LE PRIX DE LA PASSION 1/4
Tina Kieffer
Tout le mois d’août, « Le Figaro Magazine » brosse le portrait de personnalités qui ont fait passer leurs convictions avant leur confort professionnel. Cette semaine : l’ancienne journaliste Tina Kieffer, désormais dévouée à « Toutes à l’école », une association permettant aux petites Cambodgiennes d’avoir accès à l’éducation.
Certaines rencontres ont le pouvoir de changer une vie. L’existence de Tina Kieffer, figure médiatique des années 90, prend un nouveau virage en mai 2004, lorsqu’elle fait la connaissance de Chandara dans un orphelinat de Phnom Penh. Déjà mère de quatre enfants, la journaliste s’éprend de cette petite fille malade et la ramène en France avec un visa médical avant de l’adopter. « Un détonateur » qui lui fait prendre conscience que son énergie serait plus utile au Cambodge que dans les salles de rédaction parisiennes. Quand on l’attrape entre deux rendez-vous, dans un café voisin du Parc des Princes, cette femme dynamique se pose volontiers pour revenir sur les prémices de sa reconversion, il y a douze ans. « Ce changement de vie semblait brutal, mais mon subconscient y avait sans doute travaillé. Après avoir monté DS, un journal engagé, je dirigeais le magazine Marie Claire où étaient publiés de nombreux reportages sur la condition des femmes dans le monde, les mutilations sexuelles ou les crimes d’honneur. A force de servir de vecteur, j’arrivais à saturation et j’avais besoin d’agir pour me sentir plus efficace. » Encouragée par son compagnon, un éditeur spécialisé dans le photojournalisme, et soutenue par sa rédaction, elle se met en tête de créer une association, Toutes à l’école, et de fonder un établissement scolaire pour que les compatriotes de son cinquième enfant aient accès à l’éducation. « A l’époque, bien plus qu’aujourd’hui, il fallait expliquer notre choix de s’intéresser exclusivement aux filles, exploitées au Cambodge, pour des raisons économiques : prostitution, bonne à tout faire, travail aux champs… Mais les choses ont assez vite marché. »
UNE PORTE FRANCHIE DONNE TOUJOURS ACCÈS À UNE AUTRE
Portée par l’énergie de l’espoir, elle active tous les leviers qu’elle a en sa possession. Dans son journal, elle lance l’opération « la rose Marie Claire » (une fleur vendue 3 € chez les fleuristes et dans de nombreuses enseignes de distribution) et cherche, dans les environs de Phnom Penh, un terrain où construire l’établissement. Le 7 novembre 2006, deux ans seulement après son premier voyage au Cambodge, Happy Chandara ouvre ses portes : 92 petites filles y font leur rentrée des classes. Puisque son enthousiasme semble partagé et qu’il y a fort à faire dans ce pays encore peu visité par les touristes, Tina Kieffer se laisse prendre par l’action et ne veut plus lâcher son bâton de pèlerin. « Une porte franchie donnant toujours accès à une autre », elle réfléchit à
l’avenir de ses petites protégées et inaugure en 2013, grâce à un partenariat avec la Fondation L’Oréal, un centre de formation professionnel dédié à la coiffure. Cette poussée de croissance de l’association marque le vrai départ de sa nouvelle vie. « C’était devenu tellement intense que même le journalisme me paraissait un peu fade à côté. J’ai donc quitté le journal et je suis partie m’installer au Cambodge. »
Fédérant ses proches autour de sa cause, elle embarque dans ses valises son nouveau compagnon, le chirurgien cardiaque Gérard Babatasi, vice-président de la Chaîne de l’espoir, ses enfants et même son ex-mari, psychiatre engagé, pour poursuivre, à l’autre bout du monde, la garde alternée des deux aînés !
A Paris, elle laisse son joyeux train de vie, les avantages du métier de journaliste et la reconnaissance du petit milieu de la presse, sans état d’âme. « J’ai eu la chance de faire une belle carrière et de gagner suffisamment ma vie pour devenir propriétaire. Ne pas être étranglée par un crédit m’a permis d’être bénévole avec une certaine sérénité. » Mais avec quatre enfants à charge, il faut bien faire bouillir la marmite. Tina Kieffer organise alors le vote de sa rémunération en assemblée générale. « Mon salaire n’a rien à voir avec celui d’avant mais quand on travaille dans l’humanitaire, on revoit ses envies à la baisse et on a tendance à s’oublier : on repousse les rendez-vous de médecin, on ne va plus chez le coiffeur… Je prête moins attention à mon look. A Marie Claire, déjà, je n’étais pas très portée sur la mode, alors ici, il ne me viendrait pas à l’idée de dépenser 2 000 euros dans un sac griffé ! L’important pour les baroudeurs que nous sommes est de pouvoir continuer à voyager un peu avec les enfants et de financer leurs études. » Si les dîners mondains ne lui manquent pas non plus – elle dit avoir toujours détesté ça –, il est une chose que Tina Kieffer cherche à conserver : la notoriété de son nom qu’elle met au service de son association. « Malheureusement, il n’y a pas que le travail qui rapporte. Sans image publique, je n’aurais pas pu monter aussi vite mon projet. Le réseau que j’avais dans les médias m’a permis de faire des plateaux, et la télévision est un rouleau compresseur. Mais dès que vous sortez des radars, les gens vous oublient et il faut sans cesse les rappeler à votre bon souvenir pour qu’ils pensent à vous au moment de faire jouer leur générosité. D’autant que nous ne dépensons pas un centime dans la publicité. »
POUR ENCOURAGER LES JEUNES FILLES À POURSUIVRE LEUR SCOLARITÉ, IL FAUT VEILLER À LEUR SÉRÉNITÉ
Partageant aujourd’hui sa vie entre le Cambodge où elle va tous les trois mois et la France, où elle lève des fonds avec une équipe de 5 personnes, Tina Kieffer trouve ainsi le temps de faire parler de son association. En guise de « carte postale » et dans un souci permanent de transparence vis-à-vis des donateurs, l’ex-chroniqueuse de « Frou-Frou » produit des films retraçant le quotidien et les projets de développement de Toutes à l’école. Lorsque les parrains (l’association en compte actuellement 3 000) et les entreprises n’ont pas l’occasion d’aller voir sur place, ils peuvent constater par ce biais les actions mises en oeuvre à Happy Chandara et autour de l’école. Car pour encourager les jeunes filles à poursuivre leur scolarité, l’association doit veiller à leur sérénité. « Dans cet environnement où la pauvreté et l’alcool entraînent beaucoup de violences, nous finançons
des structures d’accueil (centre médicosocial, planning familial, cabinet dentaire), fournissons des paniers alimentaires aux parents et les familiarisons à une culture saine permettant d’utiliser leurs produits dans nos cantines pour qu’il n’y ait pas de conflit de loyauté entre les jeunes filles et leurs familles. »
Sans culpabilité, les fillettes peuvent laisser aller leurs ambitions. Alors que 100 nouveaux enfants s’apprêtent à entrer au CP, 74 jeunes filles – nées dans des bidonvilles de parents analphabètes – ont passé le bac. Pour leur permettre de poursuivre leurs études à Phnom Penh, Toutes à l’école a construit un foyer dans le quartier des universités. « Nous ne les lâchons pas dans la nature. Sur place, elles seront confrontées à des enfants issus de la bourgeoisie qui ne leur feront pas de cadeau. C’est pourquoi nous maintiendrons les cours de soutien pour leur donner les codes et toutes les chances d’aller aussi loin qu’eux dans les études supérieures. Les accompagner de la terminale à un métier est la nouvelle mission que nous nous sommes donnée. » Parallèlement à ce projet, quelques-unes des 200 personnes qui travaillent sur place veillent au développement d’un centre de permaculture, voué aux futurs ingénieurs soucieux d’assainir les terres ravagées de pesticides, et d’autres repèrent les coins reculés – où les habitants, toujours plus pauvres, se sont déplacés – pour installer un nouveau foyer. Voilà pourquoi Tina Kieffer enchaîne encore les rendezvous. Alors qu’elle s’apprête à nous quitter pour retrouver une amie attachée de presse à qui elle a demandé de travailler gratuitement sur un prochain gala de bienfaisance, elle avoue devoir faire fi de la fatigue. « C’est le prix à payer. On peut y laisser sa santé. Ce boulot est chronophage car chaque problème est important dans une ONG. Or, n’ayant jamais pu me faire au décalage horaire, je me réveille toute l’année à 4 heures du matin et me précipite sur mes e-mails. Mon mari ne m’engueule pas car en tant que chef de service au CHU de Caen, il passe sa vie dans un bloc opératoire. Mais mes enfants râlent parfois de me voir toujours au téléphone ou devant mon ordinateur. Ma frustration, bizarrement, est de ne pas avoir été assez présente pour eux sur le plan scolaire. Mais ils sont grands maintenant et comprennent mon combat. Je ne sais pas s’ils voudront prendre le relais. Paradoxalement, je ne suis pas sûre que j’aimerais qu’ils donnent autant. Je ne regrette rien car moi, j’avais vécu avant. Et si je pense être beaucoup moins rigolote qu’il y a quelques années, psychologiquement, je me sens plus légère. » ■
“MON SALAIRE ? QUAND ON TRAVAILLE DANS L’HUMANITAIRE, ON REVOIT SES ENVIES À LA BAISSE”