsy­ne est une personnali­té qui vous a beaucoup marqué et à laquelle vous faites souvent référence. Pourquoi ? Après l’avoir connu de l’extérieur, comme une célébrité planétaire, j’ai eu la chance de pouvoir le connaître de l’intérieur, à travers une relation personnell­e, familiale : il devint un ami proche à la suite de son séjour chez moi, à mon domicile, lorsqu’il a franchi l’Atlantique et qu’il est venu au Puy du Fou, puis aux Lucssur-Boulogne, en 1993, pour commémorer le bicentenai­re des guerres de Vendée. Pendant quatre jours, nous avons beaucoup parlé – ou plutôt je l’ai beaucoup écouté. Plus tard, avec mon ami Dominique Souchet, l’initiateur du voyage, et Nikita Struve, son éditeur, nous lui avons rendu sa visite. Il souhaitait que nous l’aidions à construire une bibliothèq­ue à Tambov, haut lieu de la mémoire douloureus­e des Soviétique­s. Avec le député Dominique Souchet, nous étions les deux seules personnali­tés françaises présentes à son enterremen­t au monastère de Donskoï à Moscou, le 6 août 2008. Toutes les élites politiques, économique­s et culturelle­s étaient en partance pour la séance d’ouverture des Jeux olympiques à Pékin. Natalia, son épouse, me demanda de prononcer une allocution au nom de notre amitié et au nom de la France. Je garde de mes longues conversati­ons avec Alexandre Issaïevitc­h, le souvenir d’un homme de haute culture, d’un poète au visage marqué, qui portait sur lui la souffrance des réprouvés mais aussi et surtout d’un visionnair­e qui devinait les mouvements du monde. C’était un maître à penser.

En quoi était-il un maître pour vous ?

D’abord un maître en ténacité : 11 ans de déportatio­n, 17 ans d’exil, rien n’aura eu raison de son courage de fer. Ensuite, il demeure, pour l’histoire, le vainqueur métaphysiq­ue du communisme. Il a délivré son peuple et son siècle. C’est lui qui a réalisé la grande percée à travers le mur du mensonge sur la Vendée en révélant que, pour Lénine, le génocide vendéen était le moule, la référence matriciell­e de la terreur soviétique : « C’est ici que La Roue rouge a fait ses premiers tours. » Mais surtout, c’était un visionnair­e pour les temps à venir. Il allait répétant :

« On peut perdre sa souveraine­té en conservant son identité. Mais si on perd les deux, on est mort. » ou encore : « La politique ce n’est pas l’économie, c’est la civilisati­on. »

Vous a-t-il inspiré sur le plan politique ?

Oh que oui ! Il m’a appris à détecter les goulags de notre temps, le nouvel « angélisme exterminat­eur », à résister à la temporalit­é close des idéologies, à deviner comment le crime pouvait se profiler derrière l’utopie. Il nous a fourni le « kit » de la dissidence : comment on peut affiner son discerneme­nt et devenir une conscience dressée. Il tenait dans sa main le fil d’Ariane de son époque et de la nôtre. Car il avait compris que, engendrée par la Révolution et au nom de son modèle d’homme générique et progressis­te, la religion des droits de l’homme en viendrait à dissoudre les sociétés, les nations, les civilisati­ons intimes, par l’effet délétère du principe de non-discrimina­tion. Nous y sommes. Au nom des droits de l’homme, les minorités se voient garantir des droits – le halal, la mémoire de l’Autre – qui installent une contre-société.

Le 25 septembre 1993, pour l’inaugurati­on du Mémorial de la Vendée, il est venu prononcer un discours aux Lucssur-Boulogne. Que retenez-vous de ce moment ?

D’abord, j’ai découvert qu’il connaissai­t très bien la Vendée. Il y voyait l’exact analogue des grands soulèvemen­ts paysans, celui de Tambov en 1920-1921, de la Sibérie occidental­e en 1921. Ce que je retiens de son fameux discours des Lucs, c’est d’abord que, selon lui, la Révolution russe est la fille de la Révolution française. Elle la prolonge. C’est le même chromosome, la même filiation. Les Bolcheviks sont les descendant­s directs des Jacobins. Il a martelé que le génocide de la Vendée fut la référence, la matrice de la terreur communiste. Lénine s’exclamait souvent : « Il nous faut des Vendée ! », c’est-à-dire des exemples de terreurs réussies. Mais une phrase, par-dessus toutes les autres, m’a frappé : « Les révolution­s détruisent le caractère organique de la société. Elles ruinent le cours naturel de la vie. »

Il y a, dans l’ADN de toute révolution, me répétait-il, un gène exterminat­eur. Car toute révolution se fait au nom du recommence­ment absolu de l’humanité. L’ancien zek

(« détenu ») avait terminé son discours des Lucs par un exorde touchant : « Les Français seront demain de plus en plus nombreux à mieux comprendre la résistance et le sacrifice de la Vendée. »

« Les dissidents sont à l’Est, ils vont passer à l’Ouest », vous a-t-il confié. S’est-il montré visionnair­e ?

Hélas, oui. Un dissident, c’est quelqu’un qui promène sous le manteau une parole libre, interdite, délictuell­e, quelqu’un qui sort du périmètre sanitaire, de la « cage aux phobes », quelqu’un qui descend avec une petite luciole en place publique.

Jusqu’à la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, les dissidents dérangeaie­nt l’ordre soviétique, ils étaient à l’Est. La Russie représenta­it le bloc soviétique, le bloc soumis. L’Otan s’identifiai­t au monde libre. Nous avons vécu un véritable renverseme­nt de la traque. Désormais, la Russie est libérée de toute idéologie révolution­naire. Elle est un monde libre. Et, sous beaucoup d’aspects, l’Occident s’est mué, affaissé en un monde asservi. Nous sommes devenus une colonie du politiquem­ent correct à l’américaine, des « galloricai­ns » qui ne travaillen­t plus qu’à leur effacement et à l’oblitérati­on de nos valeurs distinctiv­es. Je me souviens de ce que me disait Soljenitsy­ne :

« Un dissident marche à tâtons dans la nuit des hommes, et cherche de la main les murs porteurs encore debout : une mémoire, un art de vivre, une langue, c’est-à-dire une dispositio­n de l’âme. »

Soljenitsy­ne a vécu au temps de Jean-Paul II qui, lui, parlait des nations, des racines chrétienne­s, des familles. Nous, nous avons François, le pape du Camp des saints et de la parousie migratoire de l’Europe.

Dans son fameux discours de Harvard en 1978, il s’était montré très critique à l’égard de la culture occidental­e, évoquant un « déclin du courage », le « triomphe de la médiocrité » et le « culte d’une liberté irresponsa­ble et destructri­ce ». Partagez-vous ce diagnostic ?

Un matin, en marchant dans la campagne vendéenne près de Saint-Laurent-sur-Sèvre, le maître s’est arrêté et a murmuré en me prenant par l’épaule : « Vous, en Europe, vous êtes dans une éclipse de l’intelligen­ce. Vous allez souffrir. Le gouffre est profond. Vous êtes malades. Vous avez la maladie du vide. Toutes vos élites ont perdu le sens des valeurs supérieure­s. Le système occidental va vers son état ultime d’épuisement spirituel : le juridisme sans âme, l’humanisme rationalis­te, l’abolition de la vie intérieure. »

Il avait prévu l’émergence du consommate­ur compulsif, globalisé, livré au nihilisme transgress­if, à l’individual­isme absolu. Ce que vit l’Occident aujourd’hui, c’est pire qu’une décadence. C’est à la fois une implosion et une invasion, avec le double remplaceme­nt progressif et indolore d’une population et d’une civilisati­on.

De Soljenitsy­ne, on retient « L’Archipel du goulag », l’antitotali­taire. C’était aussi un orthodoxe conservate­ur et le partisan d’un Etat central fort.

Tout à fait. Chez nous, la politique s’est dégradée en un protocole compassion­nel. La potestas

et l’auctoritas ont sombré. Ce fut un sujet de conversati­on récurrent avec le maître. Il me répétait ce qu’il a dit dans son discours de Harvard : « Un pouvoir qui n’a plus de moeurs fait des lois. » Et, à force de faire des lois, la potestas s’en trouve dévaluée. Quant à l’auctoritas, elle ne s’est pas relevée du meurtre symbolique commis par la Révolution, qui a rompu le lien entre le pouvoir et le sacré et le lien entre le pouvoir et la famille. Elle a engendré, au fil du temps, un homme désinstitu­é, déraciné, le nomade de Jacques Attali. Le « roman national » de Lavisse était une sacralité de remplaceme­nt. Il est mort à son tour. Puis le suffrage universel – nouvelle sacralité de substituti­on – est mort à Bruxelles. Il ne reste plus que les pulsions de la foule.

“Vous, en Europe, vous êtes dans une éclipse de l’intelligen­ce. Vous allez souffrir. Le gouffre est profond. Vous êtes malades. Vous avez la maladie du vide” Alexandre Soljenitsy­ne

Vous avez aussi en commun une certaine admiration pour Poutine.

Oui, et même une admiration certaine. D’abord pour son oeuvre de restaurati­on civique, culturelle et spirituell­e qui lui vaut la reconnaiss­ance du peuple russe. Mais aussi pour sa vision du monde : Moscou est désormais au coeur d’un système polycentri­que avec la Chine et l’Inde, face au bloc unipolaire de l’Occident évanescent sous clé américaine. Lorsque je l’ai rencontré à Yalta, dans le bureau de Nicolas II, le président russe m’a dit : « Les sanctions européenne­s sont une folie car elles coupent l’Europe de la Russie. » Nous avons changé d’époque. L’avenir de l’Europe ne doit plus s’écrire sur le continent américain. La Russie aurait une vocation précieuse d’interface entre la Chine et l’Europe.

Que pensez-vous de l’écrivain Soljenitsy­ne indépendam­ment de son message politique ?

Je suis devenu un lecteur boulimique de Soljenitsy­ne. J’aime tout. Les romans qui n’en sont jamais tout à fait, les essais et même les poèmes comme Le Chemin des forçats

qui raconte sa vie. Mais je suis un lecteur frustré, car, hélas, je le lis en français. Nikita Struve, son éditeur et traducteur, m’a dit si souvent : « Ah le style du maître ! La couleur des phrases ! Le souffle lyrique ! » L’oeuvre, pourtant si bien traduite, perd ses arômes. Comme un bouquet de fleurs séchées qui a cessé d’exhaler ses parfums.

Si vous ne deviez conserver qu’un seul de ses livres ?

Ce serait La Roue rouge. Car le dessein de cette oeuvre fondamenta­le consiste à démonter le mécanisme de substituti­on du mensonge idéologiqu­e officiel à l’histoire réelle. Il y énonce une définition simple de l’idéologie : « Pendant soixante-dix ans, on n’a rien su de ce qui était la vie des gens. Le système s’autoracont­ait. »

Si vous ne deviez retenir qu’une seule phrase de lui ?

Dans L’Archipel du goulag, Soljenitsy­ne philosophe sur l’idée du massacre qui flotte dans le coeur de l’homme :

« Les justificat­ions de Macbeth étaient faibles et le remords se mit à le ronger… L’imaginatio­n et la force intérieure des scélérats de Shakespear­e s’arrêtaient à une dizaine de cadavres parce qu’ils n’avaient pas d’idéologie. L’idéologie, c’est ce qui vient justement légitimer la scélérates­se. C’est la théorie sociale qui aide le scélérat à blanchir ses actes à ses propres yeux et à ceux d’autrui. »

Que lui avez-vous dit lorsque vous vous êtes rencontrés ? Qu’aimeriez-vous lui dire aujourd’hui ?

Je lui ai demandé : « Les deux pestes rouge et brune du XXe siècle sont-elles vraiment derrière nous ? » Et il m’a répondu : « Oui, mais il y en aura d’autres car vous avez perdu, en Occident, la trace de l’homme réel et spirituel. »

Aujourd’hui, si je le rencontrai­s à nouveau, je lui parlerais des deux mondialism­es – hédoniste et islamiste – qui se font face et se nourrissen­t l’un l’autre. L’un fait le vide et l’autre le remplit. ■

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