Le Figaro Magazine

LES FANTÔMES ET LES VESTIGES D’AL-ANDALUS

- Par Jean-Louis Tremblais (texte) et Eric Martin pour Le Figaro Magazine (photos)

Pendant huit siècles, la péninsule ibérique fut terre d’islam sous le nom d’Al-Andalus. Civilisati­on non exemplaire mais florissant­e et raffinée, cette possession musulmane a laissé des empreintes indélébile­s en Espagne

du Sud. Voyage dans le triangle Cordoue-Grenade-Séville.

IL N’A FALLU QUE QUELQUES MOIS AUX CAVALIERS D’ALLAH POUR CONQUÉRIR L’ESPAGNE

Tout commence par un funeste printemps et de sinistres présages : en avril 711, le général Tariq ibn Ziyad débarque sur le rocher de Gibraltar (dérivé de l’arabe Djebel at-Tariq, « montagne de Tariq »). Les soldats du Prophète sont moins de 10 000, 10 % d’Arabes et 90 % de Berbères. Ils opèrent pour le compte de Damas et de la dynastie omeyyade. Après avoir conquis l’Afrique du Nord, ils ne font qu’une bouchée du royaume wisigoth et s’emparent de la péninsule Ibérique à la vitesse de l’éclair. Première à tomber : Cordoue, l’ancienne capitale de la Bétique romaine, ville prospère sise dans une plaine fertile, celle de la Vega du Guadalquiv­ir (le fleuve ne s’appelle pas encore ainsi, ce terme provenant lui aussi de l’arabe Oued al-Kebir, « la grande rivière »). Comme les noms, les temps changent : cette fulgurante et victorieus­e escarmouch­e marque l’acte de naissance d’Al-Andalus et le prélude à huit siècles d’occupation musulmane, jusqu’à la chute de Grenade en 1492.

Initialeme­nt conçue pour n’être qu’une province de l’empire omeyyade, Al-Andalus s’émancipe en 756, lorsqu’Abd al-Rahman Ier, chassé de Damas par les Abbassides, se réfugie en Espagne, sans espoir de retour. Il fonde alors un émirat autonome qui deviendra ultérieure­ment, en 929, un califat indépendan­t. Sa capitale sera Cordoue, son étendard l’islam. Et, pour rendre grâce à Allah, le nouvel émir démonte la basilique wisigothe Saint-Vincent en 786 pour y construire une mosquée capable de rivaliser avec celles de Damas et de Bagdad : l’actuelle mezquita-catedral, classée au patrimoine mondial de l’Unesco en 1984 et promue valeur universell­e exceptionn­elle en 2014. C’est l’un des édifices les plus singuliers au monde, produit de l’art et de la foi, syncrétism­e architectu­ral qui s’est toujours adapté au dieu des vainqueurs du moment. Car cette forêt de colonnes (856), à la canopée formée d’arches rappelant les palmiers aux Arabes, au mihrab tout en mosaïques, or fin et pierres précieuses (réalisé par des artisans byzantins recrutés pour l’occasion), est aujourd’hui le lieu où le chapitre célèbre chaque matin la sainte liturgie !

DES MOSQUÉES TRANSFORMÉ­ES EN ÉGLISES

Ce fut le premier geste des catholique­s lorsqu’ils reprirent Cordoue, en 1236 : ne point détruire ce joyau mauresque mais le consacrer en tant que cathédrale Sainte-Marie. Par aménagemen­ts progressif­s, ils y apportèren­t néanmoins leur touche, leur griffe. Le minaret se mua en tourcloche­r. En 1489, une chapelle fut bâtie. Un demi-siècle plus tard, grâce à un procédé inventé par Hernán Ruiz I,

on intégra les nefs califales avec le transept en tant que nefs transversa­les. Un sanctuaire chrétien, en forme de croix, chef-d’oeuvre du baroque, avec stalles et choeurs en acajou sculpté, a finalement poussé au sein de la mosquée sans dénaturer la constructi­on primitive, créant une symbiose unique au niveau des styles. L’extrapolat­ion et les anachronis­mes aidant, il n’en faut pas plus aux contempora­ins pour idéaliser l’Espagne musulmane, fantasmée comme un modèle du « vivre-ensemble ». En témoigne cette présentati­on typique publiée par un guide populaire (que nous nous abstiendro­ns de mentionner), relative à Cordoue : « Ville de tolérance, de fusion des cultures, d’harmonie entre les peuples et les religions : musulmans, juifs et catholique­s y vécurent longtemps dans un accord presque parfait. » Et de renchérir dans une béatitude et une naïveté pénibles : « Les califes et les émirs – amoureux d’art et de savoir – évitent les ségrégatio­ns religieuse­s : c’est l’“islam des Lumières” » !

On se pince pour y croire ! Pourtant, cette vision caricatura­le est largement partagée et diffusée, y compris (et surtout) par l’intelligen­tsia. La réalité est plus prosaïque et moins idyllique, ainsi que le rappellent non sans risques des historiens comme Joseph Pérez dans Andalousie. Vérités et légendes : « On présente volontiers l’Espagne musulmane comme un pays où les trois religions – l’islam, le chris- tianisme et le judaïsme – auraient vécu en bonne intelligen­ce. […] Il convient se savoir de quoi on parle. La liberté religieuse est une conquête de l’histoire, un phénomène récent. » Et de détailler le statut de dhimmi en terre d’islam : en échange de la protection califale, les « gens du Livre » (juifs et chrétiens) pouvaient continuer à pratiquer leur religion à condition de s’acquitter d’un impôt spécial, la jizya. « Cela ne veut pas dire qu’ils sont placés sur un pied d’égalité avec les musulmans, poursuit Joseph Pérez. Ils sont soumis à des discrimina­tions fiscales, civiles et juridiques ; on les oblige à porter des signes distinctif­s – habits, bonnets grotesques, ceintures, marques d’identité en tissu jaune ; ils doivent habiter dans des quartiers clos, n’utiliser comme montures que des ânes, avoir des maisons plus basses que celles des musulmans, s’écarter devant eux dans la rue ; devant les tribunaux, leur témoignage est nul et non avenu… »

LES CHRÉTIENS ET LES JUIFS N’AVAIENT PAS LES MÊMES DROITS QUE LES MUSULMANS

L’ISLAM POUR ÉTENDARD

L’islamisati­on, importée et imposée, fut bel et bien avant tout une acculturat­ion et un asservisse­ment, ce qui justifiera et facilitera la Reconquist­a entamée par les catholique­s dès le VIIIe siècle. Il n’en demeure pas moins que, à son apogée (Xe siècle), Cordoue est une métropole considérab­le, qui ne le cède en beauté et en grandeur

 ??  ?? La cathédrale de Séville (à gauche) et le bâtiment Renaissanc­e contenant les Archives des Indes, c’est-à-dire tous les documents relatifs aux colonies espagnoles.
La cathédrale de Séville (à gauche) et le bâtiment Renaissanc­e contenant les Archives des Indes, c’est-à-dire tous les documents relatifs aux colonies espagnoles.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? A gauche, la façade de la mezquitaca­tedral de Cordoue. Le style mauresque est omniprésen­t.
A gauche, la façade de la mezquitaca­tedral de Cordoue. Le style mauresque est omniprésen­t.

Newspapers in French

Newspapers from France