NAPLOUSE, LES BONS SAMARITAINS
Reportage
Abdallah ne se rappelle pas vraiment la date exacte. Ce dont il se souvient, c’est qu’un soir d’été 2015, en rentrant d’une leçon de conduite depuis la ville d’Awarta, au sud de Naplouse en Palestine, deux soldats israéliens l’avaient arrêté. Son ami venait de le déposer, entre chien et loup, à quelques mètres d’un checkpoint, et le jeune homme de 23 ans marchait lentement vers les militaires. « Ils m’ont vu arriver de loin et ils ont commencé à m’interpeller. Je parle hébreu, mais avec un accent arabe, raconte Abdallah. Cela les a tout de suite tendus, et ils ont fini par me braquer avec leurs M-16 en me demandant de vider mes poches. Et, sur moi, je n’avais que mes papiers d’identité palestiniens. » L’un des deux soldats de Tsahal s’en empare et une lampe-torche éclaire alors le
suspect. Sur la carte plastifiée, le nom complet d’Abdallah est indiqué : Abdallah Wassif Cohen. « Sur le coup, ils n’ont pas compris : j’ai le prénom le plus arabe du monde et le nom de famille le plus juif du monde ! »
Abdallah, ou Abood comme l’appellent ses amis, est un Samaritain. Il rentrait ce jour-là chez lui, dans le village de Kiryat Luza qui surplombe la ville de Naplouse depuis les hauteurs du mont Garizim. « C’est souvent une galère, poursuit le jeune homme. On est coincés entre une zone sous contrôle palestinien et une zone sous contrôle israélien avec une colonie juste en face de notre village. Parce qu’on vit en Palestine,
“J’ai le prénom le plus arabe du monde et le nom de famille le plus juif du monde” Abdallah Cohen
on a une carte d’identité palestinienne. Parce qu’on peut naître dans un hôpital israélien, on a une carte d’identité israélienne. Et parce que le roi de Jordanie nous a un jour donné des terres, on a un passeport jordanien pour voyager. D’où de fréquents quiproquos. Tous les Samaritains ont des histoires comme ça à raconter ! » Comme celle, désormais célèbre, de Joseph Cohen : lors de la seconde intifada, en 2001, l’homme de 56 ans s’était fait tirer dessus par deux Palestiniens et par des soldats de Tsahal en l’espace de deux minutes ! Cette existence prise entre deux feux, les Samaritains – l’un des plus petits groupes ethniques et religieux du monde –, y sont habitués depuis longtemps. Au début du XXe siècle, ils n’étaient plus qu’une centaine : leurs règles très strictes sur le mariage et la conversion avaient précipité leur extinction. Un phénomène endigué grâce à plusieurs décisions prises par les différents leaders de cette communauté, comme celle
d’ouvrir la porte aux mariages extérieurs et à d’éventuelles conversions – une Américaine est devenue samaritaine à la fin des années 2000 avant de repartir vivre aux Etats-Unis. Aujourd’hui, leur nombre dépasse tout juste 800. Et, malgré leur histoire millénaire et leur place unique entre les peuples israélien et palestinien, les Samaritains luttent aujourd’hui pour survivre aux défis qui leur font face et pour ne pas tomber dans l’oubli. « Tout le monde connaît l’histoire du bon Samaritain, ou a entendu parler des écoles samaritaines, poursuit Abood, assis au guichet du musée dédié à leur culture et à leur histoire, ouvert en 1997. Mais, en général, les gens ne savent absolument pas qui nous sommes ni d’où nous venons. Même dans notre propre pays : les Palestiniens pensent qu’on est des Juifs, et certains Juifs croient qu’on est des Palestiniens. » Parce que le mont Garizim, où ils habitent depuis des siècles, est mentionné à plusieurs reprises dans les textes sacrés, il constitue une étape majeure pour tous les touristes visitant la Terre sainte. Le tombeau de Joseph d’Arimathie et le puits de Jacob peuvent être aperçus depuis l’un des promontoires de la montagne. Et il n’est donc pas rare de voir des cars s’arrêter à Kiryat Luza, dans le cadre des pèlerinages reliant la Jordanie à Jérusalem. Pour les Samaritains, Dieu aurait choisi ce mont Garizim, situé au coeur de l’ancienne Samarie, pour la construction du Temple – c’est la première différence fondamentale avec la religion juive, qui estime que cet endroit se trouve sur le mont Moriah, dans l’actuelle Jérusalem. Considérés comme les descendants directs des tribus d’Israël, les Samaritains ont rompu avec le judaïsme en 587 avant Jésus-Christ, lorsque Nabuchodonosor II détruisit le premier temple, après le siège de Jérusalem et l’exil à Babylone. A les écouter, ils suivent la parole de Dieu plus fidèlement que quiconque – telle qu’elle a été transmise à Moïse. Ils observent le sabbat mais sacrifient encore des agneaux pour Pâques, séparent les femmes des hommes lors de leurs menstruations, et leurs textes sacrés sont rédigés dans une version hébraïque disparue depuis des siècles – on suppose que certains de ces manuscrits sont parmi les plus vieux recensés dans le monde.
GARIZIM PLUTÔT QUE JÉRUSALEM
« Mais nous sommes très proches des Juifs : ce sont des Israélites, comme nous », raconte Benyamin Tsedaka, auteur d’une centaine de livres sur l’histoire et la religion de sa tribu. L’homme de 73 ans, d’une élégance et d’un flegme tout britanniques, nous reçoit dans sa maison de Kiryat Luza, quelques jours avant la célébration de l’une de leurs grandes fêtes. « Pour les Juifs, la montagne sacrée est à Jérusalem, mais il n’existe aucune mention de Jérusalem dans la Torah. Le mont Garizim, lui, est cité. Mais les Juifs considèrent comme sacré l’ensemble de ce qu’ils désignent comme Tanakh, un ensemble de 24 livres compre-
Descendants directs des tribus d’Israël, les Samaritains luttent pour sauvegarder leurs traditions aux racines millénaires
nant la Torah, les Neviim et les Ketouvim. Pour nous, tout au contraire, Moïse est l’unique prophète. Tout ce qui vient après ses écrits [l’équivalent chrétien du Pentateuque, ndlr], c’est-à-dire tout ce qui arrive à partir de Joshua, nous considérons ça comme des fragments de l’Histoire. Finalement, on peut dire que les Samaritains sont aux racines des trois grandes religions monothéistes. » Maître de conférences et véritable ambassadeur des Samaritains à travers le monde, Benyamin « Benny » Tsedaka a notamment dirigé la rédaction de la première traduction de la Torah samaritaine. « On a dénombré plus de 3 000 différences avec la Torah juive », précise avec une fierté non dissimulée l’érudit, avant de poursuivre, pragmatique : « Et vous pouvez trouver tous mes livres sur Amazon ! »
ILS DISPOSENT D’UN STATUT UNIQUE
Pour Tsedaka, la diffusion de l’histoire des Samaritains est l’une des pierres angulaires de leur survie. « Nous vivons dans l’endroit le plus fou du monde, poursuit-il. Si on veut survivre, on doit s’entendre avec tout le monde. Nous n’avons pas le choix. Nous avons besoin de toute l’aide possible. » Dans cette région, où la tension omniprésente est presque palpable, les Samaritains – grâce à leur statut unique –, ont la possibilité de se mouvoir sur le territoire plus librement que n’importe quel Palestinien ou Israélien – une liberté de mouvement leur offrant une place de choix pour faire fructifier leurs affaires. « On a le ticket complet pour la Terre sainte », plaisante Abood. Les jeunes comme lui peuvent ainsi aller étudier à l’université et aux écoles de Naplouse (en territoire palestinien) tout en travaillant le week-end dans les boutiques et les supermarchés d’Ariel, la plus grande colonie juive de Cisjordanie. Le tahini, la crème de sésame, que produit l’usine samaritaine de Kiryat Luza est réputé dans tout le pays, et la simple mention d’une invitation du patron à l’aéroport de Tel-Aviv suffit pour que l’on soit accueilli sur le territoire sans encombre. Puisque leur religion n’interdit pas la consommation d’alcool,
l’échoppe du village propose gin, vodka, whisky, vin et tequila à profusion. En pleine journée, il est fréquent d’assister à un amusant défilé des habitants (palestiniens) de Naplouse qui viennent en voiture et repartent avec des sacs remplis de bouteilles. Le nom de la boutique ? The Good Samaritan !
ASSOUPLIR LES TRADITIONS ET
S’OUVRIR À LA MODERNITÉ
L’artère principale de Kiryat Luza relie le portail principal du village à l’entrée du site sacré samaritain, protégé par une haute barrière mise en place par l’armée israélienne. « Au départ, ça a fait un petit scandale, concède Benny Tsedaka. Mais finalement, ça permet de protéger et de préserver les ruines. Et nous pouvons y aller librement pour chacune de nos cérémonies. »
Le respect très strict de leurs traditions n’a cependant pas empêché les Samaritains de s’ouvrir à la modernité. « L’ouverture au monde extérieur est essentielle à notre survie », confie Abood. A 23 ans, le jeune homme possède – comme tous les jeunes Samaritains – un smartphone et un compte Facebook. Il regarde des séries, écoute de la musique et joue aux jeux vidéo avec ses amis – il a même créé une équipe exclusivement samaritaine sur le jeu de tir en ligne Counter-Strike. Lui et sa bande vont profiter de la plage à Tel-Aviv ou boire des bières devant le soleil couchant, sur les hauteurs de Naplouse. Quelques jours après notre départ, Breeto Cohen, un ami d’Abood fan de l’acteur Vin Diesel et de MMA (Mixed Martial Arts) s’offrait des vacances à Amsterdam. « Bien sûr qu’on voyage aussi, poursuit-il. On peut partir où on veut. Mais, sauf cas exceptionnel, nous devons être rentrés à Kiryat Luza pour le sabbat. Donc, on fait des voyages de cinq à six jours maximum. » La plupart des 810 Samaritains recensés vivent dans la périphérie de Naplouse, mais certains ont décidé de s’installer dans la banlieue de TelAviv, à Holon – la plupart du temps pour des raisons professionnelles et financières. Alors qu’ils appartiennent à une communauté que Ben Tsedaka affirme complètement soudée,
Une communauté de 810 personnes réparties entre les hauteurs de Naplouse, en Palestine, et la banlieue israélienne de Holon, près
de Tel-Aviv.
plusieurs disparités sautent aux yeux entre les Samaritains de Kiryat Luza et ceux de Holon. Si les premiers restent très neutres sur la situation israélo-palestinienne, les seconds n’hésitent pas à adopter un discours beaucoup plus tranché, proche de la frange droite de la Knesset. « Sans la protection d’Israël, cela fait longtemps qu’on aurait été massacrés, assure l’un d’entre eux venu de Holon pour fêter Chavouot – la célébration du don de la Torah. Nous avions une synagogue à Naplouse, et elle y est toujours. Mais nous ne pouvons plus y aller, car nous estimons que c’est trop dangereux. »
DES MARIAGES UKRAINIENS
Alors que la journée touche à sa fin, que les rayons du soleil se montrent plus cléments et cessent de plomber l’atmosphère, une petite effervescence gagne les rues de Kiryat Luza. En cette veille de sabbat et de Chavouot, les familles samaritaines de Holon pénètrent sur le mont Garizim afin de participer aux cérémonies. Dans une douce brise de montagne (le mont sacré culmine à 880 mètres d’altitude), les mères et leurs enfants profitent de ce bel après-midi d’été. Parmi eux, quelques femmes et enfants arborent une chevelure blonde et un regard bleu acier. « A force de voir son nombre diminuer, notre communauté a dû faire face à une recrudescence de maladies mentales, explique Abood sans faux-semblant. Pour faire face à un risque de consanguinité, des hommes sont partis épouser – avec l’accord des chefs religieux – des femmes étrangères, notamment en Ukraine. » Celles-ci ont quitté leur famille et se sont entièrement converties à la religion et au mode de vie des Samaritains. Toutes portent désormais le nom de l’une des cinq grandes familles samaritaines : Cohen, Tzedaka, Danafi, Marhiv et Serrawi.
Le lendemain débutait la célébration de Chavouot. Après une nuit de prières ininterrompues dans leur synagogue de Kiryat Luza, les Samaritains entament une procession sur les hauteurs du mont Garizim encore plongées dans l’obscurité. Touristes et photographes amateurs sont venus en nombre pour y assister. « Il y a toujours eu beaucoup de monde, mais cette année, c’est impressionnant », confie discrètement Abood avant de rejoindre le cortège suivant la Torah. Peu à peu, alors que le vent balayant les cimes porte à nos oreilles les incessantes psalmodies des Samaritains, les premières lueurs du jour viennent révéler leurs blanches silhouettes se découpant dans la brume matinale. A certains moments, le grand prêtre officiant ce jour-là brandit la Torah au-dessus de sa tête. Un bref instant magique, réminiscence d’une époque millénaire dont les échos résonnent dans l’éternité. ■