ÉLÈVE & MAÎTRE 7/7
Jean-François Kahn & Victor Hugo
Auteur de deux essais sur l’auteur des « Misérables », le journaliste et écrivain, fondateur de l’hebdomadaire « Marianne », dit se reconnaître dans l’incroyable trajectoire politique de Victor Hugo – du monarchisme conservateur au républicanisme très avancé. Il souligne
également sa modernité en imaginant ce que Hugo aurait pensé de l’affaire Benalla.
Les éditions Pluriel viennent de rééditer dans un même tome vos deux essais consacrés à Victor Hugo : « Hugo, un révolutionnaire », et « L’Extraordinaire Métamorphose ». Qu’est-ce qui vous a tant fasciné chez lui ? Je dirai l’unicité de la totalité. Il n’y a pas un seul mode d’expression (théâtre, roman, poésie, essai) que Victor Hugo n’ait exploré ou utilisé. Y compris l’architecture d’intérieur (sa maison de Guernesey), la chanson (Les Chansons des rues et des bois), l’art oratoire parlementaire, le reportage journalistique ou la comédie musicale (un livret pour Esmeralda). Même Voltaire ne s’était pas aventuré dans le domaine de la peinture et du dessin. Mais unicité également de la totalité de sa métamorphose entre 1847 et 1851 : non seulement passage du monarchisme conservateur au républicanisme très avancé, mais radicale transformation physique également (il se fait la gueule de l’emploi !), changement stylistique tout aussi complet (comparez L’Enfant grec, qui fleure bon l’art poétique du XVIIIe siècle et « le satyre » de La Légende des siècles plus proche, parfois, du Bateau ivre). Au demeurant, on l’oublie, Victor Hugo, qui fut l’un des rares à refuser de se rallier à la République en 1848, le fait quand elle est écrasée. Voilà donc un grand notable qui n’écrit plus (il s’essaie à une esquisse des futurs Misérables mais n’y parvient pas), chouchou des dîners en ville, abonné des réceptions aux Tuileries, accro aux honneurs et aux décorations, vicomte (ce qui est ridicule) et « pair de France » et qui va choisir d’aller vivre près de vingt ans au milieu de traîne-savates sur un rocher cerné par l’océan.
Pourquoi ce choix alors qu’il aurait pu se réfugier à Londres par exemple ?
A cause de la charge symbolique : à Jersey ou à Guernesey, il est en exil mais il est censé voir la France. Et puis, surtout, il a été frappé par ce que l’image d’une île, Sainte-Hélène, a apporté au mythe napoléonien. C’est pourquoi il incite ses fils (ce qui était incroyablement novateur en soi) à apporter du matériel photographique, conscient que cette image reproduite de l’intellectuel sur son rocher battu par les vagues nourrirait sa propagande.
Sa propagande ?
Oui, à partir de ce moment-là, il fait complètement corps avec la cause à laquelle il s’est voué. Ce qui me fascine ici, c’est le parallélisme avec le général de Gaulle : de Gaulle seul, rejoint par une poignée de têtes brûlées, s’installe à Londres et dit : « Je suis la France. » Folie ! Or, peu à peu, le monde va considérer qu’en effet il est la France ou, du moins, « l’autre France ». Victor Hugo, lui, à Guernesey, île britannique, entouré par une petite phalange d’exaltés, proclame également « je suis la France ! ».
Folie encore. Et, progressivement, le monde va considérer qu’il est effectivement, sinon la France, au moins « l’autre France ». Lincoln, le président des Etats-Unis, lui demande son appui à la veille de la guerre de Sécession. L’empereur du Brésil et les révolutionnaires mexicains (qui combattirent l’armée française) aussi.
Son incroyable trajectoire politique vous inspire-t-elle ?
Elle est exemplaire en ce sens qu’elle n’est pas tactique (il rallie la République quand elle est renversée après s’être prononcé en faveur d’une régence quand elle était repoussée). C’est comme si, aujourd’hui, un grand intellectuel adhérait au Parti socialiste !
Hugo était réactionnaire à 20 ans avant de devenir révolutionnaire et d’extrême gauche. N’avez-vous pas suivi le parcours inverse ? Venu de la gauche, êtes-vous devenu « réactionnaire » avec le temps ?
C’est, en fait, le fruit d’une profonde, lente et douloureuse maturation intérieure. Ensuite, pendant trentecinq ans, dont vingt ans d’exil et trois d’ostracisme, il restera fidèle à la même ligne. Extrême gauche ? Mais attention : l’extrême gauche de Victor Hugo, c’est celle de Clemenceau en 1890 ! Et les « gauchistes » à la Blanqui l’horripilaient. En ce qui me concerne, c’est presque l’inverse de ce que vous dites : je me réclamais d’une gauche réformiste quand j’avais 30 ans et d’un « centrisme révolutionnaire » aujourd’hui. Centriste parce que je refuse la centralité de l’Etat et la centralité de l’argent (Hugo aussi, finalement) et j’aspire à ce qu’on leur substitue la centralité de l’humain
sous toutes ses formes, individuelle et collective. Mais « révolutionnaire » parce que je ne crois plus que les réformes y suffisent si on ne s’attaque pas aux perversités de la logique du système.
Au-delà, je pense qu’il y a (qu’il doit y avoir), en chacun de nous, dans le cerveau de chacun d’entre nous, un espace progressiste et un espace conservateur, un espace révolutionnaire et un espace réactionnaire. Il y en a peut-être qui ne sont que ceci ou cela, réactionnaires ou révolutionnaires, conservateurs ou progressistes, mais ceux-là sont des demifous… ou des militants politiques ! Les changements de cap politiques de Victor Hugo ont-ils été source d’incompréhension ?
Oui, au moment de la Commune, en 1871. A Guernesey, il se définissait comme « révolutionnaire », c’est-à-dire qu’il appelait à une insurrection populaire pour renverser un pouvoir illégitime issu, non d’élections libres, mais d’un coup d’Etat. C’est pourquoi les « communards », dont beaucoup étaient des admirateurs ou des amis, se tournent vers lui ne doutant pas qu’il serait des leurs. Et que leur répond-il ? Qu’il y a maldonne. Qu’il a certes préconisé des révolutions pour renverser les pouvoirs tyranniques, mais que celui-là, auquel préside Thiers, est issu d’une expression électorale démocratique. Il se trouve que la droite néomonarchiste a gagné les élections, qu’il déteste cette majorité réactionnaire, qu’il a d’ailleurs démissionné de l’Assemblée nationale de Versailles après qu’elle a accumulé les violences verbales à son endroit. Mais cette Assemblée n’en est pas moins légitime. On ne peut pas accepter les résultats d’un libre scrutin dans le seul cas où il conforte vos opinions. Donc, il combat cette majorité qu’il accuse d’avoir livré l’Alsace-Lorraine à la Prusse, il fera tout pour qu’elle devienne électoralement minoritaire mais il refuse de participer à un coup de force destiné à opposer la volonté d’une minorité agissante à celle issue des urnes. Hugo aurait donc été enthousiasmé par la révolution russe de février 1917, mais aurait condamné le coup de force d’octobre 1917. Est-ce qu’on fait, interroge-t-il, une révolution sous les regards de l’envahisseur ? (C’est ce que feront les pétainistes en 1940 !)
Il condamne même les excès de la Commune…
Oui, il se dit révulsé quand les communards interdisent les journaux de droite, prennent et fusillent des otages et détruisent des monuments publics comme la colonne Vendôme. Dans plusieurs poèmes, il stigmatise donc la Commune. Refusant à la fois la terreur néojacobine et la terreur versaillaise, il va s’installer à Bruxelles. Mais, quand une répression massacreuse s’abat sur les communards vaincus, il prend leur défense, se mobilise en leur faveur, exige une amnistie. Or, il est le seul intellectuel connu qui adopte cette position. George Sand, qui se définissait comme communiste en 1848, Anatole France qui adhérera au Parti communiste en 1921, Emile Zola, qui s’inspirera d’Hugo en publiant son J’accuse… !, sans parler de Flaubert, tous appellent à une répression impitoyable. Résultat : insulté de tous les côtés, honni par la droite et rejeté par la gauche radicale
“Victor Hugo ne se reconnaîtrait pas dans l’Europe d’aujourd’hui qui synthétiserait, à ses yeux, le pire de la chèvre et le pire du chou”
Jean-François Kahn
(comme de Gaulle en 1940 en l’occurrence), élu au Parlement triomphalement en 1870, il sera largement battu à une élection partielle en 1872. Plus tard, le gendre de Karl Marx, théoricien marxiste, Paul Lafargue, écrira un violent pamphlet contre celui dont il dénonce les « tirades charlatanesques de la philanthropie et du libéralisme bourgeois ». Là encore, comparons avec de Gaulle : aujourd’hui se réclament à la fois d’Hugo et du Général une droite qui les exécrait et une gauche radicale qui les vouait aux gémonies.
Hugo croyait aussi dans les Etats-Unis d’Europe. Serait-il toujours européen, actuellement ?
Il ne se reconnaîtrait pas dans l’Europe d’aujourd’hui qui synthétiserait, à ses yeux, le pire de la chèvre et le pire du chou. Il y a d’ailleurs chez Hugo ambivalence. Il n’a de cesse d’appeler de ses voeux les Etats-Unis d’Europe, à quoi succédera la « République universelle », mais, ultrapatriote, il n’imagine pas un instant que Paris n’en soit pas la capitale et le français la langue officielle. Il préside régulièrement le Congrès de la paix mais, en 1870, il appelle à la guerre totale contre l’envahisseur prussien.
Vous soulignez la radicalité et la modernité de son oeuvre. Que nous dit Hugo de notre époque ? « Les Misérables » est-il toujours un livre d’actualité ?
Je suis convaincu qu’il aurait stigmatisé la dérive monarchico-présidentialiste (les institutions de la Ve République n’auraient pas été sa tasse de thé) que révèle le fait qu’un simple subalterne se croit tout permis dès lors qu’il est le chouchou du roi, mais qu’il aurait dénoncé tout autant la déconnexion entre cette affaire de cornecul et l’hystérie politico-médiatique qui en a fait un mixte de l’affaire Dreyfus et de l’incendie du Reichstag. Il faut lire certains poèmes tardifs ou posthumes : on a l’impression qu’ils dénoncent le stalinisme (ou même le communisme en général : « ayant vu les abus, ils disent – supprimons ! Puisque l’air est malsain retranchons les poumons ! »), les Khmers rouges et Daech, l’intervention américaine en Irak, la financiarisation néolibérale, l’intégrisme islamique, le « politiquement correct », la réaction droitière et le gauchisme (« l’un refait le donjon, l’autre refait le cloître »). On croit ici qu’il évoque Laurent Wauquiez ou Jean-Luc Mélenchon, parfois Emmanuel Macron.
Si vous ne deviez conserver qu’un seul livre de lui ?
L’homme qui rit.
Si vous étiez l’un de ses personnages ?
Le républicain humaniste de 1793 qui s’oppose aussi bien aux jacobins terroristes qu’à l’aristocrate chouan (lequel, soit dit en passant, meurt en héros).
Si vous ne deviez retenir qu’une seule de ses phrases ?
La dernière qu’il a prononcée avant sa mort : « Aimer c’est agir. »
Si vous pouviez le rencontrer, qu’aimeriez-vous lui dire ?
L’écouter seulement.