Le Figaro Magazine

COMME UN TOURISTE À PARIS

par Philippe Bouvard

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Si vos pas ou les roues d’un corbillard ne vous ont jamais acheminé jusqu’aux 44 hectares du Père-Lachaise, imaginez une agglomérat­ion aussi peuplée que Montauban mais sans autres âmes qui vivent que 26 gardiens assez fiers de régner sur la plus fameuse des nécropoles et 3,5 millions de visiteurs annuels pas mécontents d’en ressortir. Sous forme de labyrinthe adossé aux collines de Ménilmonta­nt et de Charonne, une communauté de 70 000 résidents snobent les assemblées de copropriét­aires et les querelles de voisinage. C’est Bonaparte, alors Premier consul, qui décida que chaque citoyen pourrait trouver dans ce jardin à l’anglaise (mais c’était bien avant Sainte-Hélène) un ultime repos en bonne compagnie. En 1840, le Petit Caporal est entré aux Invalides en laissant ici Masséna, Ney et Murat. Pas de psychose d’attentat, pas de tapage nocturne. Même durant la journée on parle à mi-voix comme si l’on appréhenda­it d’importuner les locataires.

Bien que dédié au confesseur de Louis XIV et comptant beaucoup plus de chapelles qu’on en recense à Rome, le Père-Lachaise fait partie des monuments publics sous l’autorité bienveilla­nte d’un conservate­ur dont on ne sait plus aujourd’hui s’il appartient à la catégorie des fonctionna­ires ou à celle des additifs alimentair­es qui retardent la décomposit­ion des corps à défaut de celle des familles. L’entrée est gratuite. Mais si l’on souhaite disposer jusqu’à la fin des temps de la plus belle adresse posthume, il peut en coûter jusqu’à 15 000 € à condition que durant cette période, dont Woody Allen remarquait qu’elle était surtout longue vers la fin, les héritiers ne laissent pas une sépulture à l’abandon. Se contente-t-on de 2 m2 pour dix ans ? On peut s’en tirer pour 800 €, le prix d’un parking. La familiarit­é avec des vedettes n’est pas facturée mais elle est sous-jacente. Le principal charme de l’endroit, pour peu qu’on ne soit plus contraint de le quitter, tient à des promiscuit­és flatteuses. D’abord l’architecte Alexandre-Théodore Brongniart (oui, celui de la défunte Bourse), inhumé dans la 11e des 97 divisions et artisan d’un succès désormais perpétuel au même titre que Molière et La Fontaine auxquels on assigna, sans pouvoir les en informer, la mission d’encourager les riches anonymes à choisir cette dernière demeure. Parmentier n’est pas loin dont on s’étonnera que l’humide présence du fabuliste n’ait pas été suffisante pour faire pousser des pommes de terre au lieu et place de chrysanthè­mes. Plus besoin de solliciter un rendez-vous. Chopin est toujours disponible à l’exception de son coeur resté à Varsovie parce qu’il avait peur d’être enterré vivant. On ignore si Oscar Wilde qui se plaignit de « mourir au-dessus de ses moyens » lorsque le tenancier de l’hôtel des Beaux-Arts lui présenta in extremis sa petite note a bénéficié d’un tarif de faveur mais son monument est toujours couvert d’empreintes de lèvres à l’instigatio­n d’un fidèle qui n’avait trouvé que ce moyen de lui témoigner son affection. Résultat, on a moins l’impression de rendre visite à un homme d’esprit qu’à Paul Baudecroux, l’inventeur du Rouge baiser. Parfois, on redécouvre un écrivain qu’on ne lit plus guère comme Alphonse Daudet alors que dans la deuxième partie du XIXe siècle on s’arrachait Les Lettres de mon moulin. L’Administra­tion qualifie de « musée à ciel ouvert » ce congloméra­t de caveaux cadenassés. Dans le secteur romantique, les amoureux facétieux sortent leur portable en murmurant « ne coupez pas ! » au pauvre Abélard. On peut s’en remettre à Allan Kardec, pape des spirites, pour entrer en communicat­ion avec des gens auxquels, de leur vivant, on n’adressait plus la parole. Devant un jeune peuplier, on pense à la boutade de Pierre Doris : « C’est très beau un arbre dans un cimetière. On dirait un cercueil qui pousse. »

Des chouettes hulottes, des éperviers assurent la garde de nuit auprès des monuments collectifs : morts pour la France durant les deux guerres ; victimes des incendies du bazar de la charité et de l’Opéra-Comique ; fusillés contre le mur des Fédérés. L’édifice le plus imposant est le crématoriu­m dont on n’émerge que sous forme de cendres aussitôt dispersées dans le jardin du souvenir. Etrange ambiance. Nul désespoir visible devant la seule certitude de la vie mais la satisfacti­on d’avoir rempli un devoir de fidélité et de culture. Sans oublier la sensation vague mais obsessionn­elle de reconnaiss­ance à l’égard de gens auxquels on devait beaucoup sans les avoir jusque-là approchés. Les jeunes sautent allègremen­t de dalles en monticules. Les chenus sont plus graves comme s’ils prenaient leurs repères. Les fausses veuves ont disparu qui, tout voile noir dehors, cherchaien­t le client parmi les endeuillés ou les pervers. A l’extérieur, la grande faucheuse est omniprésen­te à travers des petits commerces qui font vivre les marbriers, les fleuristes et les graveurs de regrets éternels.

“Le musée est

à ciel ouvert mais les caveaux sont cadenassés”

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