LE PRIX DE LA PASSION 4/4
Marion Muller-Colard
Baptisée à 18 ans, cette théologienne protestante, qui a choisi de vivre dans un chalet isolé des Vosges, est devenue tour à tour pasteur, aumônière d’hôpital, mère de famille, consultante en bioéthique, maraîchère et écrivain à succès. Dans les replis de cet itinéraire, une quête éperdue de sens, sans cesse déjouée par la vie.
Elle jaillit de son train, gracile, bien dans son corps. Marion MullerColard débarque de Mulhouse, tout sourire. Les cheveux gris coupés à la garçonne, un discret mascara, des boucles d’oreilles au bout desquelles pendent deux pierres translucides, tout trahit une certaine coquetterie. En bandoulière, son petit sac de cuir mou porte l’inscription : « Vous pouvez dormir dans la grange. » Cette théologienne protestante, immigrée dans les Vosges depuis 2009, vient de quitter un monde de foins, de chèvres, de poules et de silence pour entrer sans dommage dans le brouhaha de la gare de Lyon. « Déjà, sur le trajet de quarante-cinq minutes qui séparent ma maison de la gare, je me suis impatientée, plaisante-t-elle. Il y avait des travaux sur la voirie, et j’ai été traversée d’une rage inouïe. J’ai craint de rater mon train. J’appelle ça
“mes moments de connasse” : j’avais une haine profonde pour les ouvriers. On en a ri ensuite avec mon mari dans la voiture. Cette façon d’être complètement égocentrée. C’est un réflexe
d’enfant. » Un chantier spirituel en perspective pour cette femme de 40 ans qui a, peu à peu, transformé son existence en usine à fabriquer du don, du vrai, du sens. Et qui cherche l’épure de la relation à l’absolu. « J’essaie toujours de repérer mes angles morts, souffle-t-elle avant de statuer, d’un air vaguement résigné : de toutes les façons, je ne serai jamais autre que moi-même. »
FATALITÉ OU PROVIDENCE ?
L’infection pulmonaire de l’un de ses fils en 2007, dégénérant au point de menacer sa vie, a été décisive dans sa trajectoire. Alors, en fin de doctorat de théologie, « pasteur à mitemps pour le financer », médiatrice pénale et bientôt aumônier d’hôpital, elle s’est trouvée devant une énigme : comment, malgré mon ambition de faire « le bien » autour de moi, puis-je être ainsi éprouvée ? Punition, fatalité ou providence ?
« Tout mon système de sens, ma quête de cohérence, de rationalité, d’explications a vacillé, murmure-t-elle.
Mais dans l’épreuve, je crois pouvoir dire que j’ai été à certains instants fulgurants, touchée par la grâce : au chevet de Félix, j’acceptais sans crainte que tout puisse arriver, même sa mort. »
De cette maladie dont son fils a réchappé, Marion Muller-Colard a tiré une puissante méditation sur le
Livre de Job, qu’elle a consigné dans un court opus, vendu à 25 000 exemplaires dès sa parution en 2014, qui a contribué à la faire connaître.
« Après ce succès inattendu, j’ai plongé dans un état de sidération complet, note-t-elle en sirotant son jus d’orange, qui se noie dans le monumental décor Belle Epoque du Train Bleu. Ce qui m’en a tiré, et qui a été salvateur pour moi, ce sont les personnes avec qui je partage mon
quotidien et l’endroit que nous avons choisi pour vivre. » Quelques années plus tôt, en 2009, la famille s’était arrachée aux sollicitations du monde urbain en s’enracinant au pied des montagnes, pour faire place aux replis de leur âme. Chaque jour, depuis, Marion Muller-Colard arpente la forêt voisine. « Le matin, je pars au moins une demi-heure, sans téléphone portable. Cette marche est une ascèse, une louange d’intercession : j’ai une pensée particulière pour chacun. »
Après avoir garé sa voiture, le visiteur doit cheminer au moins dix minutes, gravir une pente abrupte, presque dissuasive, pour accéder au chalet. « Je suis chez moi comme un animal sauvage », confesse-t-elle. Son mari pianiste, Samuel, dont elle prononce le prénom avec tendresse, a immédiatement aimé le lieu. Responsable du département jazz et musique actuelle du conservatoire de Mulhouse, il s’avoue aujourd’hui ravi de l’absence de voisinage immédiat. « Nous voulions les mêmes choses : un maximum d’autonomie sur les fondamentaux que sont le chauffage, l’eau et l’approvisionnement en nourriture. » Une fois la famille installée autour de trois citernes d’eau (qui restreignent la consommation à 200 litres par mois pour toute la famille), de toilettes sèches et d’une grande pièce à vivre sans porte, la compagnie de poules, de chèvres, d’un chien, de trois chats et même de cerfs qui traversent les clôtures à l’orée du bois s’est imposée. « C’est à la fois magique et effrayant de se retrouver avec tant de contraintes », reconnaît-elle, en référence aux multiples tâches domestiques qui la rivent à la terre, à commencer par l’entretien du potager. En cette période estivale, la famille Muller-Colard passe la plus grande partie des vacances au chalet, en quasi-autarcie : « La saison des framboises est ma préférée, se réjouit-elle sur un ton résolument primesautier. Je les cueille et prépare des confitures. L’odeur envahit alors tout l’espace de la maison. Je pourrais en pleurer. Pour moi, c’est mon rapport à la louange. » Plus tard, elle avouera vouloir mourir dans cette maison, être enterrée là, dans cette terre « avec l’espoir de devenir une framboise ».
UN GRAND-PÈRE PASTEUR
D’une voix veloutée, usant de mots simples qui trahissent une authenticité certaine, l’écrivain raconte son enfance, un temps de dilatation pour son âme : « Jusqu’à l’âge de 8 ans, j’ai grandi dans la Drôme, dans la nature. Solitaire de caractère, j’ai le souvenir d’une immense liberté à cette époque où je ne mesurais pas l’empreinte de mon corps. J’ai commencé à porter des chaussures à 8 ans, en arrivant à la ville. » D’un ton apaisé, elle décrit un grand-père pasteur à la voix forte, des parents athées qui « n’ont pas saturé la question de Dieu, permettant une vivante curiosité à son endroit » et une adolescence torturée. Cet épisode fut l’occasion d’une « percée de la conscience des enjeux de la vie humaine, dans ce corps-ci », et puis la révélation soudaine que son « salut venait des autres », en nouant de grandes amitiés définitives. « Quand vous acceptez de ne pas être tout pour l’autre, vous comprenez le bienfait des liens qui n’empiètent pas sur l’inextricable solitude, espace de la relation à Dieu. Moi, j’ai besoin de relations très libres, qui ne viennent pas combler un manque. Cela réclame de rencontrer des gens simples et libres. »
Sollicitée par des nuées de lecteurs, des libraires, des intellectuels de toute espèce et des pèlerins d’absolu, Marion Muller-Colard protège cette solitude qui la régénère. « Je refuse neuf propositions sur dix », semble-telle s’excuser devant un tel aveu d’immodestie, avant de concéder : « Il faut parfois hypotrophier sa vie intérieure pour entrer en relation. » Nommée en début d’année au Comité consultatif national d’éthique (CCNE) pour quatre ans, elle a participé aux travaux qui éclaireront la révision des
lois de bioéthique programmée à la rentrée. « Le jour où l’Elysée m’a appelée, j’ai cru à un canular », souritelle, avec son port de tête de danseuse et une expression qui paraît un alliage étrange de finesse sophistiquée et de rusticité. Après deux mois d’intenses discussions qui l’ont laissée épuisée « comme sur la ligne d’arrivée d’un marathon », les travaux se sont achevés à la mi-juillet. « Nous formions une agora inédite, décrit-elle, composée d’une quarantaine de participants aux compétences et opinions disparates, à la recherche d’une rédaction commune. La pluralité permet de réduire les angles morts. » Toujours cette obsession d’embrasser les points de vue et d’ouvrir les champs à l’extrême pour atteindre une vérité plus sûre.
CROYANTE INTRANQUILLE
Ses embardées dans le monde trépidant ne l’arrachent jamais totalement à sa montagne. Dans un café de la place de la Bastille, tout en devisant sur les traces que laisse Jésus derrière lui dans l’Evangile, elle brandit soudain son téléphone portable et montre les photos d’une poule noire couvant ses oeufs. Fascinée par le sérieux de celle-ci dans cette tâche qui dure vingt et un jours, elle explique : « J’admire la pugnacité du vivant. L’animal a conscience de l’importance totale de son rôle, il m’apprend à être complètement à ce que je fais. » Chaque être, chaque élément doit trouver sa place spécifique. Celle-ci se révèle d’autant mieux, selon la philosophe, « lorsqu’on a compris à la fois son importance et son “inimportance” ».
Dans cet itinéraire, aussi escarpé qu’un sentier de transhumance, Marion Muller-Colard a trouvé son guide : « La parole, la Bible, Jésus. »
Même si sa foi chrétienne est au coeur de ses choix, elle met un point d’honneur à se dire agnostique, de crainte qu’une catégorie ne l’emporte sur la dynamique de fond. « Etre croyante ne me tranquillise pas du tout, affirme-t-elle, empruntant au titre de son autre best-seller paru en 2016. Jésus dit lui-même n’avoir pas d’endroit où reposer la tête. Et en même temps, pendant la tempête, il est capable de dormir dans la barque. Il n’est donc pas incompatible d’accéder à une paix profonde, même dans des moments difficiles de notre vie »,
conclut-elle en faisant virevolter, une fois encore, le sens du mot Dieu, qui l’obsède. ■
AU DÉBUT DE SON ITINÉRAIRE, AUSSI ESCARPÉ QU’UN SENTIER DE TRANSHUMANCE, UNE ENFANCE QUI FUT, DIT-ELLE, UN TEMPS DE DILATATION DE L’ÂME
Le Jour où la Durance, Gallimard (à paraître en octobre 2018).
Le Plein Silence, Labor et Fides, mars 2018.
80 p., 16 €.
L’Intranquillité, Bayard, 2016. 106 p., 14,90 €.
L’Autre Dieu. La plainte, la menace et la grâce, Albin Michel 2017, 144 p., 6,90 €.