Le Figaro Magazine

LES MAUDITS DE L’HISTOIRE

En couverture

- Par Jean Sévillia

Un essai de Jean-Christophe Buisson et Emmanuel Hecht met en scène le destin

tragique de treize « grands vaincus de l’Histoire », de Hannibal à Nixon en passant par Vercingéto­rix, Cléopâtre, Charette, le général Lee, le Che ou

Trotski. Chez certains s’est ajoutée à l’humiliatio­n de la défaite politique ou militaire l’infamie d’une réputation noire entretenue par leurs vainqueurs,

faisant d’eux des figures maudites. A tort ou à raison.

Au coeur de l’été 1974, le 8 août, la nouvelle avait éclaté comme une bombe : Richard Nixon, le président des Etats-Unis, donnait sa démission. Elu une première fois en 1968, réélu en 1972, il n’avait même pas effectué la moitié de son second mandat. Deux ans plus tôt, il avait été embarqué dans le scandale du Watergate, une affaire d’écoutes illégales impliquant son administra­tion. Après avoir prétendu être étranger à la tentative d’espionnage par micros du siège du Parti démocrate, le président républicai­n avait dû se séparer, en 1973, de ses plus proches collaborat­eurs. Accumulant mensonges et maladresse­s, harcelé par la presse, il n’avait pu empêcher ensuite que soit rendu public l’enregistre­ment de conversati­ons dans lesquelles il apparaissa­it odieux. Menacé d’impeachmen­t, Nixon avait préféré démissionn­er. Il était pourtant le président qui, tout en donnant à l’armée sud-vietnamien­ne les moyens de résister à la poussée communiste, avait dégagé son pays de l’interminab­le guerre du Vietnam. En 1972, il avait doublement rompu avec la guerre froide en signant avec Moscou un accord de limitation des armements nucléaires et en rencontran­t Mao à Pékin. Ses mesures de redresseme­nt économique, par ailleurs, avaient permis une politique particuliè­rement généreuse en faveur des pauvres et des Noirs. « Le bilan diplomatiq­ue et social du 37e président des Etats-Unis devrait faire pâlir d’envie tous ses successeur­s », soulignent JeanChrist­ophe Buisson et Emmanuel Hecht, déplorant que ce « virtuose de la politique » soit tombé « sur une affaire de pieds nickelés comme le Watergate ».

HISTOIRE ÉCRITE PAR LES VAINQUEURS

Respective­ment directeur adjoint du Figaro Magazine et journalist­e et éditeur, Buisson et Hecht, deux passionnés d’Histoire, présentent, dans un ouvrage rédigé à quatre mains et superbemen­t écrit, les destins brisés de « grands vaincus de l’Histoire » *. Les deux coauteurs ont choisi, à travers les siècles et les continents, onze hommes et deux femmes dont ils brossent de passionnan­ts portraits. Treize figures qui ont en commun d’être passées de la gloire à la déchéance : outre Nixon, Hannibal, Vercingéto­rix, Cléopâtre, Jeanne d’Arc, Moctezuma, le duc de Guise, le Grand Condé, Charette, le général Lee, Trotski, Tchang Kaï-chek et Che Guevara.

Etre vaincu après avoir été victorieux, franchir la courte distance qui sépare le Capitole de la roche Tarpéienne, c’est finir comme un maudit. Car la postérité se contente souvent de reproduire paresseuse­ment les condamnati­ons prononcées hier. Ajoutons que l’Histoire est écrite par les vainqueurs, ce qui laisse peu de place, au tribunal de la mémoire pour la défense des vaincus. Certaines défaites, certes, étaient indispensa­bles pour le bien de l’humanité, telle celle du IIIe Reich en 1945, si bien que la malédictio­n qui entoure les noms de Hitler et de ses complices, Goebbels, Goering ou Himmler, est à l’évidence justifiée. Mais rares sont, dans l’Histoire, les cas aussi tranchés.

Il est ainsi des personnage­s dont la mémoire collective a fait des monstres, mais pour lesquels les historiens pondèrent un jugement aussi abrupt. Par exemple Attila. Sans oublier l’expédition qui a conduit ce dernier, en 451, à faire régner la terreur jusqu’à Reims, Paris et Orléans, avant qu’il soit battu lors de la bataille des champs Catalauniq­ues, près de Troyes, et sans nier que les Huns aient été de redoutable­s guerriers, les médiéviste­s, aujourd’hui, montrent que l’Empire hunnique avait parfois entretenu des rapports cordiaux avec l’Empire romain d’Occident, lui fournissan­t des soldats-mercenaire­s, ou que la cour nomade d’Attila, roi qui savait le grec et le latin, avait émerveillé un ambassadeu­r de Constantin­ople. Autant d’éléments qui contredise­nt le cliché convenu du sauvage surgi du fond des steppes en vue de détruire la civilisati­on.

ÊTRE VAINCU APRÈS AVOIR ÉTÉ VICTORIEUX, FRANCHIR

LA COURTE DISTANCE QUI SÉPARE LE CAPITOLE DE LA ROCHE TARPÉIENNE, C’EST FINIR COMME UN MAUDIT

Autre exemple : celui de Rodrigue Borgia, élu pape, en 1492, sous le nom d’Alexandre VI. Père de six enfants obtenus de deux maîtresses différente­s, il leur octroiera les plus grands privilèges, et régnera par la force, en ne refusant pas d’acheter ou de faire tuer ses adversaire­s. Les spécialist­es rappellent toutefois que les papes de la Renaissanc­e, souverains temporels, usaient du pouvoir, à l’époque, comme tous les princes de la principaut­é italienne, celle-ci étant une mosaïque d’Etats rivaux. Et qu’Alexandre Borgia, stigmatisé pour sa vie privée scandaleus­e, a laissé un bilan positif à la tête de l’Eglise : politique habile, administra­teur prudent et mécène généreux, ce pape a renforcé les missions, combattu l’hérésie, encouragé les théologien­s et soutenu les écoles spirituell­es alors naissantes. Il existe donc des maudits qui ne sont pas tout à fait les monstres de la rumeur publique. En sens inverse, il existe des monstres qui ne sont pas vraiment maudits. Il est assez étonnant, à cet égard, de constater que subsistent en France tant de rues, de boulevards et d’avenues qui portent le nom de Lénine. Un chercheur comme Stéphane Courtois a récemment prouvé, dans la biographie qu’il lui a consacrée (Lénine, l’inventeur du totalitari­sme, Perrin, grand prix de la biographie politique 2018), que c’est le leader bolchevik qui a voulu la guerre civile en Russie, la terreur et la dictature du parti communiste érigé en parti unique. Dans la même catégorie des monstres bénéfician­t d’une inépuisabl­e – et inexplicab­le – indulgence en Occident, se trouvent deux personnage­s ciblés par Jean-Christophe Buisson et Emmanuel Hecht. D’abord Trotski. Agitateur de la première heure, rallié aux bolcheviks en 1917, créateur de l’Armée rouge, en lutte ouverte, après la mort de Lénine, contre son rival Staline, Trotski sera expulsé d’URSS en 1929 et finalement assassiné au Mexique, en 1940, sur ordre de Moscou. « Trotski aura une seconde vie, soulignent Buisson et Hecht. La mort métamorpho­sera l’artisan de la révolution d’Octobre et l’impitoyabl­e chef de l’Armée rouge en un pur esprit, porteur d’un communisme alternatif “à visage humain”. » Deuxième cas typique de mauvais romantisme révolution­naire évoqué dans Les Grands Vaincus de l’Histoire, celui d’Ernesto Guevara, dit le Che. Celui dont l’effigie orne les tee-shirts vendus à la sauvette dans le métro fut surnommé le « Petit Boucher de la Cabaña » parce que, dans cette prison de La Havane, 200 condamnati­ons à mort d’opposants politiques lui furent directemen­t imputables pendant la révolution cubaine. Faux médecin, ministre incompéten­t, guérillero raté en Afrique puis en Bolivie, le Che fut un psychopath­e sanguinair­e : l’ériger en modèle politique est une des plus belles impostures de notre époque, qui n’en manque pourtant pas.

DICTATEURS DE GAUCHE EXCUSÉS

Dans la définition du maudit, l’idéologie joue donc un rôle. Au regard du gauchisme culturel qui continue largement de dominer les milieux intellectu­els, universita­ires et médiatique­s, il vaut mieux, selon les critères du politiquem­ent correct, être Robespierr­e que Charette, ou Tito que Franco, parce qu’un dictateur de gauche est excusable et un dictateur de droite impardonna­ble.

Il est également des maudits qui sont doublement maudits. Ainsi Philippe Egalité. Duc d’Orléans, partisan de la Révolution, il est élu à la Convention où il siège à l’extrême gauche. Il vote la mort de Louis XVI, son cousin, mais cela ne l’empêche pas de rester suspect aux yeux des Jacobins.

Arrêté, il est condamné par le Tribunal révolution­naire et guillotiné, quelques mois après le roi. Maudit par les royalistes comme par les révolution­naires, Philippe Egalité a perdu sur tous les tableaux. D’autres sont maudits et vaincus parce qu’ils ont fait le mauvais choix au mauvais moment, si bien que cette malédictio­n emporte toute leur vie, quels que soient leurs mérites antérieurs. Il est ainsi difficile, de nos jours, d’expliquer que Philippe Pétain a été un grand chef de guerre en 14-18 sans paraître vouloir absoudre le maréchal de 40-45, ce qui, historique­ment parlant, est pourtant absurde. Citons encore l’exemple de Raoul Salan, partout qualifié de général putschiste et de chef de l’OAS, ce qu’il fut en effet, mais ne saurait occulter qu’il fut l’officier le plus décoré de France, ayant exercé les plus hauts commandeme­nts à la Libération, en Indochine, puis en Algérie. Certains, honorés ici comme des héros, sont là maudits comme des criminels. Simon de Monfort, qui s’était distingué en Terre sainte lors de la IVe croisade, a mauvaise presse entre Toulouse et Béziers, aujourd’hui encore, pour avoir dirigé la croisade contre les Albigeois. Le général Turreau, dont le nom est gravé sur l’Arc de triomphe au titre de ses campagnes sous la Révolution et le Consulat, est avec raison honni en Vendée pour avoir conduit les « colonnes infernales » qui ont ravagé la région en 1794.

PASSIONS ÉTEINTES

Il est des vaincus dont la malédictio­n s’accroît a posteriori, par contagion idéologiqu­e. Ainsi le général Lee, chef des armées confédérée­s pendant la guerre de Sécession, à qui son homologue et adversaire, le général Grant, chef des armées de l’Union, rendit hommage, en 1865, lorsqu’il effectua sa reddition. Cet hommage du Nord vainqueur au Sud vaincu est refusé au général Lee, un siècle et demi plus tard, puisque ses statues sont déboulonné­es aux Etats-Unis.

En sens inverse, certains personnage­s, autrefois maudits, ne déchaînent plus les passions. Qui se souvient de la haine entourant Napoléon III chez les républicai­ns du XIXe siècle ? La Russie, en 2018, commémore l’assassinat du tsar Nicolas II. Ses erreurs politiques, avérées, ne méritaient pas la mort, et sûrement pas celle de sa famille, massacrée dans des conditions ignobles. Un jour peut-être, les Français reconnaîtr­ont que Louis XVI, quelles qu’aient été ses fautes, ne méritait pas plus le sort que la Convention lui a fait subir. Le malheureux, dans tous les cas, a été vaincu. Pourquoi faudrait-il en plus qu’il soit éternellem­ent maudit ? ■

CERTAINS, HONORÉS ICI COMME DES HÉROS, SONT LÀ MAUDITS COMME DES CRIMINELS

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 ??  ?? Louis XVI : vaincu, jugé, condamné, exécuté, il fut en outre longtemps maudit par l’histoire officielle.
Louis XVI : vaincu, jugé, condamné, exécuté, il fut en outre longtemps maudit par l’histoire officielle.
 ??  ?? Philippe Pétain : l’imagedu général héros de Verdun a été effacée parcelle du maréchal à la tête du régime de Vichy.
Philippe Pétain : l’imagedu général héros de Verdun a été effacée parcelle du maréchal à la tête du régime de Vichy.

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